Arcenciel fêtait ses trente ans l’année passée. L’occasion pour Pierre Issa, l’un des deux fondateurs de cette association, de revenir sur la création d’une structure de l’économie sociale libanaise, récompensée à Davos du prix de l’Entrepreneur social 2015. Car derrière ce modèle se cache aussi la réussite d’une association pensée comme une PME ultraperformante.
Il n’est pas encore prêt, nous dit-on quand on frappe à la porte de son appartement d’Achrafié. Peut-être est-il en train de prier, voire de méditer dans quelque invisible recoin de l’immense logis, rempli d’icônes et d’un charivari de meubles et de bibelots. Lorsqu’enfin Pierre Issa glisse jusqu’à la terrasse vitrée, où on nous a orienté, on le croirait tout droit sorti d’une confrérie soufie : rosaire en main, calotte sur la tête… On s’attendrait presque à le voir tournoyer dans la longue robe blanche de ces mystiques. « Avez-vous lu la citation du jour des Évangiles, aujourd’hui ? » Dieu merci, la question ne s’adresse pas à la journaliste, mais à l’épouse du grand homme, qui vérifie que son mari ne manque de rien, pas même d’évangélisation matinale, avant de courir à son propre destin.
Trente ans, l’âge de raison
Pierre Issa a-t-il un peu plus de temps, maintenant qu’il a quitté ses fonctions de président d’Arcenciel, l’association qu’il a créée il y a un peu plus de trente ans, avec son ami Antoine Assaf ? Pas si sûr. Car celui qui a reçu le prix de l’Entrepreneur social de l’année 2015, au nom d’Arcenciel, lors du Forum économique mondial de Davos, conserve malgré tout une place au conseil d’administration ainsi qu’un poste de secrétaire général, chargé de la gouvernance, dont la mise en place doit permettre à l’association de grandir, sans perdre son âme. « Le pouvoir doit tourner dans un groupe : c’est le meilleur moyen de vivifier sa structure. À titre personnel, je suis un fervent défenseur d’une culture du “non-pouvoir” », dit-il, en allumant une énième cigarette. Désormais, c’est Robin Richa qui dirige Arcenciel. Diplômé de l’École supérieure des affaires (ESA), cet ancien banquier, ami de longue date de l’association, poursuit le lent travail de son prédécesseur. « L’entreprise du XXIe siècle sera sociale ou ne sera pas, s’emporte Pierre Issa, se remémorant le thème principal de son discours de remerciements à Davos. La responsabilité sociale des entreprises est un cache-sexe. Le cœur de l’entreprise doit intégrer le développement durable, la notion d’équité… pour donner naissance à une nouvelle génération d’entreprises davantage attentives aux répercussions de l’activité économique sur notre monde. »
Adepte du contre-pouvoir, Pierre Issa ne veut pas qu’on s’intéresse à lui. Ni à personne en particulier dans l’association. C’est presque une consigne maison. « L’exercice du “je” ne fait pas partie de notre culture. Nous préférons parler d’un travail d’équipe », assure Houda Kassatly, qui travaille à ses côtés depuis presque 15 ans. Davantage que la presse ou la publicité, c’est le travail de terrain qu’Arcenciel choisit comme vecteur de communication avec ses bénéficiaires, voire avec l’ensemble de la société libanaise. « Nos résultats parlent pour nous. Nous ne faisons pas de publicité ni d’opération de type gala de charité… L’association tient un discours direct avec ses usagers, à même de se forger une opinion par eux-mêmes », affirme-t-elle encore. Un besoin de discrétion, qui vaut aussi comme un rappel à l’ordre permanent : l’association a d’ailleurs tout un tas d’axiomes, chargés de rappeler à ses créateurs comme à son personnel qu’il ne s’agit pas de « prendre la grosse tête ». Celui-ci, par exemple, est sans appel : « Si parfois nous sommes considérés comme les meilleurs, c’est parce que les autres sont plus cons. » Peut-être faut-il aussi y voir la marque de fabrique de Pierre Issa, la pirouette amusée d’une “forte personnalité”, d’une “tête brûlée” qui n’a jamais voulu se plier au contrat social, spécialement celui de la société libanaise. « J’ai toujours été rétif à l’autorité et, dans le même temps, profondément sensible à l’injustice. Comme l’injustice est souvent le fait des plus forts, c’est-à-dire de l’autorité… », s’amuse-t-il.
Petit rebelle, grand révolutionnaire
Lorsqu’on lui demande s’il a un modèle, une figure tutélaire dont il pourrait éventuellement revendiquer l’héritage, c’est un autre “rebelle” qui surgit dans la mémoire de Pierre Issa : Steve Job, « qui a davantage changé le monde que quiconque dans ce siècle ». Comme Job, Pierre Issa a la volonté de transformer le monde, de changer les crises en opportunités et de fuir les schémas préétablis. Comme lui, le fondateur d’Arcenciel s’est toujours plu à se tenir aux marges de la société, refusant que quiconque exerce sur lui une pression, limite sa liberté de penser ou d’agir. Pierre Issa quitte d’ailleurs l’école sans son bac (Job, lui, changera plusieurs fois d’établissements avant de trouver celui qui lui convient), ce qui ne l’empêche pas par la suite de reprendre ses études en auditeur libre et d’obtenir une maîtrise de production industrielle à l’Université Saint-Joseph.
À défaut de scolarité classique, il parfait son éducation du côté du Club d’activité social, un club de jeunesse qui dans les années 1970 compta beaucoup dans la formation de cet autodidacte. « C’était avant 1975. On allait notamment travailler dans les camps palestiniens pour aider ceux qui étaient alors les plus démunis d’entre nous. » Il aurait pu virer gauchiste, anarchiste tendance libertaire, adepte d’Albert Camus voire, plus tard, de Noam Chomsky. Mais la guerre de 1975, qui débute, détruit ses rêves de fraternité entre les peuples. « Je me rendais compte que ceux que nous aidions dans les camps étaient les mêmes qui paradaient ensuite en armes dans les rues de Beyrouth, entendant nous dicter notre avenir sous leur coupe. Je suis alors passé de la gauche à la droite, comme seule la jeunesse sait le faire : sans transition. » Mais en 1979, il perd plusieurs de ses proches dans les combats – un épisode sur lequel il ne souhaite pas s’étendre – et décide que la violence ne peut être sa réponse.
Christ révolutionnaire
Confrontés aux combats, à la violence, certains ont fui à l’étranger. Pas Pierre Issa, qui a un autre modèle de révolutionnaire en tête : le Christ dans ce qu’il exprime de radicalité. Car Pierre Issa est peut-être d’abord et avant tout un fervent chrétien, dont chacun des actes ou presque entend mettre en œuvre le message des Évangiles. « Quand Antoine Assaf et moi-même avons lancé Arcenciel en 1984-1985, nous voulions offrir un autre visage du christianisme que celui que nous voyions alors dans la guerre : celui des milices chrétiennes qui entendaient préserver le pouvoir que d’autres leurs contestaient, à coup d’obus et de canons. Nous voulions également lutter contre l’émergence de groupes chrétiens “néocharismatiques”, qui commençaient alors à pulluler. »
Qu’on ne s’y trompe pas toutefois, si les fondateurs d’Arcenciel se posent en chrétiens pratiquants, le christianisme n’est pas ce qui définit l’association. Au contraire, Arcenciel se revendique strictement aconfessionnel ; strictement apolitique « afin de servir l’ensemble des personnes qui vivent au Liban sans distinction ». D’où, d’ailleurs, le nom d’Arcenciel, censé incarner « l’ensemble de la population, en dépassant les replis identitaires qui marquaient pendant la guerre notre rapport à l’autre ». Depuis, Arcenciel n’a de cesse de tendre la main aux autres pour « construire une alternative et permettre à la société libanaise de trouver une voie possible pour “vivre ensemble” », précise Jean-Marc Matta, directeur adjoint du centre de Jisr el-Wati.
Arcenciel, un cas d’école
Les principes qui régissent la vie de Pierre Issa ont marqué de leurs sceaux les fondements d’Arcenciel. Ce qui peut apparaître aujourd’hui comme une stratégie de pur bon sens avait cependant alors des petits airs de grande révolution : le collectif plutôt que l’individu ; le bénéficiaire (l’invalide, le démuni) plutôt que le fondateur ; l’exemple par la pratique plutôt que la publicité ; le travail plutôt que la parole. Résultat ? Arcenciel est l’une des associations caritatives les plus populaires du pays et de la région. Elle est devenue une référence en matière d’aide aux plus démunis avec 13 centres. En 2015, quelque 40 000 bénéficiaires se sont rendus dans ses différents locaux. L’association emploie pas loin de 500 volontaires. Elle est aujourd’hui l’un des précurseurs du retraitement des ordures ménagères, avec près de 3 000 tonnes de déchets solides traités en 2016 grâce à quatre centres dédiés aux déchets hospitaliers et un autre aux déchets recyclables. « Un volume environ quatre fois plus important qu’en 2015, avant la crise des déchets », assure Jean-Marc Matta, qui assure en partie la réception des déchets solides de Beyrouth avant de les renvoyer vers le tout nouveau centre de tri ouvert à Baabda en 2015. Désormais, l’ancien cancre qu’était Pierre Issa passe une bonne partie de son temps à enseigner dans différentes universités (dont bon nombre à l’étranger), présentant le “cas” d’Arcenciel, modèle de réussite en termes d’économie sociale et circulaire.
Adapter les services aux besoins réels
Pierre Issa n’a pas inventé tout seul ce modèle d’économie solidaire et circulaire. Mais il en a été un pionnier au Liban, quand, de son côté, l’Abbé Pierre le révolutionnait en France avec la Fondation Emmaüs (1949) ou quand le prix Nobel Muhammad Yunus initiait le premier système des microcrédits au travers de la Grameen Bank (1976) au Bengladesh. Ces précurseurs ont tous en commun la volonté de passer d’un système marqué par la charité à un système où une solidarité institutionnalisée prend le relais. « Dans la gestion du pouvoir, les Ottomans avaient délégué la gestion des affaires courantes aux communautés, lesquelles, en échange de services de bases à leurs membres respectifs, gagnaient un pouvoir et une influence difficile à contester. Le système s’est maintenu et le “travail social”, les services à la personne sont encore dévolus aux communautés. Nous avons pensé qu’il ne servait à rien de vouloir faire exploser le système ; nous avons misé sur une forme d’entrisme : il faut modifier notre perception de l’assistance “de l’intérieur”, en proposant un contre-modèle, celui d’une solidarité institutionnalisée. Nous considérons que nous n’avons pas le droit de laisser les services à la personne à la merci de qui veut bien nous aider. » Une manière de tirer les leçons de ses révoltes adolescentes, voire de sa participation à la guerre libanaise de 1975. « Pour reprendre Jacques Brel, l’avenir n’appartient pas aux “petits révoltés”. Si on veut changer le monde, c’est la voie révolutionnaire qu’il faut envisager. Au final, se révolter est stérile, car la rébellion ne propose pas un changement radical du système. Seul le révolutionnaire le peut, car il est une force de proposition. » Dans l’univers de Pierre Issa, Danton l’emporte toujours sur Robespierre.
Une PME ultraperformante
Pour qu’advienne cette révolution, Pierre Issa a mis au point un système d’une efficacité redoutable. « On gère Arcenciel comme une entreprise, en lui assignant des objectifs de rentabilité et de qualité. Il n’y a aucune raison pour que le service rendu ne soit pas le plus professionnel possible. Nous n’avons jamais eu le syndrome Mère Térésa. » Résultat : Arcenciel est aujourd’hui autosuffisante, à hauteur de 72 % de son budget, estimé à 15 millions de dollars annuels environ. « Nous sommes indépendants, libres de nos choix. Nos projets, nous les débutons toujours sur nos fonds propres, pour marquer notre implication et le bien-fondé de notre démarche. »
Comment Arcenciel y est-elle parvenue ? Simple mais génial, l’équipe a analysé les services à la personne, qu’elle entendait mettre en place, sous l’angle de la performance. Quels sont les services rentables, ceux qui ne le sont pas ? Une entreprise lambda rejetterait les seconds pour se concentrer sur les premiers. Arcenciel fait au contraire le pari d’une synergie entre eux. « Dans le premier cas, l’activité choisie sera lucrative, mais le marché ultracompétitif. » C’est le cas du secteur touristique où Arcenciel s’est malgré tout implantée dès 2005. « Le potentiel lucratif était énorme, mais trop de concurrence tirait les prix vers le bas. Il fallait donc se distinguer : on a choisi de s’installer dans les régions, où personne ou presque n’avait encore investi. On a aussi parié sur des formes alternatives avec, par exemple, l’écolodge de Taanayel, ou encore l’ouverture au public du parc éponyme », se rappelle Pierre Issa.
Reste le problème des services non rentables, plus difficiles à appréhender, car s’ils sont souvent indispensables, l’utilisateur n’a pas forcément les moyens d’en payer le “juste prix” pour y accéder. « Fabrication de fauteuils roulants… Aides aux personnes âgées… Ces services répondent à un besoin essentiel de la population », reprend Jean-Marc Matta. Chez Arcenciel, ces services sont financés par des activités lucratives, le tourisme, les opérations de “team building” organisées pour le compte des entreprises, le traitement des déchets… Ainsi, l’écolodge ou le restaurant de Taanayel – qui s’apprête à doubler sa capacité d’accueil en passant à 800 couverts par semaine – permet de financer les autres services du centre de Taanayel, dont une crèche pour enfants, qui accueille notamment des jeunes handicapés moteurs ou mentaux. « Chacun de nos programmes doit équilibrer son budget », ajoute Jean-Marc Matta.
Parfois, cependant même ce jeu d’équilibre ne suffit pas. Dans ce cas, une seule solution : faire de ce service un droit. Arcenciel a ainsi participé à la création d’une loi, votée en 2000, qui permet entre autres aujourd’hui aux personnes handicapées de bénéficier de fauteuils subventionnés par l’État tous les quatre ans.
Le succès d’Arcenciel, tel qu’il s’impose désormais, avec treize centres au Liban et une petite dizaine d’entités à l’étranger (l’association vient tout juste d’ouvrir un bureau à New York pour favoriser la venue de stagiaires ou d’experts en provenance des États-Unis et collecter de l’argent pour ses projets), n’avait rien d’évident au démarrage. Pierre Issa le reconnaît « On a mis une bonne dizaine d’années à convaincre nos interlocuteurs. »
Au début en effet, l’association se retrouve sans le sou. « On n’accédait à aucun fonds privé : lorsqu’ils voulaient faire une donation, les chrétiens s’adressaient à des œuvres chrétiennes comme Caritas ; les musulmans faisaient de même, envoyant leurs dons au réseau des Makassed ou des Mabarrat. On n’accédait pas non plus aux fonds publics dont la quasi-totalité transitait par des structures proches des réseaux de pouvoir ou d’une administration corrompue, qui n’avaient de facto aucun intérêt à partager avec nous. Quant aux fonds internationaux, n’ayant aucun lien avec un groupe politique ou confessionnel… nous ne présentions alors aucun intérêt à leurs yeux. »
Répondre aux besoins réels
Alors, quand Arcenciel ouvre, en 1984, sa première antenne à Zalka, Pierre Issa le fait sur ses deniers personnels avec l’aide de proches de sa famille – un oncle lui donne gratuitement l’usage du terrain pour construire son premier centre – et d’une famille de la grande bourgeoisie libanaise, qui décide de l’épauler. « J’avais également repris l’usine de fabrication de meubles de mon père, Lignes et Couleurs, à Jisr el-Wati à l’arrêt depuis le début de la guerre. J’y employais déjà des personnes handicapées ou d’anciens délinquants. Si mon initiative était un succès, elle montrait aussi ses limites : on ne peut pas proposer à une personne fragile une autonomie financière – un salaire – sans prévoir également un accompagnement complet – prise en charge de son handicap, accès à un psychologue, réhabilitation, facilité d’hébergement… Des besoins qui ne pouvaient pas être pris en charge par une entreprise. Il fallait chercher du côté d’une association... Mais sans financement, comment survivre ? On a alors décidé que Lignes et Couleurs, qui a fermé définitivement en 2005, “prêterait” certains de ses ateliers de production pour nous permettre de mettre le pied à l’étrier. » Deux ans plus tard, les ateliers de production d’Arcenciel déménagent 50 mètres plus loin, dans un local prêté par un autre ami, Halim Fayad. Ils y resteront pendant 10 ans avant de s’installer sur l’emplacement qu’on leur connaît aujourd’hui, sur un terrain de 10 000 m2 loué à l’État.
Aujourd’hui, Arcenciel assure la création, la fabrication et la diffusion des produits qui sortent de ses ateliers, qu’il s’agisse de fauteuils roulants, de chaises ou d’outils adaptés aux besoins des personnes invalides voire, dans une moindre mesure, d’objets en faïence. La fabrication (et la diffusion) se fait sans intermédiaire.
Usagers au cœur de la stratégie
Arcenciel comprend tôt qu’il faut se mettre au service des clients de l’association, ses usagers, si l’on veut parler son jargon. Que veulent-ils ? De quoi ont-ils besoin et, surtout, que vont-ils vouloir sous peu ? Les fauteuils roulants, les lits d’hôpitaux, même les cannes, les walkers et autres béquilles ont tous été testés et pensés par des personnes handicapées. « Nous partons toujours des besoins réels. On a commencé à travailler avec les personnes handicapées. Nous avions un centre de rééducation dans le Nord, qui leur était réservé, avec en particulier une piscine de rééducation. Mais les jeunes de la région nous ont demandé s’ils pouvaient l’employer. C’est comme cela que nous avons créé les premiers clubs jeunesse pour trouver un palliatif à leur désœuvrement et éviter qu’ils ne rejoignent les milices combattantes à l’époque », explique Jean-Marc Matta.
Aujourd’hui, c’est au tour des déchets d’être dans le collimateur de l’association. « Quand on a commencé, en 2003, le pouvoir syrien dominait le Liban. On nous a dit : “N’y allez pas, c’est une chasse gardée et c’est dangereux”. Mais on a identifié un point faible : les déchets hospitaliers. Pour réformer un secteur particulièrement opaque, on avait besoin de se positionner comme un acteur incontestable: on a donc décidé que si on ne pouvait pas entrer par la grande porte – les déchets solides –, la fenêtre – les déchets hospitaliers – nous suffisait dans un premier temps. »
Aujourd’hui, Arcenciel traite 80 % des déchets hospitaliers. Depuis, une activité de recyclage et de retraitement s’y est greffée et l’association aide les municipalités à prendre en charge une activité sur laquelle des entreprises privées, proches des réseaux politiques, comme Sukleen, ont fait leur beurre. Même si les prix de vente dépendent des cours du pétrole, au plus bas depuis plusieurs mois, revendre des plastiques usagés peut s’avérer lucratif, jusqu’à 600 dollars la tonne selon différentes sources. « Ce qui nous distingue et justifie de vendre plus cher nos produits, c’est que nous avons initié un tri à la source, une collecte sélective et un transport sans compostage. Un trio gagnant pour obtenir une matière de qualité », ajoute Pierre Issa.
L’association veut continuer à répondre aux besoins de la population. Ceux qui émergent en particulier du fait du changement climatique et de la raréfaction des ressources. Entre les allées ombragées du Domaine de Taanayel, visité par près de 117 000 personnes en 2015, on voit sortir de terre les premières serres hydroponiques pour assurer une transition vers des cultures hors sol. Tout à côté, les quarante-quatre permanents du domaine commencent à exploiter une usine de produits phytosanitaires (bio) afin de proposer des alternatives efficaces aux pesticides, dont on retrouve la présence nocive, dans tous les cours d’eau de la région. « Ce sont des produits adaptés aux spécificités des insectes locaux », assure encore Élia Ghorra, responsable du domaine. Dans les vergers attenants, des capteurs, gérés par un logiciel et reliés à la station météorologique du domaine, ont été installés pour déclencher un arrosage parcimonieux des arbres fruitiers. « Ainsi, on maîtrise notre consommation d’eau au plus juste. » Juste un peu plus loin, on voit émerger les premiers canaux de retraitement des eaux usées et, surtout, une station d’épuration des affluents du Litani que le domaine traite en amont avant d’employer. « Ce sont des modèles que nous mettons en place chez nous dans l’espoir de les dupliquer très vite chez d’autres agriculteurs. » Une façon non plus de “vivre ensemble”, mais peut-être de vivre tout court.
Trente ans, l’âge de raison
Pierre Issa a-t-il un peu plus de temps, maintenant qu’il a quitté ses fonctions de président d’Arcenciel, l’association qu’il a créée il y a un peu plus de trente ans, avec son ami Antoine Assaf ? Pas si sûr. Car celui qui a reçu le prix de l’Entrepreneur social de l’année 2015, au nom d’Arcenciel, lors du Forum économique mondial de Davos, conserve malgré tout une place au conseil d’administration ainsi qu’un poste de secrétaire général, chargé de la gouvernance, dont la mise en place doit permettre à l’association de grandir, sans perdre son âme. « Le pouvoir doit tourner dans un groupe : c’est le meilleur moyen de vivifier sa structure. À titre personnel, je suis un fervent défenseur d’une culture du “non-pouvoir” », dit-il, en allumant une énième cigarette. Désormais, c’est Robin Richa qui dirige Arcenciel. Diplômé de l’École supérieure des affaires (ESA), cet ancien banquier, ami de longue date de l’association, poursuit le lent travail de son prédécesseur. « L’entreprise du XXIe siècle sera sociale ou ne sera pas, s’emporte Pierre Issa, se remémorant le thème principal de son discours de remerciements à Davos. La responsabilité sociale des entreprises est un cache-sexe. Le cœur de l’entreprise doit intégrer le développement durable, la notion d’équité… pour donner naissance à une nouvelle génération d’entreprises davantage attentives aux répercussions de l’activité économique sur notre monde. »
Adepte du contre-pouvoir, Pierre Issa ne veut pas qu’on s’intéresse à lui. Ni à personne en particulier dans l’association. C’est presque une consigne maison. « L’exercice du “je” ne fait pas partie de notre culture. Nous préférons parler d’un travail d’équipe », assure Houda Kassatly, qui travaille à ses côtés depuis presque 15 ans. Davantage que la presse ou la publicité, c’est le travail de terrain qu’Arcenciel choisit comme vecteur de communication avec ses bénéficiaires, voire avec l’ensemble de la société libanaise. « Nos résultats parlent pour nous. Nous ne faisons pas de publicité ni d’opération de type gala de charité… L’association tient un discours direct avec ses usagers, à même de se forger une opinion par eux-mêmes », affirme-t-elle encore. Un besoin de discrétion, qui vaut aussi comme un rappel à l’ordre permanent : l’association a d’ailleurs tout un tas d’axiomes, chargés de rappeler à ses créateurs comme à son personnel qu’il ne s’agit pas de « prendre la grosse tête ». Celui-ci, par exemple, est sans appel : « Si parfois nous sommes considérés comme les meilleurs, c’est parce que les autres sont plus cons. » Peut-être faut-il aussi y voir la marque de fabrique de Pierre Issa, la pirouette amusée d’une “forte personnalité”, d’une “tête brûlée” qui n’a jamais voulu se plier au contrat social, spécialement celui de la société libanaise. « J’ai toujours été rétif à l’autorité et, dans le même temps, profondément sensible à l’injustice. Comme l’injustice est souvent le fait des plus forts, c’est-à-dire de l’autorité… », s’amuse-t-il.
Petit rebelle, grand révolutionnaire
Lorsqu’on lui demande s’il a un modèle, une figure tutélaire dont il pourrait éventuellement revendiquer l’héritage, c’est un autre “rebelle” qui surgit dans la mémoire de Pierre Issa : Steve Job, « qui a davantage changé le monde que quiconque dans ce siècle ». Comme Job, Pierre Issa a la volonté de transformer le monde, de changer les crises en opportunités et de fuir les schémas préétablis. Comme lui, le fondateur d’Arcenciel s’est toujours plu à se tenir aux marges de la société, refusant que quiconque exerce sur lui une pression, limite sa liberté de penser ou d’agir. Pierre Issa quitte d’ailleurs l’école sans son bac (Job, lui, changera plusieurs fois d’établissements avant de trouver celui qui lui convient), ce qui ne l’empêche pas par la suite de reprendre ses études en auditeur libre et d’obtenir une maîtrise de production industrielle à l’Université Saint-Joseph.
À défaut de scolarité classique, il parfait son éducation du côté du Club d’activité social, un club de jeunesse qui dans les années 1970 compta beaucoup dans la formation de cet autodidacte. « C’était avant 1975. On allait notamment travailler dans les camps palestiniens pour aider ceux qui étaient alors les plus démunis d’entre nous. » Il aurait pu virer gauchiste, anarchiste tendance libertaire, adepte d’Albert Camus voire, plus tard, de Noam Chomsky. Mais la guerre de 1975, qui débute, détruit ses rêves de fraternité entre les peuples. « Je me rendais compte que ceux que nous aidions dans les camps étaient les mêmes qui paradaient ensuite en armes dans les rues de Beyrouth, entendant nous dicter notre avenir sous leur coupe. Je suis alors passé de la gauche à la droite, comme seule la jeunesse sait le faire : sans transition. » Mais en 1979, il perd plusieurs de ses proches dans les combats – un épisode sur lequel il ne souhaite pas s’étendre – et décide que la violence ne peut être sa réponse.
Christ révolutionnaire
Confrontés aux combats, à la violence, certains ont fui à l’étranger. Pas Pierre Issa, qui a un autre modèle de révolutionnaire en tête : le Christ dans ce qu’il exprime de radicalité. Car Pierre Issa est peut-être d’abord et avant tout un fervent chrétien, dont chacun des actes ou presque entend mettre en œuvre le message des Évangiles. « Quand Antoine Assaf et moi-même avons lancé Arcenciel en 1984-1985, nous voulions offrir un autre visage du christianisme que celui que nous voyions alors dans la guerre : celui des milices chrétiennes qui entendaient préserver le pouvoir que d’autres leurs contestaient, à coup d’obus et de canons. Nous voulions également lutter contre l’émergence de groupes chrétiens “néocharismatiques”, qui commençaient alors à pulluler. »
Qu’on ne s’y trompe pas toutefois, si les fondateurs d’Arcenciel se posent en chrétiens pratiquants, le christianisme n’est pas ce qui définit l’association. Au contraire, Arcenciel se revendique strictement aconfessionnel ; strictement apolitique « afin de servir l’ensemble des personnes qui vivent au Liban sans distinction ». D’où, d’ailleurs, le nom d’Arcenciel, censé incarner « l’ensemble de la population, en dépassant les replis identitaires qui marquaient pendant la guerre notre rapport à l’autre ». Depuis, Arcenciel n’a de cesse de tendre la main aux autres pour « construire une alternative et permettre à la société libanaise de trouver une voie possible pour “vivre ensemble” », précise Jean-Marc Matta, directeur adjoint du centre de Jisr el-Wati.
Arcenciel, un cas d’école
Les principes qui régissent la vie de Pierre Issa ont marqué de leurs sceaux les fondements d’Arcenciel. Ce qui peut apparaître aujourd’hui comme une stratégie de pur bon sens avait cependant alors des petits airs de grande révolution : le collectif plutôt que l’individu ; le bénéficiaire (l’invalide, le démuni) plutôt que le fondateur ; l’exemple par la pratique plutôt que la publicité ; le travail plutôt que la parole. Résultat ? Arcenciel est l’une des associations caritatives les plus populaires du pays et de la région. Elle est devenue une référence en matière d’aide aux plus démunis avec 13 centres. En 2015, quelque 40 000 bénéficiaires se sont rendus dans ses différents locaux. L’association emploie pas loin de 500 volontaires. Elle est aujourd’hui l’un des précurseurs du retraitement des ordures ménagères, avec près de 3 000 tonnes de déchets solides traités en 2016 grâce à quatre centres dédiés aux déchets hospitaliers et un autre aux déchets recyclables. « Un volume environ quatre fois plus important qu’en 2015, avant la crise des déchets », assure Jean-Marc Matta, qui assure en partie la réception des déchets solides de Beyrouth avant de les renvoyer vers le tout nouveau centre de tri ouvert à Baabda en 2015. Désormais, l’ancien cancre qu’était Pierre Issa passe une bonne partie de son temps à enseigner dans différentes universités (dont bon nombre à l’étranger), présentant le “cas” d’Arcenciel, modèle de réussite en termes d’économie sociale et circulaire.
Adapter les services aux besoins réels
Pierre Issa n’a pas inventé tout seul ce modèle d’économie solidaire et circulaire. Mais il en a été un pionnier au Liban, quand, de son côté, l’Abbé Pierre le révolutionnait en France avec la Fondation Emmaüs (1949) ou quand le prix Nobel Muhammad Yunus initiait le premier système des microcrédits au travers de la Grameen Bank (1976) au Bengladesh. Ces précurseurs ont tous en commun la volonté de passer d’un système marqué par la charité à un système où une solidarité institutionnalisée prend le relais. « Dans la gestion du pouvoir, les Ottomans avaient délégué la gestion des affaires courantes aux communautés, lesquelles, en échange de services de bases à leurs membres respectifs, gagnaient un pouvoir et une influence difficile à contester. Le système s’est maintenu et le “travail social”, les services à la personne sont encore dévolus aux communautés. Nous avons pensé qu’il ne servait à rien de vouloir faire exploser le système ; nous avons misé sur une forme d’entrisme : il faut modifier notre perception de l’assistance “de l’intérieur”, en proposant un contre-modèle, celui d’une solidarité institutionnalisée. Nous considérons que nous n’avons pas le droit de laisser les services à la personne à la merci de qui veut bien nous aider. » Une manière de tirer les leçons de ses révoltes adolescentes, voire de sa participation à la guerre libanaise de 1975. « Pour reprendre Jacques Brel, l’avenir n’appartient pas aux “petits révoltés”. Si on veut changer le monde, c’est la voie révolutionnaire qu’il faut envisager. Au final, se révolter est stérile, car la rébellion ne propose pas un changement radical du système. Seul le révolutionnaire le peut, car il est une force de proposition. » Dans l’univers de Pierre Issa, Danton l’emporte toujours sur Robespierre.
Une PME ultraperformante
Pour qu’advienne cette révolution, Pierre Issa a mis au point un système d’une efficacité redoutable. « On gère Arcenciel comme une entreprise, en lui assignant des objectifs de rentabilité et de qualité. Il n’y a aucune raison pour que le service rendu ne soit pas le plus professionnel possible. Nous n’avons jamais eu le syndrome Mère Térésa. » Résultat : Arcenciel est aujourd’hui autosuffisante, à hauteur de 72 % de son budget, estimé à 15 millions de dollars annuels environ. « Nous sommes indépendants, libres de nos choix. Nos projets, nous les débutons toujours sur nos fonds propres, pour marquer notre implication et le bien-fondé de notre démarche. »
Comment Arcenciel y est-elle parvenue ? Simple mais génial, l’équipe a analysé les services à la personne, qu’elle entendait mettre en place, sous l’angle de la performance. Quels sont les services rentables, ceux qui ne le sont pas ? Une entreprise lambda rejetterait les seconds pour se concentrer sur les premiers. Arcenciel fait au contraire le pari d’une synergie entre eux. « Dans le premier cas, l’activité choisie sera lucrative, mais le marché ultracompétitif. » C’est le cas du secteur touristique où Arcenciel s’est malgré tout implantée dès 2005. « Le potentiel lucratif était énorme, mais trop de concurrence tirait les prix vers le bas. Il fallait donc se distinguer : on a choisi de s’installer dans les régions, où personne ou presque n’avait encore investi. On a aussi parié sur des formes alternatives avec, par exemple, l’écolodge de Taanayel, ou encore l’ouverture au public du parc éponyme », se rappelle Pierre Issa.
Reste le problème des services non rentables, plus difficiles à appréhender, car s’ils sont souvent indispensables, l’utilisateur n’a pas forcément les moyens d’en payer le “juste prix” pour y accéder. « Fabrication de fauteuils roulants… Aides aux personnes âgées… Ces services répondent à un besoin essentiel de la population », reprend Jean-Marc Matta. Chez Arcenciel, ces services sont financés par des activités lucratives, le tourisme, les opérations de “team building” organisées pour le compte des entreprises, le traitement des déchets… Ainsi, l’écolodge ou le restaurant de Taanayel – qui s’apprête à doubler sa capacité d’accueil en passant à 800 couverts par semaine – permet de financer les autres services du centre de Taanayel, dont une crèche pour enfants, qui accueille notamment des jeunes handicapés moteurs ou mentaux. « Chacun de nos programmes doit équilibrer son budget », ajoute Jean-Marc Matta.
Parfois, cependant même ce jeu d’équilibre ne suffit pas. Dans ce cas, une seule solution : faire de ce service un droit. Arcenciel a ainsi participé à la création d’une loi, votée en 2000, qui permet entre autres aujourd’hui aux personnes handicapées de bénéficier de fauteuils subventionnés par l’État tous les quatre ans.
Le succès d’Arcenciel, tel qu’il s’impose désormais, avec treize centres au Liban et une petite dizaine d’entités à l’étranger (l’association vient tout juste d’ouvrir un bureau à New York pour favoriser la venue de stagiaires ou d’experts en provenance des États-Unis et collecter de l’argent pour ses projets), n’avait rien d’évident au démarrage. Pierre Issa le reconnaît « On a mis une bonne dizaine d’années à convaincre nos interlocuteurs. »
Au début en effet, l’association se retrouve sans le sou. « On n’accédait à aucun fonds privé : lorsqu’ils voulaient faire une donation, les chrétiens s’adressaient à des œuvres chrétiennes comme Caritas ; les musulmans faisaient de même, envoyant leurs dons au réseau des Makassed ou des Mabarrat. On n’accédait pas non plus aux fonds publics dont la quasi-totalité transitait par des structures proches des réseaux de pouvoir ou d’une administration corrompue, qui n’avaient de facto aucun intérêt à partager avec nous. Quant aux fonds internationaux, n’ayant aucun lien avec un groupe politique ou confessionnel… nous ne présentions alors aucun intérêt à leurs yeux. »
Répondre aux besoins réels
Alors, quand Arcenciel ouvre, en 1984, sa première antenne à Zalka, Pierre Issa le fait sur ses deniers personnels avec l’aide de proches de sa famille – un oncle lui donne gratuitement l’usage du terrain pour construire son premier centre – et d’une famille de la grande bourgeoisie libanaise, qui décide de l’épauler. « J’avais également repris l’usine de fabrication de meubles de mon père, Lignes et Couleurs, à Jisr el-Wati à l’arrêt depuis le début de la guerre. J’y employais déjà des personnes handicapées ou d’anciens délinquants. Si mon initiative était un succès, elle montrait aussi ses limites : on ne peut pas proposer à une personne fragile une autonomie financière – un salaire – sans prévoir également un accompagnement complet – prise en charge de son handicap, accès à un psychologue, réhabilitation, facilité d’hébergement… Des besoins qui ne pouvaient pas être pris en charge par une entreprise. Il fallait chercher du côté d’une association... Mais sans financement, comment survivre ? On a alors décidé que Lignes et Couleurs, qui a fermé définitivement en 2005, “prêterait” certains de ses ateliers de production pour nous permettre de mettre le pied à l’étrier. » Deux ans plus tard, les ateliers de production d’Arcenciel déménagent 50 mètres plus loin, dans un local prêté par un autre ami, Halim Fayad. Ils y resteront pendant 10 ans avant de s’installer sur l’emplacement qu’on leur connaît aujourd’hui, sur un terrain de 10 000 m2 loué à l’État.
Aujourd’hui, Arcenciel assure la création, la fabrication et la diffusion des produits qui sortent de ses ateliers, qu’il s’agisse de fauteuils roulants, de chaises ou d’outils adaptés aux besoins des personnes invalides voire, dans une moindre mesure, d’objets en faïence. La fabrication (et la diffusion) se fait sans intermédiaire.
Usagers au cœur de la stratégie
Arcenciel comprend tôt qu’il faut se mettre au service des clients de l’association, ses usagers, si l’on veut parler son jargon. Que veulent-ils ? De quoi ont-ils besoin et, surtout, que vont-ils vouloir sous peu ? Les fauteuils roulants, les lits d’hôpitaux, même les cannes, les walkers et autres béquilles ont tous été testés et pensés par des personnes handicapées. « Nous partons toujours des besoins réels. On a commencé à travailler avec les personnes handicapées. Nous avions un centre de rééducation dans le Nord, qui leur était réservé, avec en particulier une piscine de rééducation. Mais les jeunes de la région nous ont demandé s’ils pouvaient l’employer. C’est comme cela que nous avons créé les premiers clubs jeunesse pour trouver un palliatif à leur désœuvrement et éviter qu’ils ne rejoignent les milices combattantes à l’époque », explique Jean-Marc Matta.
Aujourd’hui, c’est au tour des déchets d’être dans le collimateur de l’association. « Quand on a commencé, en 2003, le pouvoir syrien dominait le Liban. On nous a dit : “N’y allez pas, c’est une chasse gardée et c’est dangereux”. Mais on a identifié un point faible : les déchets hospitaliers. Pour réformer un secteur particulièrement opaque, on avait besoin de se positionner comme un acteur incontestable: on a donc décidé que si on ne pouvait pas entrer par la grande porte – les déchets solides –, la fenêtre – les déchets hospitaliers – nous suffisait dans un premier temps. »
Aujourd’hui, Arcenciel traite 80 % des déchets hospitaliers. Depuis, une activité de recyclage et de retraitement s’y est greffée et l’association aide les municipalités à prendre en charge une activité sur laquelle des entreprises privées, proches des réseaux politiques, comme Sukleen, ont fait leur beurre. Même si les prix de vente dépendent des cours du pétrole, au plus bas depuis plusieurs mois, revendre des plastiques usagés peut s’avérer lucratif, jusqu’à 600 dollars la tonne selon différentes sources. « Ce qui nous distingue et justifie de vendre plus cher nos produits, c’est que nous avons initié un tri à la source, une collecte sélective et un transport sans compostage. Un trio gagnant pour obtenir une matière de qualité », ajoute Pierre Issa.
L’association veut continuer à répondre aux besoins de la population. Ceux qui émergent en particulier du fait du changement climatique et de la raréfaction des ressources. Entre les allées ombragées du Domaine de Taanayel, visité par près de 117 000 personnes en 2015, on voit sortir de terre les premières serres hydroponiques pour assurer une transition vers des cultures hors sol. Tout à côté, les quarante-quatre permanents du domaine commencent à exploiter une usine de produits phytosanitaires (bio) afin de proposer des alternatives efficaces aux pesticides, dont on retrouve la présence nocive, dans tous les cours d’eau de la région. « Ce sont des produits adaptés aux spécificités des insectes locaux », assure encore Élia Ghorra, responsable du domaine. Dans les vergers attenants, des capteurs, gérés par un logiciel et reliés à la station météorologique du domaine, ont été installés pour déclencher un arrosage parcimonieux des arbres fruitiers. « Ainsi, on maîtrise notre consommation d’eau au plus juste. » Juste un peu plus loin, on voit émerger les premiers canaux de retraitement des eaux usées et, surtout, une station d’épuration des affluents du Litani que le domaine traite en amont avant d’employer. « Ce sont des modèles que nous mettons en place chez nous dans l’espoir de les dupliquer très vite chez d’autres agriculteurs. » Une façon non plus de “vivre ensemble”, mais peut-être de vivre tout court.