Les prix des cahiers scolaires pourraient augmenter à la rentrée scolaire de septembre en raison d’une augmentation des taxes douanières décidée en septembre 2012 pour protéger l’industrie papetière libanaise. La mesure a suscité la colère des importateurs libanais, d’autant qu’elle contrevient aux accords commerciaux conclus par le Liban, notamment avec l’Union européenne. Le Commerce du Levant décortique la controverse.

Quel est le montant du relèvement de taxe douanière ?

Le 5 septembre 2012, le gouvernement libanais a décidé en Conseil des ministres de porter de 20 à 40 % les droits de douane sur les importations de cahiers scolaires et universitaires (nomenclature douanière “48.20.20”), et ce pour une période transitoire de deux ans. Avant cette date, les cahiers provenant des pays arabes en étaient entièrement exemptés en vertu des accords du Gafta (Zone arabe de libre-échange), qui prévoit depuis 2005 l’abolition des taxes douanières entre les principaux pays arabes. Ils sont désormais taxés à 20 %. Quant aux cahiers originaires d’Europe, ils étaient taxés selon un barème spécifique en application d’un accord d’association avec l’Union européenne entré en vigueur le 1er mars 2003. Cet accord a affranchi les exportations libanaises vers l’Europe de droits de douane, en échange d’une élimination progressive sur douze ans des taxes douanières pour les produits européens importés au Liban (jusqu’en 2015). La taxe en 2013 pour les importations européennes aurait dû être de 5,6 %, mais avec la nouvelle mesure, les droits de douane s’élèvent désormais à 25,6 %.

Comment cette hausse a été décidée ?

Tout est parti de la société OPP (Oriental Paper Products), le plus ancien fabricant de cahiers au Liban (voir encadré), qui a déposé une plainte auprès du ministère de l’Économie et du Commerce le 16 juillet 2009, s’estimant victime de dumping à la suite d’une « hausse des importations de cahiers ». L’année 2008 a en effet connu une augmentation exceptionnelle des importations de cahiers : elles ont atteint 633 tonnes, alors que depuis l’année 2002 elles sont en moyenne de 470 tonnes (voir graphique). La hausse s’explique essentiellement par l’explosion des importations en provenance d’Indonésie (630 000 dollars en 2008, contre seulement 98 000 de dollars en 2007). L’importateur libanais d’Indonésie, la société Valiza Trading, avait bénéficié de prix avantageux de son fournisseur APP, et ne disposait pratiquement plus de stocks, selon son PDG Muhieddine el-Zayed. La plainte d’OPP a été examinée par une « commission d’enquête sur le dumping, la subvention et l’augmentation des importations » au sein du ministère de l’Économie, chargé d’examiner les demandes des industriels libanais s’estimant lésés par une concurrence étrangère déloyale. Cette commission a été créée en vertu d’une loi de décembre 2006 sur la « protection de la production nationale ». Dans son rapport, la commission se dit favorable à la mise en œuvre d’une nouvelle taxe de 20 % sur les importations de cahiers pour faire face à une « augmentation des importations causant un préjudice majeur à la production nationale ». Conformément à la procédure prévue par la loi de 2006, le rapport a ensuite été transféré au Conseil supérieur des douanes pour un nouvel examen. Ce dernier, sans s’opposer à la taxe, a émis des réserves, estimant que le montant de l’augmentation « dépasse le seuil usuel des taxes de protection et se transforme en taxe prohibitive ». Un avis auquel s’est rangé le ministère des Finances. Ces réserves n’ont pourtant pas empêché le ministère de l’Économie de transmettre les recommandations de la commission antidumping au Conseil des ministres en juin 2011, selon Linda Kassem Moukashar, à la tête du comité technique de la commission “antidumping”. La nouvelle taxe n’a cependant pas été approuvée, car à cette période le gouvernement Hariri était encore démissionnaire. Le 5 septembre 2012, la taxe a été remise sur la table par le nouveau ministre de l’Économie, Nicolas Nahas, avec le soutien du ministre de l’Industrie Vrej Sabounjian et elle a été adoptée en Conseil des ministres. Le ministre Nahas, sollicité à plusieurs reprises par Le Commerce du Levant, n’a pas souhaité répondre aux demandes d’interviews.

D’un point de vue économique, les subventions de l’industrie locale sont-elles justifiées ?

Des mesures temporaires sont fréquemment utilisées par les États pour protéger une branche de production locale, qui fait face à une brusque augmentation des importations ou des variations de prix. Deux instruments sont disponibles : les droits de douane qui protègent de la concurrence étrangère ou le subventionnement direct de la branche concernée. L’augmentation des droits de douane est la plus simple et la moins coûteuse : elle se traduit généralement par une hausse du prix intérieur des produits importés et permet à la branche locale protégée d’augmenter son prix à la production. Elle peut permettre à l’industrie locale de procéder aux ajustements nécessaires – souvent sous la forme d’investissements – pour faire face à la poussée des importations, et de créer de nouveaux emplois. Enfin, elle peut servir d’avertissement pour « discipliner » le comportement des partenaires commerciaux tentés de subventionner leurs exportations dans l’avenir. L’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a pour objectif de libéraliser les échanges commerciaux, prévoit d’ailleurs explicitement des mesures de sauvegarde, comme l’augmentation des droits de douane, mais uniquement dans des cas “d’urgence”. C’est dans cet esprit que le Liban – qui a le statut d’observateur à l’OMC depuis 1999 – a voté la loi de 2006 de « protection de la production nationale ». Cette loi calquée sur l’accord sur les sauvegardes de l’OMC prévoit des mesures de protection “temporaires” lorsque l’accroissement des importations « cause ou menace de causer un dommage grave » à une branche de production nationale. En vertu de cette loi, l’État libanais a déjà procédé à plusieurs majorations de droits de douane notamment dans le cas de l’entreprise Uniceramic, ou plus récemment en adoptant en 2012 une taxe dégressive de 10 % sur quatre ans pour les profilés d’aluminium, afin d’aider les producteurs libanais à faire face à la concurrence des pays du Golfe.

Les conditions pour protéger l’industrie papetière locale sont-elles réunies ?

C’est l’avis qu’a exprimé la commission antidumping du ministère le l’Économie dans son rapport faisant suite à la plainte d’OPP. La commission a analysé le marché des cahiers en se basant sur les importations des trois années précédant la plainte (2007-2008-2009). Le rapport manque cependant de clarté, dans la mesure où les importations ayant connu des fluctuations importantes en trois ans, il s’avère complexe de déceler leur véritable impact sur la production locale. En 2008, la commission constate une baisse des ventes locales de 20 % et une baisse de la production de 3 % qu’elle attribue à l’augmentation des importations. La part de marché de l’industrie locale serait passée de 62 à 45 %, mais la commission estime pourtant que dans la même période la marge commerciale des industries locales a « augmenté de 700 % » grâce à « l’amélioration du revenu total brut des ventes et d’une baisse des coûts de production de 2 % ». Une formule énigmatique. La commission admet par ailleurs que les prix des cahiers sont restés stables, ce qui contredit des allégations de “dumping”. Elle estime aussi que le nombre de salariés dans l’industrie locale des cahiers a augmenté de 8 % en 2008. La commission fait part dans ses conclusions l’existence d’un “préjudice grave” causé par les importations, mais exige toutefois un “surplus d’informations” de la part des industriels libanais pour prouver le lien de causalité entre le préjudice causé et la hausse des importations. Ces derniers n’ont pas tous la même appréciation du préjudice. La société Bassile Frères, premier producteur libanais de cahiers, a connu une augmentation moyenne des ventes de cahiers universitaires et scolaires de 30 % ces dix dernières années, avec un taux de croissance annuel de 6,5 % depuis 1991. « Notre production est presque saturée, les importations n’ont pas véritablement influé sur notre marché. La taxe aura un effet positif sur l’industrie locale, surtout dans une période de morosité économique. Nous espérons augmenter notre production de 20 % sur l’année 2013  », affirme Louis Moujailli, responsable au Liban des ventes de la société Bassile Frères. Le point de vue d’OPP, second producteur libanais, est nettement plus alarmiste. « Des industries subventionnées en Asie nous concurrencent dans le moyen de gamme avec des prix très faibles. Ces cinq dernières années, nos ventes de cahiers scolaires ont en moyenne baissé de 15 %. La production de cahiers piqués, l’un de nos produits phares, a chuté de près de 50 %», explique Ziad Bekdache, le PDG d’OPP, qui n’a cependant pas accepté de fournir au Commerce du Levant une copie de son rapport envoyé au ministère de l’Économie faisant état des difficultés de son entreprise. Ziad Bekdache, qui est tout comme le ministre Nicolas Nahas, vice-président de l’Association des industriels, estime que la nouvelle taxe va permettre à OPP de réaliser des investissements qu’il n’a pas pu effectuer après la libéralisation des échanges décidée par le Liban au début des années 2000. « Cette taxe va nous aider à renouveler nos machines, qui n’ont pas été changées pour la plupart depuis les années 1980. Cela va nous permettre de consolider notre position sur le marché local et d’accroître nos exportations, en particulier vers l’Afrique du Nord et même l’Europe. » En mai 2013, OPP a investi un million d’euros dans une nouvelle machine allemande totalement automatisée. La société devrait investir dans une seconde machine en 2014, pour optimiser sa production de cahiers piqués. « Nous espérons augmenter nos ventes de 20 à 30 % en 2013 et 2014 », explique Ziad Bekdache. La société prévoit d’embaucher une dizaine de nouveaux salariés, mais sans que l’emploi ne bénéficie nécessairement aux Libanais. « La plupart des ouvriers recrutés récemment ou que nous allons employer en 2013 sont syriens », explique ainsi Walid Bekdache, directeur de production de l’usine OPP. Selon lui, environ 25 % du personnel de la société n’est pas d’origine libanaise.

Quels sont les griefs des importateurs ?

L’instauration de la nouvelle taxe a suscité la colère des différents importateurs libanais dont la part de marché est de 20-30 % contre 70-80 % pour les produits de fabrication libanaise selon les différents acteurs du secteur. « Avec des frais de douane aussi élevés, il deviendra impossible d’être compétitifs. C’est comme si on nous pointait un pistolet sur la tempe ! » résume Faraj Khabbaz, directeur général de la société G.F. Khabbaz & Co., qui importe des cahiers scolaires de Chine. Les importateurs contestent plusieurs points, à commencer, sur la forme, par le caractère soudain de la mesure. « La mesure a été applicable trois jours après sa publication au Journal officiel, ce qui ne nous a pas laissé le temps d’ajuster nos commandes », raconte Muhieddine el-Zayed, propriétaire de la société Valiza Trading, qui importe des cahiers d’Indonésie. Sur le fond, les importateurs récusent surtout l’existence d’une augmentation durable des importations présentée comme une menace pour l’industrie nationale. « Cette mesure a été prise sur la base d’une augmentation ponctuelle des importations, sur la seule année 2008, alors qu’ensuite, entre 2008 et 2012, les importations n’ont cessé de baisser, ce qui rend l’instauration de la nouvelle taxe en 2012 injustifiable », dénonce un importateur de cahiers. « L’objectif de la nouvelle taxe n’est pas de protéger une industrie locale en danger, mais simplement d’augmenter les marges commerciales des fabricants locaux », poursuit-il. Les importateurs européens contestent tout particulièrement le fait que les marques qu’ils représentent concurrencent les cahiers libanais. « Les cahiers importés de France sont clairement plus chers que ceux fabriqués au Liban et ne concurrencent pas la production locale. Ils ne représentent de toute façon pas plus de 10 % du marché », soutient Mohammad Mattar, directeur général de Mattar Stationery, qui importe des cahiers du groupe papetier français Hamelin (Oxford, Conquérant). « La nouvelle taxe va freiner la croissance de la société entamée ces dernières années. » La nouvelle mesure devrait enfin entraîner une hausse des prix des cahiers à plus ou moins brève échéance, disent certains importateurs. « Nous prévoyons d’augmenter certains produits de notre gamme d’environ 10 % à la rentrée scolaire, mais l’augmentation ne sera pas généralisée, car le marché est trop petit et concurrentiel au Liban, et le consommateur ne supporterait pas de fortes hausses de prix », explique Mohammad Mattar. « Les producteurs locaux ne peuvent pas tout de suite accroître leurs tarifs, car ils permettraient aux importateurs de retrouver un avantage compétitif. Mais dans deux ans, quand le marché sera presque vidé de la concurrence étrangère, ils seront libres de s’entendre entre eux pour définir une nouvelle grille de prix. Et c’est le consommateur qui en fera les frais », estime pour sa part Muhieddine el-Zayed.

La nouvelle taxe est-elle conforme aux engagements internationaux du Liban ?

En vertu de l’accord d’association conclu avec l’Union européenne en 2003, le Liban doit progressivement réduire les taxes d’importations sur les produits européens, afin de les éliminer totalement en 2015. L’accord prévoit des exceptions dans des cas exceptionnels : pour des industries naissantes ou « certains secteurs en restructuration ou confrontés à de sérieuses difficultés, surtout lorsque ces difficultés entraînent des problèmes sociaux majeurs » (article 11). L’évaluation de ces conditions doit être soumise à un “comité d’association” pour approbation. Ce comité, qui se réunit au niveau des fonctionnaires, est composé de membres de l’Union européenne et de la Commission de Bruxelles, et de représentants du gouvernement libanais. Or l’État libanais a adopté de nouveaux droits de douane unilatéralement, sans en informer au préalable ses partenaires européens. Les deux principaux importateurs – Khoutout-Lignes SARL et Mattar Stationery – s’approvisionnant en France, l’ambassade a été saisie du dossier de même que la Délégation européenne au Liban. Toutes deux plaideraient pour que cette nouvelle taxe ne s’applique pas aux cahiers.



La famille Bekdache et la papeterie libanaise

L’implication de la famille Bekdache dans la papeterie remonte à la première moitié du XIXe siècle. Osmane Bekdache travaille alors dans le commerce du papier qu’il importe de Samarcande, d’Italie et d’Autriche. C’est son fils Kamel Bekdache, qui fonde en 1892 la société Kamel Bekdache et Fils, qui continue d’importer à plus grande échelle du papier d’Europe. En 1955, les quatre fils de Kamel Bekdache (Akram, Abdel Halim, Abdel Karim et Wajih) opèrent une importante mutation en ouvrant la première usine de fabrication de cahiers au Liban, sous l’enseigne OPP (Oriental Paper Products), dans le quartier de Ras el-Nabeh, à Beyrouth. L’entreprise importe sa première machine d’Allemagne et fonctionne alors avec une douzaine d’employés. La société Kamel Bekdache et Fils continue en parallèle à importer du papier et des produits bureautiques et scolaires. OPP prend une autre dimension dans les années 1960-70 : la marque devient quasiment incontournable. Elle emploie une soixantaine d’ouvriers, produit environ 1 500 tonnes de cahiers scolaires par an et exporte dans tout le monde arabe (Irak, Arabie saoudite…). Mais la guerre civile de 1975 va freiner son élan et permettre à ses concurrents dans le monde arabe de se développer. Après la fin du conflit, d’autres producteurs locaux de cahiers apparaissent comme la société Bassile Frères, auparavant spécialisée dans la reliure. En 1996, la quatrième génération de Bekdache décide de se restructurer. Les enfants de Abdel Karim (Fadi, Hadi, Samer, Diala) vendent leurs parts. OPP d’un côté réunit certains des fils de Wajih et d’Akram Bekdache (Ziad, Walid, Fateh, Malik et Kamal), tandis que Jamal Bekdache, fils de Abdel Halim, devient le seul propriétaire de la société Kamel Bekdache et Fils qui, en 2004, se lance dans la transformation de papier, puis en 2011 lance sa propre usine de fabrication de cahiers haut de gamme (marque Dingbats) à Jiyé. En juin 2012, OPP décide d’ouvrir son capital pour financer son développement. Elle cède 34 % à la société d’investissements Primary Holding, dont le PDG est Waël Siniora (le fils de l’ancien Premier ministre Fouad Siniora). Le montant de la transaction n’est pas divulgué. Trois mois plus tard, le Conseil des ministres accède à la demande de protection douanière d’OPP pour une durée de deux ans.