Il est des images d’Épinal qui ne s’écornent jamais, quelles que soient les circonstances ou le souffle de vents contraires. En dépit d’une croissance économique rendue atone par la conjonction des guerres régionales et de l’impasse politique nationale (le Fonds monétaire international l’estime à 1 % pour 2013 et prévoit une hausse similaire pour 2014) ; la “résilience” est cette année encore le maître mot des acteurs du secteur bancaire libanais. Le bilan consolidé des banques commerciales établies dans le pays (à l’exclusion de leurs filiales étrangères) a ainsi atteint les 170,5 milliards de dollars fin juin, traduisant une progression annuelle de 7,9 % et de 3,4 % sur les six derniers mois. Un rythme sensiblement similaire à celui des trois dernières années, lorsque la croissance semestrielle variait entre 3,5 % et 5 %. Pour autant, loin de jouer les fiers-à-bras, la plupart des professionnels balancent entre l’expression d’un satisfecit sur les résultats de leur institution (voir p. 64-70) et une certaine modestie quant à l’état de santé du secteur. « Les taux de croissance actuels font piètre mine face aux résultats enregistrés en 2010 et 2009 », regrette par exemple Salim Sfeir, PDG de la Bank of Beirut. « Nous ne vivons pas sur une île ! Le secteur bancaire est même le plus affecté par la situation politique et économique, car il propose des crédits à tous les secteurs », renchérit de son côté François Bassil, PDG de la Byblos Bank.

Le secteur privé résident tire les dépôts vers le haut

La plupart des agrégats bancaires affichent pourtant une vigueur plutôt enviable en ces temps de vaches maigres. Les dépôts du secteur privé constituent toujours l’essentiel (82 %) des actifs avec 140,3 milliards de dollars, soit plus de trois fois le produit intérieur brut (PIB) enregistré en 2013. Ce, même si la hausse de 6,9 % en glissement annuel observée au premier semestre traduit une légère décélération par rapport à ceux des deux années précédentes (respectivement à +9,5 % et +7,5 %). « La rémunération des dépôts reste encore très attractive, le coût des ressources avoisinant les 3 % dans un contexte de taux d’intérêt internationaux encore faibles », commente Walid Raphaël, PDG de la Banque libano-française.
À noter que la récolte de ces 4,2 milliards de dollars de dépôts supplémentaires au cours des six premiers mois de l’année repose surtout sur le deuxième trimestre (+2,7 %) qui compense ainsi l’essoufflement des flux constaté de janvier à mars (+0,3 %).
Officiellement, le secteur privé résident reste le principal moteur de la hausse des dépôts (dont ils représentent 78 % du volume total) : la croissance des dépôts résidents au premier semestre (+3,8 %) excède largement celle des dépôts du secteur privé non résident qui demeurent aux alentours des 28,6 milliards de dollars. « Cette croissance de 0,5 % est inférieure au taux d’intérêt créditeur sur la période », relève Salim Sfeir. Une situation qui contraste aussi sensiblement avec la tendance enregistrée en 2013 où les dépôts du secteur privé non résident s’étaient appréciés à un rythme presque trois fois supérieur à celui de leurs pendants établis sur le territoire (+18,2 % contre +6,8 %). Ces indicateurs restent toutefois à manier avec des pincettes dans la mesure où la notion de domiciliation demeure imprécise, puisque subordonnée aux déclarations des épargnants. Faut-il y voir une légère érosion de leur confiance ? Le taux de dollarisation des dépôts a connu une évolution en deux temps sur la période : après une appréciation de 1,3 point sur l’année 2013, il a régulièrement baissé au premier trimestre avant de repartir à la hausse les trois mois suivants pour atteindre 66 % fin juin (contre 65,7 % un an plus tôt).

Les mesures de relance dopent les crédits

Le supplément de ressources a bénéficié en partie aux agents économiques dans une conjoncture morose. Le secteur a continué de bénéficier de la poursuite des stimuli mis en œuvre par la Banque centrale pour contribuer à la relance de l’économie : après avoir annoncé l’injection de 1,46 milliard de dollars sous la forme de prêts subventionnés, la BDL a récidivé en annonçant une nouvelle enveloppe de 800 millions de dollars pour 2014 (voir notre entretien avec Riad Salamé p. 60). Les crédits au secteur privé ont donc crû de 11,6 % sur un an à 50,1 milliards de dollars, leur rythme de progression au premier semestre 2014 ayant été sensiblement identique au précédent (+5,7 %). Cette forte croissance porte désormais leur part à 29,4 % du bilan total.
Comme par le passé, le secteur privé résident a absorbé la quasi-totalité (89 %) de ces crédits pour un total de 44,6 milliards de dollars, soit une croissance semestrielle de 7,4 %, tandis que ceux accordés au secteur privé non résident connaissaient une chute dans les mêmes proportions. « Les prêts à la clientèle non résidente restent limités par la circulaire n° 48 de la BDL qui définit des plafonds d’exposition en fonction de la notation des pays destinataires. Ils se font donc essentiellement, lorsque c’est possible, à travers les filiales soumises aux réglementations locales », explique Maurice Sehnaoui, PDG de la BLC Bank. Les prêts en livres demeurant favorisés par les mesures prises par la Banque centrale, le ratio de dollarisation des crédits a continué de baisser pour atteindre un plancher historique en février (76 %) avant de remonter légèrement à 76,5 % en fin de semestre 2013. Le ratio crédits sur dépôts moyen du secteur (35 %) reste inférieur de moitié au plafond imposé par la BDL, confirmant la très grande prudence des banques en la matière et le renforcement de la sélectivité des crédits.
Une prudence confirmée par le ratio de créances douteuses publié par la BDL qui a baissé de trois dixièmes de points à 3,1 % et les trois quarts d’entre elles seraient provisionnées.

Exposition croissante au risque souverain

L’appétit des banques pour la créance publique ne s’est pas non plus démenti : les prêts octroyés au secteur public ont augmenté de 15,9 % en rythme annuel à 38 milliards de dollars. Ce malgré une croissance quasi nulle de ces prêts (+0,8 %) au premier semestre 2014. C’est la souscription de bons du Trésor en livres libanaises qui a alimenté cette croissance semestrielle : leur portefeuille s’est apprécié de 4,8 % (+22,3 % en rythme annuel) tandis que celui des eurobonds s’est contracté de 3,7 % sur la période, limitant sa hausse à 1,4 milliard de dollars (+8,8 %) entre juin 2013 et juin 2014.
En parallèle, l’ensemble des avoirs des banques commerciales auprès de la Banque centrale ont enregistré une hausse de 7,2 % – supérieure d’un point de pourcentage à celle de l’année dernière sur la même période – à 58,3 milliards de dollars fin juin. Dans cette enveloppe, le montant des certificats de dépôts souscrits par les banques a continué de croître significativement sur le semestre : une hausse de 31 % à 29,3 milliards de dollars fait suite à celle de 47 % enregistrée en 2013. Par conséquent, le ratio d’exposition au risque souverain est passé à 56,5 %, en hausse d’un demi-point de pourcentage par rapport à juin 2013.

Rentabilité stagnante

Le premier semestre semble également s’inscrire dans la continuité en ce qui concerne la rentabilité de l’activité bancaire. En 2013, les bénéfices réalisés par les banques libanaises se sont appréciés de 4,9 % à 1,64 milliard de dollars. Une performance moins florissante que celle constatée lors des années fastes : la hausse s’élevait par exemple à +17,4 % en 2009 et +26,3 % en 2008. Les premiers indicateurs disponibles sur le semestre confirment cette tendance : fin juin 2014, les bénéfices des six banques cotées ont augmenté de 3 % en glissement annuel à 547 millions de dollars.
La faible progression des rendements bancaires s’explique en grande partie par « l’effet combiné d’une baisse des marges d’intermédiation et de l’augmentation des coûts ayant abouti à une hausse du coefficient d’exploitation (NDLR : à 52,5 % en 2013 selon l’Association des banques au Liban) », explique Salim Sfeir. Un constat en partie nuancé en ce qui concerne les marges par le directeur financier et de la stratégie de la Bank Audi. « Alors que la surabondance de liquidités des années 2007-2010 s’était traduite de manière indirecte par une baisse relative des marges bancaires, nous connaissons désormais un niveau de liquidités suffisant pour répondre aux besoins de l’économie sans pour autant générer une rentabilité marginale négative », observe ainsi Freddie Baz.
Le satisfecit est en revanche général s’agissant du niveau de capitalisation des banques locales. « Le ratio de solvabilité selon Bâle III a atteint 14,5 % fin juin 2014 (12,2 % fin 2013) demeurant supérieur au minimum requis par les normes et constitue un rempart contre toute dégradation supplémentaire de la situation politique ou sécuritaire », souligne Makram Sader , secrétaire général de l’ABL.

Une fin d’année dans la lignée du premier semestre

La résilience du secteur tend à confirmer le bien-fondé d’une stratégie rendue traditionnellement prudente par des règles de gouvernance de la BDL axées sur le maintien d’un solde positif de la balance des paiements par l’attrait des capitaux entrants. « Le fait de bénéficier d’une très importante diaspora établie aux quatre coins du monde reste un avantage significatif qui ne s’est jamais démenti : cette diversification permet aux investissements et remises des expatriés de se maintenir en dépit des crises économiques ou géopolitiques affectant une région, les autres prenant la relève », observe Maurice Sehnaoui.
Du coup, les projections à court et moyen terme restent globalement positives pour le secteur. « Sauf en cas de détérioration drastique de la situation sécuritaire, les résultats du second semestre devraient enregistrer la même croissance. Une meilleure performance des agrégats bancaires et des bénéfices est même envisageable si la situation politique s’améliore dans un proche avenir, et nous restons optimistes pour l’année 2015 », avance Saad Azhari, PDG de la Blom Bank. Dans un tel contexte, « ce sont les banques qui auront diversifié leurs sources de revenus, tant géographiquement que via de nouveaux métiers, tout en bénéficiant de certaines économies qui pourront le mieux tirer leur épingle du jeu », prévoit Salim Sfeir.