L’Union européenne envisage d’adopter des mesures ciblées, dont des sanctions à l’encontre des «membres de la classe politique» qui empêchent le Liban «de sortir de l'impasse», selon les termes du chef de sa diplomatie, Josep Borrell. Voici ce que l’on sait de leurs modalités, discutées confidentiellement à Bruxelles.
Quelles formes ces sanctions ciblées peuvent-elles prendre?
Deux types de «mesures restrictives» – le terme utilisé dans le jargon de l’Union européenne – peuvent être adoptées à l’encontre d’individus. Il peut s’agir tout d’abord d’une interdiction d’entrée dans l’Union européenne (UE), par le biais d’une suspension de l’octroi de visas. Un État membre n'est toutefois pas tenu, dans le cas de binationaux, de refuser à ses propres ressortissants l'accès à son territoire. Devançant l’Union, le ministre des Affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian a annoncé en mars la mise en place de «mesures restrictives en matière d'accès au territoire français à l'encontre de personnalités impliquées dans le blocage politique en cours ou impliquées dans la corruption». L’identité des personnes visées n’a toutefois pas été communiquée.
L’UE peut également décider de mesures financières restrictives contre des individus, incluant un gel de leurs fonds et ressources économiques dans les pays membres ainsi que l'interdiction de la mise à leur disposition de fonds et de ressources économiques. «Les ressources économiques sont gelées de manière à empêcher qu'elles ne soient utilisées comme monnaie parallèle ou de remplacement, et à éviter que le gel de fonds ne soit contourné», peut-on lire dans un document de l’UE décrivant les meilleures pratiques en matière de sanctions.
Ces deux catégories de mesures sont utilisées conjointement dans la plupart des cas de sanctions ciblées mises en œuvre par l’UE.
Par quel motif l’UE peut-elle justifier ces sanctions?
L’UE peut adopter des mesures restrictives en transposant des sanctions internationales des Nations unies en droit européen ou par «initiative autonome» dans le cadre de sa politique étrangère. Dans le second cas, ces sanctions doivent remplir au moins une intention parmi lesquelles «la lutte contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive» et «le respect des droits de l'homme, de la démocratie, de l'État de droit et de la bonne gestion des affaires publiques», tirées de la définition des objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE dans le Traité de Maastricht (1992). Le choix de cet objectif est actuellement au cœur des échanges entre les États membres. «Les atteintes à la démocratie et à la bonne gouvernance sont envisagées pour justifier un régime de sanctions libanais mais cela fait débat car l’UE n’a jamais rencontré un tel cas de figure dans le passé et il ne faut pas que ces mesures puissent être assimilées à de l’ingérence», affirme un diplomate proche des négociations, sous couvert d’anonymat. Dans un contexte similaire, des interdictions d’entrée dans l’UE et un gel des actifs avaient été imposés en 2016 à trois hauts responsables libyens pour leur «attitude d'obstruction» au Gouvernement d'union nationale de Fayez Sarraj reconnu par l’ONU. «Mais le parrainage de l’ONU avait été utilisé comme base juridique», ajoute la source précitée. L’obstacle est néanmoins surmontable. «Les objectifs pouvant servir de base à l’adoption de mesures restrictives sont très généraux et donnent une marge de manœuvre importante», estime Clara Portela, analyste senior à l’Institut d'études de sécurité de l'Union européenne (IESUE).
Où en est le processus de prise de décision?
À la demande du ministre des Affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, un «papier d’options» a été commandé en mars au Service européen pour l'action extérieure (SEAE) de l’Union, listant les différentes mesures restrictives et incitatives envisageables pour désengourdir les responsables politiques libanais. Ces propositions sont actuellement en cours d’examen par les diplomates représentant chaque État membre au sein du groupe Machrek-Maghreb (MAMA), en charge de la politique étrangère et de sécurité européenne dans la région. L’objectif est pour l’instant de «réfléchir à la formulation et à la base légale de ces propositions», a commenté l’ambassadeur de l’Union européenne au Liban, Ralph Tarraf, sur la chaîne télévisée LBCI. Un consensus doit être atteint afin de pouvoir passer aux étapes suivantes, dont la rédaction par le SEAE d’une proposition de décision créant le régime de sanctions et d’une proposition de règlement sur sa mise en œuvre, définissant notamment les critères d’inscription sur la liste des sanctions. Ces deux actes fondateurs seront ensuite passés au crible par les experts techniques et juridiques du groupe des conseillers pour les relations extérieures (RELEX). Puis, avec leur feu vert, la proposition conjointe sera transmise au Comité des représentants permanents (COREPER), composé des ambassadeurs de tous les États membres de l'UE, et au Conseil pour adoption. La procédure est ainsi encore longue avant la mise en œuvre d’éventuelles sanctions à l’encontre de la classe politique. «Cela prend du temps; plus que quelques jours mais certainement pas des années», a déclaré Ralph Tarraf sur LBCI.
Les sanctions peuvent-elles êtres mises en œuvre sans l’unanimité des 27?
«Les régimes de sanctions sont toujours adoptés à l’unanimité, ce qui pose souvent problème car les États ne raffolent pas tous de ce type de mesures et les intérêts peuvent diverger», explique Clara Portela, de l’IESUE. Dans le cadre des sanctions envisagées pour le Liban, la Hongrie a déjà fait savoir publiquement qu’elle comptait s’y opposer. «Imposer des sanctions à des élus n’est pas dans l'intérêt de l'Union européenne» et la Hongrie n’accepterait pas que soit visé «le plus grand parti politique chrétien au Liban», en référence au Courant patriotique libre de Michel Aoun et Gebran Bassil, a déclaré en avril son chef de la diplomatie Peter Szijjártó. «L’Autriche est également officieusement contre mais sa position est moins ferme», affirme le diplomate précité. Les discussions ne pourront pas aller plus loin que le groupe MAMA en cas de veto. Dans cette perspective, la possibilité de sanctions coordonnées par un groupe d’États en dehors du cadre de l’UE, bien que moins convaincante, a été évoquée. «Rien n’empêche quelques pays de poursuivre sur la base de ce dont nous avons discuté à Bruxelles», a déclaré l’ambassadeur de l’UE au Liban, Ralph Tarraf.
Les sanctions sont-elles accompagnées d’autres mesures?
Les sanctions s’inscrivent en général dans le cadre d’une stratégie diplomatique globale, pouvant aussi inclure des mesures incitatives. «Nous travaillons sur le bâton et les carottes. Toutes les options sont examinées pour mettre la pression sur les membres de la classe politique qui empêchent de sortir de l'impasse», a ainsi déclaré en mai le Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell. Une panoplie d’options est ainsi à l’étude par le groupe MAMA. Parmi elles, selon la source diplomatique précitée: un plan d’aide destiné à améliorer la balance commerciale du Liban en augmentant ses exportations, notamment à destination de l’UE; une aide financière sous forme de prêt à condition que le pays s’engage dans un programme de réformes avec le FMI; un soutien pour traquer et recouvrer les fonds détournés depuis octobre 2019 et une assistance pour la préparation des élections parlementaires de 2022. «Certaines de ces propositions sont encore floues et demandent à être précisées», estime toutefois la source.
Les sanctions ciblées sont-elles efficaces?
Surnommées «Smart Sanctions» ou sanctions intelligentes, les sanctions ciblées ont l’intérêt de faire pression uniquement sur les personnes jugées responsables de la situation pour laquelle elles ont été adoptées sans en principe affecter le reste de la population. «Dans le cas du Liban, le gel des avoirs financiers est un bon outil de négociation avec la classe politique puisqu’elle a des intérêts importants en Europe», estime l’avocat et économiste Adib Tohmé. Leurs avoirs en Suisse ne seraient toutefois pas menacés, tout comme ceux au Royaume-Uni; ce qui limite la portée de telles mesures bien que le montant exact des avoirs libanais dans ces deux pays ne soit pas connu. «Le problème réside plutôt dans le manque de clarté sur la finalité de ces mesures», remarque l’avocat. «Si l’idée du marchandage est de compter sur le même système politique pour constituer un gouvernement et mettre en œuvre des réformes, comme a essayé de le faire «l’initiative française», c’est une perte de temps. Ce qu’il faut c’est un changement politique».