Essence ou pas d’essence? Dollar à 3900 livres ou à 1500 livres? Gouvernement ou pas de gouvernement? Rien de mieux qu’un peu de suspense pour épicer la vie des Libanais, qui ont été gâtés cette semaine. Il faut bien que la classe politique gesticule pour ne pas paraître désintéressée de la crise qui ravage le pays.
Commençons par les files d’attente devant les stations d’essence. Face à la violence des scènes observées au quotidien, qui rappelle à toute une génération les sombres heures de la guerre civile, les dirigeants sont bien obligés de parler de pénurie ponctuelle, dont le gouvernement et la BDL se renvoient la responsabilité. Comme si l’un et l’autre ne savaient pas, il y a déjà bien longtemps, que cela allait arriver. Comme si cela n’était pas la conséquence inéluctable du refus délibéré de mettre en œuvre un plan de réformes susceptible de mobiliser l’aide internationale.
La réalité est que l’essence, tout comme le fuel nécessaire pour alimenter les centrales d’EDL ainsi que les médicaments, sont désormais rationnés. Qu’en attendant un ajustement par les prix, c’est-à-une levée des subventions qui contraindrait de facto les Libanais à réduire leur consommation au maximum, les pouvoirs publics ont décidé de rationner les quantités. Et cela ne changera pas tant que le pays n’aura pas d’entrées de capitaux suffisantes pour couvrir sa consommation. Les Libanais finiront par s’habituer à la rareté. Les plus privilégiés, eux, n’auront qu’à envoyer leurs chauffeurs ou leurs coursiers se faire humilier.
Et comme si cela n’était pas déjà assez dégradant, il a fallu rappeler aux déposants la chance qu’ils avaient de retirer leurs dollars au tiers de leur valeur. Difficile de savoir si la décision du Conseil d’État de suspendre l’application de la circulaire 151, qui a le lendemain a été elle- même suspendue, était motivée par une manœuvre politique, par l’injustice du haircut imposé de facto par une conversion à un taux de change totalement arbitraire, ou par la naïveté de croire qu’une alternative plus juste serait proposée.
La réalité est que la BDL n’a pas les moyens de rembourser aux banques ce qu’elle leur doit en devises, et que les dépôts en dollars des Libanais, quoi qu’en dise le gouverneur, ne sont pas disponibles pour le moment. Que sans une restructuration de la dette publique et une réforme bancaire efficace et équitable, ils ne le seront jamais. Que les mesures de bricolage, visant à donner l’illusion d’une résolution progressive de la crise bancaire, en faisant porter les pertes à la population par l’inflation, ont un coût extrêmement lourd pour l’économie et la société. Et que cela n’est pas une fatalité, mais un choix politique.
Ce qui nous amène au gouvernement, qui grâce aux tours de passe-passe auxquels nous a habitué l’éternel chef du Parlement serait sur le point d’être formé. Ou pas.
Il est assez incroyable que des Libanais puissent encore penser que ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre, que ce soit à travers leur protégé à la BDL, leurs pantins au gouvernement ou leurs élus au Parlement – notamment dans la très utile commission parlementaires des Finances – feraient mieux avec un nouveau gouvernement. Que ce soit le camp de la majorité ou celui de la minorité, sachant que leur pouvoir ne découle pas tant de leur nombre de sièges au Parlement que de leur représentativité communautaire. Un gouvernement concocté par l’indéboulonnable Nabih Berry ne consistera donc qu’à reformer une coalition d’intérêts, parfois divergents, que chacun cherchera à préserver.
S’ils ne sont pas encore tombés d’accord sur la partie qui nommera tel ou tel ministre, au moins ils n’ont pas à débattre des moyens de sortir de la crise, le choix de la répartition des pertes et leur étalement dans le temps dans l’objectif de conserver le modèle politique, économique et social actuel ayant été déjà fait. Quel qu’en soit le coût.
Du rapport de la Banque mondiale, dont le terrible diagnostic, a fait couler beaucoup d’encre cette semaine, nous avons retenu un paragraphe qui résume malheureusement très bien l’enjeu des «politiques délibérément inadéquates» menées depuis plus d’un an et demi. L’institution y souligne que la gestion catastrophique de la crise ne s’explique pas par le manque de connaissance ou de compétence des dirigeants libanais, mais par la combinaison de deux facteurs: «L’absence de consensus politique sur des initiatives efficaces», (comme la réforme des subventions qu’on reporte depuis plus d’un an car trop coûteuse politiquement); et «un consensus politique sur la défense d'un système économique en faillite, qui a bénéficié à une minorité pendant très longtemps». Tout est dit.