Pionnier de la presse et de la publicité au Moyen-Orient, le Liban serait-il en train de rater la révolution en ligne ? La publicité en ligne, y est à ce point végétative, qu’il faut bien se poser la question. Elle représenterait moins de 1 % des dépenses publicitaires totales (soit, selon nos estimations, 500 000 à un million de dollars), contre déjà 10 % en moyenne du marché mondial estimé à 45 milliards en 2007. Certes, le pays du Cèdre peut encore s’enorgueillir d’une position prépondérante, sinon dominante, sur les principaux marchés du Moyen-Orient, celui de la péninsule arabique en particulier, où le savoir-faire des expatriés libanais “on” et “off-line” fait merveille. Mais ce n’est qu’une petite compensation face au marasme de son propre marché national. « Le business en ligne est à Dubaï », déplore Élie Achkouty, directeur des ventes chez Adline Media Network, l’une des rares régies à déjà miser sur Internet au Liban.
« Les tarifs au Liban sont parmi les plus faibles de la région », confirme Karim Saïkali, fondateur d’E-comLebanon.com. Il y a un écart de un à dix entre les budgets en ligne alloués à Beyrouth ou à Dubaï. De la même façon, le CPM (coût pour mille impressions, voir glossaire) d’une campagne sur le site du quotidien L’Orient-Le Jour, pourtant dans le peloton de tête en termes de fréquentation avec quelque 30 000 visiteurs en moyenne par jour, démarre à 10 dollars, alors que sur le site économique Ameinfo.com, publié à Dubaï, il varie entre 30 et 70 dollars en fonction des formats et de la position des bannières. Ameinfo.com revendique, il est vrai, un million de visiteurs uniques par mois…

RÉSEAU LACUNAIRE

À ce sous-développement, de multiples raisons. D’abord et surtout, les carences du réseau haut débit. Sa généralisation est pourtant la condition sine qua non d’une montée en puissance de l’audience Internet, elle-même nécessaire au développement de la publicité en ligne. Faute d’un équipement à la hauteur (voir Le Commerce du Levant d’août 2008, “Internet : l’État verrouille le marché”), le nombre de foyers connectés s’avère dramatiquement restreint. Le ministère des Télécommunications dénombre quelque 37 000 abonnements haut débit (ADSL et Wireless), soit un taux d’équipement des foyers de 4,2 % ! À cela s’ajoute le câble... Et le phénomène du piratage, impossible à chiffrer. Un pourcentage bien inférieur aux 24,2 % annoncés pour 2008 par l’institut Internetworldstats.com dont se gargarise le landerneau libanais pour vanter un “Liban connecté”.
La différence ? Internetworldstats.com comptabilise l’ensemble des connexions, dont celles effectuées en bas débit (de type modem raccordé à la ligne téléphonique) dont la lenteur et le prix freinent le surf sur Internet. Internetworldstats.com a cependant raison sur un fait. L’usage d’Internet se développe au Liban : il évoque une croissance de 216 % entre 2000 et 2007 et pas loin de 950 000 connexions par an. Bien loin encore de son potentiel “énorme”, estimé à 600 000 abonnements (soit environ 80 % des foyers connectés comme aux États-Unis) par l’Autorité de régulation des télécoms, dès que les tarifs seront plus abordables et les connexions plus rapides. À défaut d’une démocratisation du haut débit, Internet reste donc un média sélectif, dont l’usage très orienté “news” reste associé à une tranche d’âge précise – les jeunes, adeptes du surf dans les Web café – ou à certaines catégories socioprofessionnelles – les managers, les employés dont les entreprises leur permettent l’accès à Internet. « A minima, c’est cependant une cible très intéressante, CSP + avec un pouvoir d’achat important », relève Arz el-Murr, directeur du site d’information Elnashra.com.

FACEBOOK ET LA GUERRE DE JUILLET

Si l’essor du haut débit est le frein principal à l’émergence d’une e-économie, certaines spécificités du Web libanais expliquent aussi l’atonie du marché de la publicité en ligne. L’une des raisons est liée à son histoire même. Adossés à des groupes de presse, ou en liaison avec des courants politiques qui assurent leur financement, les sites n’ont longtemps pas cru bon de se préoccuper de trafic, ou de rentrées publicitaires. Internet a ainsi d’abord été utilisé comme une vitrine supplémentaire du discours politique. Pour les groupes de presse, il s’agissait aussi d’un nouveau (et simple) relais de l’information contenue dans le format papier, sans adaptation aux spécificités de ce nouveau média.
Les acteurs du secteur ont tardivement pris conscience du réel potentiel publicitaire d’Internet au Liban. Un changement dû à un double phénomène. D’abord, la création en 2004 de Facebook et la montée en puissance des réseaux sociaux. « Jusque-là, dans la région, peu d’annonceurs s’intéressaient à Internet », fait valoir Line Abou Nasr, de l’agence Vertical, qui poursuit : « Avec le succès de Facebook, on s’est rendu compte que certains sites fédéraient des millions d’internautes, des communautés entières (on compte plus de 380 000 membres sur le “réseau Liban” de Facebook, NDLR). Les annonceurs ont alors intégré Internet parmi les supports publicitaires sur lesquels il fallait être présents. L’ensemble du Web régional en a bénéficié. »
La guerre de 2006 a ensuite profondément modifié la donne au Liban. Les internautes, en quête d’une information actualisée en temps réel, se sont précipités sur les quelques sites en mesure de la leur fournir. C’est ainsi qu’est né le “phénomène” Tayyar.org. Le site, affilié au Courant patriotique libre (CPL) du général Aoun, est parvenu à mettre en ligne des news, parfois avant même les chaînes de télévision. Son audience a grimpé jusqu’à des pics vertigineux (69 000 visiteurs par jour en 2006), lui assurant une reconnaissance qui a dépassé les clivages politiques (selon une enquête interne, 40 % des visiteurs du site ne partagent pas la ligne politique du CPL). Depuis, le Web libanais s’interroge et frissonne enfin.

DÉFAUT DE TRANSPARENCE

Mais il n’a pas encore complètement opéré sa mue, sites, annonceurs et professionnels de la publicité manquant encore de maturité. Aucun des maillons de la chaîne n’étant réellement motivé pour faire évoluer la publicité en ligne au Liban, la problématique de croissance du secteur est un peu celle de la poule et de l’œuf.
Parmi les sites, rares sont ceux qui se sont dotés des outils de mesure d’audience capables d’éditer des statistiques de fréquentation fiables, ou des rapports de suivi de campagnes publicitaires... Nombre de sites libanais avancent même des données “farfelues”, voire s’avèrent tout simplement incapables de fournir des taux d’impression cohérents (le nombre de fois où une bannière a été vue). « Certains sites annoncent des niveaux de fréquentation et des taux d’impression erronés. Pour certaines campagnes, je vérifie grâce aux outils de mesure d’une régie publicitaire internationale comme Doubleclick par exemple. Mais au Liban, peu de sites passent par ses services. Je peux aussi envisager de demander à une agence spécialisée d’assurer une mesure payante de l’audience », relève Line Abou Nasr, de Vertical. Cette absence de transparence est une habitude répandue dans le secteur des médias en général, mais si ce dernier a trouvé un modus vivendi pour les supports traditionnels, les exigences du Web sont autrement plus strictes. Car sur Internet, c’est la mesure de l’efficacité (taux de clic ou d’impression…) d’une campagne qui en détermine le succès et la part grandissante des budgets alloués au Web.
Résultat, les annonceurs libanais habitués à la règle du jeu floue dans les supports traditionnels la répliquent sur la Toile, mais les annonceurs régionaux et internationaux préfèrent s’en tenir à l’écart. Ainsi, plutôt que de placer une campagne sur un site en fonction de son audience et de passer aux modes de rétribution propres à la publicité en ligne tel le fameux CPM (coût par mille impressions), et pour éviter aussi de se voir taxer de favoriser un courant politique au profit d’un autre, bon nombre d’annonceurs arrosent chacun des sites d’un petit morceau du pactole publicitaire. Pour sa dernière campagne en ligne, l’opérateur MTC Touch a, par exemple, littéralement inondé l’Internet libanais. « L’idée dans ce cas-là est d’être présent partout », avance Line Abou Nasr, de Vertical. Cette “neutralité budgétaire” a un prix : elle maintient le secteur hors du champ de la compétition, à un niveau, qui plus est, d’immaturité professionnelle. Difficile dans ces conditions de voir fleurir les bannières Land Rover, Nokia, Coca-Cola ou Burger King comme c’est le cas sur MSN Arabia, fantasme d’à peu près tous les sites libanais. « Sans mesure d’audience crédible, les investisseurs régionaux ou internationaux ne viendront pas », assène Karim Saïkali, de E-comLebanon.com.

DU CÔTÉ DES AGENCES

Dans le petit monde des agences, le panorama n’est guère plus reluisant. De grands groupes présents à Beyrouth, qu’il s’agisse de Leo Burnett ou Publicis, n’ont pas cru bon encore de développer, en interne, de véritables pôles “on-line”, alors qu’aux États-Unis, en Europe l’intégration des compétences requises a été réalisée dans les années 2000-2002 (souvent par acquisition externe d’agences Web) et plus tardivement, dans le Golfe, à partir de 2006. Pionnière, Vertical, affiliée au réseau Saatchi, a lancé il y a quelques mois seulement un département multimédia, dénommé Fusion, avec trois personnes chargées d’en développer l’activité. De la même façon, les régies publicitaires, à l’exception d’Adline, laissent encore de côté les budgets “on-line”. À chaque fois, la raison en est simple : pas assez d’argent en jeu pour s’en préoccuper.
Du coup, Internet reste encore au Liban le parent pauvre de la communication. Il n’est presque jamais intégré en amont à la réflexion stratégique d’une marque ou d’un produit. « Je ne travaille jamais avec les agences publicitaires traditionnelles. La plupart du temps, ce sont les annonceurs qui viennent directement me voir – ou moi-même qui les démarche », constate Karim Saïkali. À l’image de E-comLebanon.com, première agence d’e-marketing, fondée en 2000, quelques agences indépendantes se sont pourtant créées. Ainsi, l’agence Pixel Veggie, intégrée, depuis quelques mois, au réseau Tribal DDB ou bien encore Eastline Marketing. Mais ces deux agences Web doivent leur développement à des accords de sous-traitance avec le marché européen ou nord-américain. « Les coûts sont moindres au Liban, de l’ordre de 30 à 40 % en dessous du marché américain », explique Marc Dfouni, directeur de Eastline Marketing. Même si depuis son lancement, en septembre 2006, Eastline a aussi constaté l’intérêt de certains annonceurs locaux, bien qu’encore faible.
Beaucoup considèrent encore Internet comme un média marginal. Certains secteurs – l’immobilier ou les Télécoms – ont certes envahi les pages Web des sites. Au point d’ailleurs que des sites ont désormais choisi de limiter la publicité en ligne à certains espaces pour ne pas phagocyter le contenu éditorial. Mais leur présence reste limitée à des campagnes qui reproduisent celles publiées dans les supports traditionnels. « C’est, pour eux, un support parmi d’autres. Là est leur erreur : Internet est un média qui possède ses propres codes de communication, surtout ses propres supports », dit Patrick Boulos. Or, en fonction du choix des bannières, de leur taille, de l’adjonction ou non d’animation, on peut améliorer ses taux de transformation de manière considérable. « Au Moyen-Orient, le taux de clic moyen se situe entre 0,17 et 0,21 % seulement (contre 0,3 % en moyenne mondiale, NDLR) », déplore Line Abou Nasr, de l’agence Vertical. Des résultats médiocres qu’on pourrait pourtant améliorer en jouant sur l’animation des bandeaux, en utilisant l’interactivité du média… Bref, en prenant enfin en compte les spécificités d’Internet.
La faible implication des agences sur le créneau du Web se ressent au niveau de la qualité des campagnes. Celles qui s’intéressent au domaine concentrent généralement leurs efforts sur la technique (stratégie de référencement, ciblage…) au détriment de la créativité. Eastline, par exemple, ne mène que des “campagnes ponctuelles”, autant dire rares, pour lesquelles ses clients lui fournissent au préalable les créatifs visuels. À charge pour cette agence de fournir une stratégie marketing, notamment en terme d’achat d’espace en ligne. « Lorsque les agences doivent réaliser une campagne Internet, celle-ci n’est que la simple copie de la campagne presse ou TV classique. On reprend le visuel. On l’anime éventuellement. Et encore ! La publicité statique sur Internet domine toujours ici ! Il n’y a pas encore d’esthétique propre à Internet, alors qu’en Europe, aux États-Unis ou même à Dubaï, on a depuis longtemps reconnu ses potentiels », avance Patrick Boulos, de Pixel Veggie.
Là encore cependant, on en revient au problème initial : les carences du réseau haut débit. Car le “rich media”, qui permet animation et interactivité, et génère, selon les enquêtes, de meilleurs taux de clics, est bien plus gourmand en bande passante que les images statiques. Chiffres-clés d’Internet au Moyen-Orient
Pays Population Nombre de Nombre de Taux de Taux comparé Progression
estimée connexions connexions pénétration à la population utilisation
en 2007 (déc. 2000) (2008) (%) région (%) 2000-2008 (%)
Bahreïn 708 573 40 000 157 300 22,2 0,5 293,3
Iran 65 397521 250 000 18 000 000 27,5 53,7 7,1
Irak 27 499638 12 500 36 000 0,1 0,1 188
Israël 6 426 679 1 270 000 3 700 000 57,6 11,0 191,3
Jordanie 6 053 193 127 300 796 900 13,2 2,4 526
Koweït 2 505 559 150 000 816 700 32,6 2,4 444,5
Liban 3 925 502 300 000 950 000 24,2 2,8 216,7
Oman 3 204 897 90 000 319 200 10 1 254,7
Palestine (Cisj.) 2 535 927 35 000 266 000 10,5 0,8 660
Qatar 907 229 30 000 289 900 32 0,9 866,3
A. saoudite 27 601 038 200 000 4 700 000 17 14 2,2
Syrie 19 314 747 30 000 1 500 000 7,8 4,5 4,9
EAU 4 444 011 735 000 1 708 500 38,4 5,1 132,4
Yémen 22 230 531 15 000 270 000 1,2 0,8 1,7
Total M.-O. 192 755 045 3 284 800 33 510 500 17,4 100 920,2
Source : Internetworldstats.com.