Les souks de Beyrouth vont enfin ouvrir ! Ce nouveau centre commercial, d’une surface totale de 138 000 m2 selon le site économique Zawya (malgré nos demandes réitérées, Solidere n’a pas daigné répondre à nos questions), don’t les trois quarts dédiés à des emplacements commerciaux et plus de 3 000 places de parkings, doit, en effet, être inauguré cet été. Situé sur l’emplacement des anciens souks Ayass et Tawilé, ce mall à l’occidentale, pensé pour offrir des produits “moyen de gamme” (H&M devrait, entre autres, être présent) au public libanais et étranger, va enrichir le paysage commercial beyrouthin d’une nouvelle place forte marchande et redynamiser un quartier, en peine de succès commerciaux depuis sa reconstruction.
Car la demande depuis un mois ou deux ne cesse d’augmenter pour des emplacements commerciaux tout autour. « Au Liban, il suffit qu’un seul se décide à implanter son enseigne, pour que les autres veuillent suivre », commente George Chamoun, du groupe Retail, qui ouvre dix boutiques dans les souks. Pour Guillaume Boudisseau, consultant immobilier au sein de la société RAMCO Real Estate Advisers et professeur de géographie commerciale à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), deux explications sont possibles à ce soudain engouement. « La première : les commerçants, qui n’y sont pas implantés, ont enfin compris que ce projet allait donner un véritable coup de fouet à l’essor commercial du centre-ville. La seconde : les emplacements dans les souks de Beyrouth sont quasiment complets et la demande désormais déborde dans les rues adjacentes telles que Bab Idriss, Riad Solh, Weygand et Foch. » Outre l’ouverture des souks, une autre nouvelle gonfle la tendance : le groupe Aïshti ouvre douze magasins monomarques d’ici à la fin de l’année 2009 au centre-ville (Canali, Corneliani, Dior, Burberry, Chloé, Bottega Veneta, Balenciaga, Stella McCartney, Jimmy Choo, Etro, D&G ainsi qu’un nouveau Aïzone multienseignes). Le groupe libanais prépare également le lancement de son gigantesque “department store” (30 000 m2), sur le front de mer, dans la zone de l’ancien Khan Antoun Bey.
L’ouverture des souks de Beyrouth pose cependant le problème du modèle choisi pour le développement et la réussite de l’offre commerciale à Beyrouth. Pour une enseigne en effet, le choix de la localisation est primordial ; son aire d’implantation étant directement corrélée à son futur chiffre d’affaires. De très sérieux modèles mathématiques permettent ainsi de délimiter la zone de chalandise d’une aire de marché, d’effectuer des prévisions sur la demande des consommateurs et celle des ventes de la boutique. Avec le développement des chaînes ou des réseaux de franchisés, on doit également se préoccuper de la “localisation multiple”, soit du respect pour chacune des boutiques de sa zone de chalandise propre. À Beyrouth, les stratégies d’implantations commerciales se restreignent en fait à deux grandes logiques. La première : privilégier d’abord les centres commerciaux don’t le trafic – sept millions de clients par an pour l’ABC d’Achrafié – assure une clientèle captive aux enseignes qui s’y implantent. « Il faut être là où est le business. Et le business est principalement dans les malls », résume Charles Arbid, patron de la marque libanaise Rectangle Jaune, présent dans les deux ABC (Dbayé et Achrafié ainsi que dans le CityMall de Nahr el-Mot). Sa prochaine implantation ? Sans surprise, le nouveau mall des souks du centre-ville. Rectangle Jaune y ouvre une boutique de 60 m2. « Si nous voulons nous tenir sur le même rang que nos concurrents, qui sont présents dans les malls, notre implantation y est aussi obligatoire », reprend-il.
Quelle sera alors la zone de chalandise des souks de Beyrouth ? Les études montrent que l’attractivité d’une aire se décompose en trois axes principaux : une zone de chalandise primaire (60 à 70 % du chiffre d’affaires d’une boutique) ; secondaire (15 à 20 %) et marginale. La réussite d’une enseigne se calculant en grande partie ensuite en fonction de l’étendue de sa zone de chalandise. Si l’on prend le cas de l’ABC d’Achrafié, l’on peut ainsi découper son attractivité : zone de chalandise primaire – habitants aisés d’Achrafié et de l’Est beyrouthin ; zone secondaire – Ouest de Beyrouth – et marginale – les touristes du Golfe. Dans le cas des souks de Beyrouth, l’équation semble immédiatement poser difficulté, ne serait-ce que parce qu’ils s’inscrivent dans une zone en création (ou en renaissance). Faute d’un nombre assez important d’habitants (ou de salariés) au centre-ville, on peine d’entrée à définir sa zone de chalandise primaire. Secondaire ? Si l’ouverture des souks va combler une attente réelle pour l’Ouest de la ville, où nul centre commercial d’envergure n’est encore venu satisfaire les besoins de consommation des habitants ; à l’Est, la présence de l’ABC d’Achrafié freine déjà son potentiel d’expansion. « Les premiers implantés ont toujours une longueur d’avance en termes de fidélisation des clients même si une perte de la clientèle ou le départ de certaines enseignes haut de gamme sont prévisibles à l’ABC », avance un expert, qui tient à l’anonymat. Quant à sa zone tertiaire ou “marginale” – soit les “fameux” touristes du Golfe –, la question de savoir si leur nombre et leur pouvoir d’achat seront suffisants reste non résolue. « On peut estimer que les touristes du Golfe génèrent 20 à 30 % du chiffre d’affaires des boutiques du centre-ville », reprend ce même expert. Alors quid des 70 % restants ? Faute de réponses, de la part de Solidere, on ne peut que s’interroger. « Si l’on tient compte des difficultés de circulation, venir à Beyrouth pour des Libanais qui habitent à l’extérieur de l’agglomération est une hérésie » rappelle l’expert.
Surexposition de la marque
L’autre option, cette fois spécifique au marché libanais, c’est d’assurer une exposition de l’enseigne dans les principaux quartiers marchands. « Les zones de chalandise sont assez étroites au Liban. Du fait d’habitudes de consommation spécifiques, liées à la guerre civile, on reste encore beaucoup dans son quartier », explique George Chamoun, le directeur du groupe Retail (groupe saoudien Hokair Holding). Le groupe Retail a ainsi opté pour cette stratégie de “surexposition” de ses treize marques sous franchises (Lingerie La Senza et La vie en rose, chaussures Nine West et Aldo, vêtement pour enfants Okaidi entre autres), dans tous les quartiers marchands de Beyrouth. George Chamoun poursuit : « Seul à échapper à cette logique : l’ABC d’Achrafié où on rencontre aussi bien des Achrafïotes, que des habitants de l’Ouest, voire des touristes du Golfe. Mais si l’on veut toucher les gens de Verdun, il faut être à Verdun, faute d’espérer les voir se déplacer, ne serait-ce qu’à Hamra. » Conséquence : le groupe Retail possède soixante magasins au Liban. À Beyrouth, outre une implantation dans les principaux centres commerciaux, ses boutiques s’inscrivent dans le tissu de quartiers comme Verdun, Hamra ou encore Kaslik. Certains poussent même cette logique jusqu’à l’extrême : le H&M danois, Vero Moda louent ainsi trois magasins distincts, qui offrent par ailleurs la même marchandise, agglutinés à quelques mètres les uns des autres dans la rue Hamra…
Ciblage clients
Cette stratégie d’implantation par quartiers commerciaux se heurte cependant à une première restriction : la nécessité de cibler sa clientèle. En clair, et comme le remarque, amusé, Michel Abchee, président d’Admic (Mexx, Celio) : « Quand on travaille dans le haut de gamme, rien ne sert d’ouvrir une boutique à Rabié : la clientèle haut de gamme ne s’y trouve pas et vos clients n’iront jamais à Rabié pour faire leur shopping luxe. » À moins, bien sûr, d’être en mesure d’attirer sur son nom (ou sur les marques représentées) un trafic suffisant pour qu’une localisation “originale”, c’est-à-dire hors des zones marchandes conventionnelles, soit finalement acceptable. C’est le choix d’Aïshti (huit magasins au Liban, don’t six à Beyrouth), pour certains de ses magasins. Aïshti a ainsi implanté l’un de ses “navires amiraux” (6 000 m2), l’Aïshti Seaside, sur l’autoroute reliant Beyrouth à Zalka, à Jab el-Dib. Le groupe y est, il est vrai, propriétaire des murs. Le Seaside regroupe l’ensemble des cinq cents marques franchisées (Gucci, Fenzi, Dolce & Gabana, Cavalli, Zegna…), déjà présentes dans les autres magasins. Il s’en distingue cependant par l’installation d’un café et d’un espace dédié à la décoration et l’aménagement intérieurs. À la question de savoir si la clientèle se déplace vers un lieu aussi excentré, Tony Salamé, PDG du groupe Aïshti, répond par l’affirmative. « Notre clientèle – en priorité les touristes du Golfe – est friande de “destinations shopping”. Elle peut parfaitement se rendre d’un point de vente à un autre. » Il n’empêche : visité à deux reprises, le Seaside semblait bien vide…
Cannibalisation
Avec l’ouverture des souks de Beyrouth, deux risques majeurs apparaissent. D’une part, une cannibalisation d’une région marchande par une autre devient réelle. Pour Michel Abchee, PDG d’Admic, à n’en pas douter, les autres quartiers souffriront de l’ouverture des souks de Beyrouth. « Nous nous attendons à une perte de chiffre d’affaires sur nos autres magasins. » Et, d’autre part, un risque d’uniformisation de l’offre. Car quelle sera la plus-value dans “l’expérience de consommation”, ainsi que l’on nomme désormais l’acte d’achat, d’un client entre les magasins La Senza de Verdun, Hamra, Kaslik, Sin el-Fil ou de celui que le groupe Retail s’apprête à ouvrir aux souks de Beyrouth ? Réponse : aucune. Décor identique, produits similaires…
Seule solution pour y pallier : se différencier. Cette différenciation passe par l’animation du quartier. L’instauration d’un festival culturel, d’événements comme une brocante ou de fêtes comme la Saint-Valentin fonctionnent ainsi comme des marqueurs calendaires, qui peuvent créer (ou renforcer) une identité de quartier. Avec, à la clé, un trafic passant peu ou pas coutumier de la région marchande. Autre élément de différenciation : le point de vente lui-même don’t le design intérieur (et son renouvellement régulier) compte beaucoup dans l’attractivité. Nouveau venu sur le marché libanais, Boutique 1 a fait le pari de s’installer à Park Avenue (Bab Idriss). Boutique 1 doit ouvrir sur 1 000 m2 (une centaine de marques présentes comme Missoni, Blumarine, Temperley) début juillet. Pour Hala Matta, responsible de la branche libanaise de ce groupe, installé à Dubaï depuis six ans (l’investisseur principal étant un Libanais expatrié), ce “retour aux sources” s’explique, en partie, “par des valeurs sentimentales” : « Nous voulions revenir au Liban, alors que Beyrouth redevient une grande adresse du luxe au Moyen-Orient. Pour nous, Park Avenue équivaut à l’avenue Montaigne. » L’élaboration des parcours clients de Boutique 1 s’appuie sur des études de psychologies marketing, qui montrent que les clients vivent leur parcours dans une boutique comme s’ils étaient les invités d’une maison privée. Avec une implication grandissante, au fur et à mesure qu’ils avancent et pénètrent dans les allées. Ce que Hala Matta dénomme poétiquement le « potentiel narratif d’un magasin ». « Les accessoires, les cosmétiques ainsi que les objets de décoration intérieure sont placés à l’entrée : leur achat est moins impliquant que d’autres. Ensuite, notre clientèle traverse une zone multimarques – lignes homme et femme cependant séparées – pour arriver, juste avant le lounge VIP, dans la zone des tenues d’apparat, l’achat qui s’avère le plus intime. » Ce qui importe dans ce cas, c’est de se démarquer tout en maintenant certains repères identiques d’un magasin à l’autre. « La conception de la boutique de Beyrouth est totalement différente de celle de Dubaï. Nous conservons l’esprit Boutique 1, mais nous l’adaptons pour que nos clients se reconnaissent et, en même temps, n’aient pas la sensation du similaire. » C’est, sans doute, ce qui manque encore aux différents réseaux de franchisés, qui dominent le marché libanais et entraînent un effet d’homogénéisation de l’offre marchande.
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