Avant la guerre civile, le centre-ville et ses souks représentaient la « centralité marchande » de Beyrouth. Toute la ville y venait. Mais d’autres zones commerciales émergent, avant même que la guerre civile ne détruise les anciens souks de Beyrouth. « En fait, même si la guerre a accéléré l’exode des commerçants, le centre-ville avait commencé à se dépeupler à partir des années 1950 », analyse Guillaume Boudisseau, consultant immobilier au sein de la société RAMCO Real Estate Advisers et professeur de géographie commerciale à l’ALBA (Académie libanaise des beaux-arts). Entre les années 60 et 70, une série de galeries marchandes, à l’image du Gefinor, du Strand ou du centre Sabbag, ont ainsi été construites à proximité du centre-ville, dans le quartier moderne de Hamra, qui concentrait les activités de loisirs de Beyrouth. Plusieurs cinémas, des cafés comme le fameux Horse Shoe y attiraient étudiants et intellectuels. La présence d’universités, d’hôpitaux, à la périphérie du quartier, explique aussi pourquoi Hamra est le premier quartier à s’émanciper du monopole commercial du centre-ville. « La rue Hamra est une légende urbaine. Le lieu de l’intelligentsia. Qui, évoquant Beyrouth ne connaît pas Hamra ? » s’enorgueillit Abdel Salam al-Ariss, responsible de la communication du Comité des commerçants de Hamra. Première adresse du luxe de Beyrouth, Hamra dépérit cependant assez vite. La saturation du tissu urbain, puis sa dévalorisation, contribue à son déclin. Le site pâtissant notamment, au début de la guerre, de l’occupation illégale de très nombreux immeubles.

Le boom de Verdun
Le démarrage comme quartier marchand de Verdun coïncide avec la construction de l’immeuble Assaf et l’ouverture associée du supermarché Spinneys dans les années 1960. Verdun est déjà alors l’adresse d’un nombre important d’institutions libanaises et étrangères comme l’UNRWA, la caserne de gendarmerie ou le Lycée français. Mais c’est avec la guerre et le déclin social de Hamra que ce quartier prend pleinement son essor : les banques notamment y rapatrient leur siège social. La troisième phase du développement immobilier de Verdun démarre dans les années 1990, sous l’impulsion de nouveaux investisseurs, issus de l’immigration en Afrique. Cinq galeries marchandes, avec à l’intérieur une centaine de franchisés, érigent le quartier au rang d’adresse commerciale incontournable. Ces galeries se définissent comme des espaces clos, et verticaux. « La galerie marchande est devenue un lieu de visite et de sortie. La clientèle n’y vient plus pour faire ses achats, elle s’y adonne à une errance ludique », reprend Guillaume Boudisseau. Ce quartier résidentiel relève alors de ce que le sociologue français Michel Pinçon appelle une « griffe spatiale », à l’image du faubourg Saint-Honoré ou Saint-Germain, en France, dans les années 1950. Les “beaux quartiers” attisent la convoitise du monde des affaires, des ambassades et des commerces de luxe, à la recherche de localisations dignes de l’image qu’ils entendent donner d’eux-mêmes. « Verdun est devenu une référence dans le paysage commercial à l’échelle locale et internationale (c’est-à-dire les pays du Golfe). Pour des raisons d’ascension sociale et de prestige, les grands noms du luxe n’échappent pas à l’attraction de Verdun. Les résidences et les familles aisées, les sièges sociaux de banques, l’implantation de galeries marchandes et de ce type de boutiques haut de gamme ont favorisé la dynamique spatiale de Verdun », fait valoir Guillaume Boudisseau. Conséquence : la hausse de la valeur mobilière contribue à la destruction du paysage urbain, en particulier des anciennes résidences bourgeoises au profit de ces « petites galeries marchandes ».

La guerre détruit le paysage commercial
Déjà malmené, la guerre civile termine d’éclater le schéma de “centralité commerciale” de Beyrouth : les souks du centre-ville détruits dès les premiers mois du conflit, les commerçants se replient vers leurs quartiers résidentiels ou des zones périphériques. On assiste alors à une redistribution de l’espace commercial avec la naissance de zones multiples. Aucune ne parvenant à s’imposer comme l’adresse numéro un du commerce et surtout du luxe à Beyrouth. Un commerce de proximité s’organise, comme dans le cas d’Achrafié, don’t l’essor marchand date des années de guerre et, d’autre part, à la construction d’espaces tel Kaslik à la périphérie. « Achrafié devient l’adresse de presque tout l’Est de la ville. En parallèle, l’essor immobilier du quartier chrétien se poursuit avec une montée de la densité résidentielle au sein de laquelle une population aisée prend pied », explique Antoine Eid, président de l’Association des commerçants d’Achrafié, don’t le premier magasin Joseph Eid se trouvait à Bab Idriss. Le boom immobilier des années 1970-80 favorise aussi le développement d’immeubles commerciaux à l’extérieur de Beyrouth. « Le souk de Barbir a été fondé par les marchands de l’ancien souk Sursock du centre-ville comme Mar Élias a vu en partie le jour grâce aux commerçants de souk Tawilé », dit Rachid Kebbé, président de l’Association des commerçants de Barbour, don’t le magasin familial se trouvait à l’origine en centre-ville, tout près de l’actuel Aïshti. À quelques exceptions près, l’ancienne élite marchande d’avant-guerre ne retrouve pas sa place quand démarre, en 1994, la reconstruction du centre-ville. La plupart restent, en effet, exclus d’un espace, qui entend se définir désormais comme la « vitrine de l’hyperluxe international ». La majorité des enseignes présentes en centre-ville, souvent de renommée internationale, ouvrant d’ailleurs pour la première fois au Liban.

Une adresse en mutation permanente
Depuis la guerre, les adresses commerçantes changent, permutent sans qu’il soit possible, pour aucun quartier, de s’inscrire dans la durée. « L’activité commerciale de Beyrouth fluctue avec des cycles de hausse et de baisse, de valorisation et de dévalorisation. Presque tous les 10 ans, un nouveau quartier émerge comme “l’adresse où il faut être”, puis retombe avant, éventuellement, de revenir à un cycle haut. C’est, par exemple, le cas de Kaslik : la région est devenue l’adresse du luxe au cours des années 1980-90, en remplacement du centre-ville et de Hamra, inaccessibles. Puis Kaslik a périclité quand, la guerre terminée, Beyrouth a retrouvé un semblant d’attractivité avant de revenir sur le devant de la scène grâce à l’arrivée de grosses enseignes comme Zara, mais sans retrouver son prestige d’antan », explique Guillaume Boudisseau. Ce phénomène “en dents de scie” s’explique, en partie, par des phénomènes de mode, des jeux de pouvoirs également. « Un quartier monte, il devient le lieu “in” du moment puis un autre le supplante, sans raison valable. Il suffit parfois qu’une enseigne se déplace. Les autres suivent », constate Antoine Eid, président de l’Association des commerçants d’Achrafié. Il existe toutefois des exceptions. Dans des registres différents, les quartiers d’Achrafié, l’axe autoroutier Zalka-Dbayé, les rues Furn el-Chebback, Barbour et Mar Élias parviennent à maintenir leur dynamisme économique. Souvent liés à la présence à proximité de petites industries locales, ils ont été rénovés (Barbour, par exemple, en 2000), ou ont vu d’importantes boutiques s’implanter (Vero Moda à Furn el-Chebback). Mais d’autres, comme Jounié, New Jdeidé ou Badaro, n’arrivent pas à redynamiser leur tissu commerçant. Seul quartier à s’émanciper de ce cycle ? Hamra, qui, malgré un ralentissement des années 90, maintient et renforce l’attractivité de son pôle commerçant. « Hamra sort peu à peu des années de guerre et attire à nouveau un panel d’acteurs et de réseaux. Cet enchevêtrement des appartenances en fait l’espace symbolique de la cohabitation à Beyrouth. Hamra s’affirme comme le “nouveau centre ancien” de la ville, qui conserve une sédimentation historique à la différence du nouveau centre-ville produit par Solidere », reprend Guillaume Boudisseau. Depuis deux ans, ce quartier de l’Ouest beyrouthin accélère son rythme de croissance au point qu’il devient difficile de trouver un espace disponible pour s’y installer.

Déclin des galeries
Après la guerre, les galeries marchandes s’implantent encore dans les quartiers tel le centre Alta Vista (Kaslik), Hamra Square (Hamra), Sodeco Square (Achrafié). Au tournant du millénaire, Beyrouth compte ainsi une vingtaine de ces galeries, qui représentent une surface commerciale de l’ordre de 200 000 m2. Chacune offrant environ 8 000 à 9 000 m2 de surfaces commerciales, la plupart en location, avec un taux d’occupation de l’ordre de 70 à 80 % pour les plus dynamiques. Mais ces structures ont des résultats mitigés. Elles attirent peu les enseignes internationales. « Les marques internationales n’acceptent pas de s’installer en étage. Le choix de l’emplacement fait partie du cahier des charges de leurs franchises : par souci de rentabilité et d’image, elles sont tenues d’être présentes au rez-de-chaussée, le plus fréquenté. Seules les enseignes locales prennent le risque de s’implanter sur les premiers ou seconds étages », explique Guillaume Boudisseau. Aujourd’hui, plusieurs de ces galeries sont moribondes : mauvaise configuration architecturale, loyers trop élevés, absence de grandes marques pouvant servir de “locomotive”… Ainsi de l’Estral (Hamra), aujourd’hui vidée (deux cafés y survivent encore) ou de Hamra Square, don’t le rez-de-chaussée seulement attire des boutiques et des cafés, tandis que ses niveaux supérieurs périclitent. Autre exemple : Sodeco Square. Dans le cas de cette galerie toutefois, c’est aussi le pari des propriétaires, des investisseurs privés, qui justifie l’échec : en choisissant de vendre (et non de louer) les espaces disponibles, ils ont abandonné l’idée d’une gestion et d’une animation d’ensemble, faute de quoi le site a décliné. Un projet de revitalisation de Sodeco Square serait cependant à l’étude avec l’arrivée du café Younes au rez-de-chaussée et de plusieurs boutiques de prêt-à-porter moyen de gamme. « Il est probable que les enseignes internationales rejoindront les centres commerciaux tandis que les galeries marchandes accueilleront des marques locales », estime Guillaume Boudisseau.

L’arrivée des centres commerciaux
Car la grande révolution, c’est désormais l’émergence des malls. Beyrouth se trouve ceinturée de grands centres commerciaux : Beirut Mall (15 000 m2, situé à Chiyah) ; CityMall (60 000 m2, situé à Nahr el-Mott) ; ABC (50 000 m2 situé à Dbayé) ; Le Mall (ex-Metropolitan Boulevard, 12 000 m2, situé à Sin el-Fil, groupe émirati al-Habtoor). Leur zone de chalandise varie. Beirut Mall, par exemple, peut compter sur une clientèle presque captive : les quelque 500 à 700 000 habitants de la banlieue sud. « Nous atteignons deux millions de visiteurs par an et notre chiffre d’affaires a augmenté de 50 % entre 2008 et 2009 », confiait Zaher Chatila, directeur général du Beirut Mall au quotidien L’Orient-Le Jour en avril 2009. À cette liste s’ajoute l’ABC d’Achrafié (29 500 m2, ouvert en 2003), seul centre commercial citadin, à l’heure actuelle. Plusieurs autres projets devraient finir de saturer l’offre commerçante de Beyrouth. Le premier à ouvrir : les souks du centre-ville, don’t l’inauguration est prévue pour l’été. L’inauguration du deuxième est prévue prochainement : le Verdun 5 doit occuper une surface de 52 000 m2 face à la galerie Dunes. Ce projet porte la griffe du promoteur Horizon Development (groupe IRAD, holding détenu majoritairement par la famille Hariri). Deux autres projets de la compagnie Acres Development Holding, filiale du groupe Azadea, sont encore dans les cartons. Ce groupe libanais prévoit notamment la création du Le Mall Dbayé, un espace de 50 000 m2 d’ici au début de 2011 avec une centaine de boutiques, dans la continuité de l’ABC , en bordure de l’autoroute. « Nous proposons des loyers en moyenne entre 800 et 1 000 dollars le m2. » Outre les marques du groupe Azadea telles que Zara, Mango, Stradivarius, Massimo Dutti, Bershka, Zara Home… nous devrions accueillir le groupe de sport Décathlon », fait valoir Georges Kamal, PDG d’Acres Development, qui finalise, par ailleurs, la construction d’un centre commercial de 12 000 m2 dans le centre-ville moderne de Saïda.

Un espace de vie
Fidèles au modèle commercial nord-américain, ces “centres de vie et de loisirs” (lifestyle centers) offrent beaucoup de services à leur clientèle (parkings gratuits, sécurité renforcée, climatisation, espaces verts…). Ils mixent également l’offre culturelle (cafés, cinémas, aires de jeux pour enfants) aux enseignes commerciales. Et louent le trafic passant induits, bien plus qu’ils ne vendent un espace commercial précis. « La notion de “loyer attractif” n’a jamais constitué un facteur déterminant dans le plan de lancement de l’ABC d’Achrafié. Ce sont plutôt les notions de services, de “mix-enseignes”, de qualité de construction qui ont été prises en considération. Axer sur les prix uniquement aurait entraîné une dévalorisation quasi immédiate du projet », fait valoir Daniel Tchakedjian, directeur financier de l’ABC. Les loyers pratiqués par l’ABC (hors grand magasin) se situent aux alentours de 1 500 dollars le m2. Si ce mall est parvenu à imposer ces tarifs onéreux au regard du marché libanais (un magasin, dans la partie de rue Hamra la plus chère, entre le café Costa et le Starbucks, se négocie autour de 800 dollars le m2 alors que dans la rue parallèle, rue Makdissi, il avoisine les 250 dollars le m2), c’est en partie en pariant sur la présence de grandes enseignes internationales. Plusieurs des boutiques “locales”, reléguées au sein du Mall Street contre un loyer préférentiel, ont ainsi mis la clé sous la porte et se sont rapatriées dans leur ancienne boutique d’Achrafié.
En général, les centres commerciaux accueillent un supermarché (ou un hypermarché), jugés seuls en mesure de drainer une clientèle suffisante. C’est le cas du CityMall où le groupe koweïtien TSC a remplacé Géant Casino. À défaut (ou en complément), ces centres hébergent des enseignes locomotives (ou “anchor stores”) tel le BHV, Zara… Soit des enseignes capables d’attirer la clientèle sur leur seul nom. L’ABC d’Achrafié se distingue encore cependant de ce modèle. « Pour des raisons de standards qualificatifs, nous avons choisi de ne pas intégrer un supermarché au sein de l’ABC. Il n’y a pas non plus de véritables locomotives, si l’on excepte notre propre grand magasin. »
Mais certains de ces malls ont subi des revers retentissants. L’ancien Metropolitan Boulevard (Le Mall aujourd’hui), situé à Sin el-Fil, dans une région qui n’a jamais été une zone marchande d’envergure, a ainsi été un échec. Et l’on peut se demander si les modifications apportées à son design intérieur, lors de son rachat par le groupe al-Hatboor, suffiront à son succès. Georges Kamal, PDG d’Acres, qui a signé un bail de 20 ans pour la gestion du Mall de Sin el-Fil, veut le croire. D’autant, assure-t-il, que sa renaissance ne passe pas uniquement par une refonte de son modèle architectural. « Notre taux d’occupation est de l’ordre de 98 % dès l’ouverture fin avril 2009. Nous avons également repensé les différents niveaux. Chacun autour d’un thème “enfant” pour le niveau bas (L3) ; “mode” pour le rez-de-chaussée (GF) et le niveau 1 (L1) et “Luxe” pour le dernier niveau (FF). Au final, autour de 75 marques sont présentes, don’t des restaurants comme Roadster, Julia’s ou Lina’s. »
Le Mall n’est pas le seul à vivoter. Le City Mall pose aussi problème : si son taux d’occupation se situe à 95 %, comme ses propriétaires s’en enorgueillissent, c’est au détriment d’une logique qualitative des enseignes présentes. Le “remplissage” des locaux répond à une nécessité de rentabilité évidente, qui induit un “méli-mélo” de marques, mal assorties entre elles, ou une gestion de l’espace “saugrenue” comme l’installation de cafés au pied des escalators, qui oblige les consommateurs à slalomer avec leur caddie entre les tables.
Avec l’émergence de ces centres commerciaux dans la périphérie ou dans Beyrouth, le paysage commercial de la capitale arrive à saturation, sans que toujours pour l’heure un quartier soit en mesure de damner le pion aux autres. Pour Georges Kamal, « le succès d’un centre commercial se fera dans un proche avenir au détriment d’un autre, dans une nouvelle répartition des zones de chalandise ». La guerre des malls est bien lancée.