Sans surprise, l’étude de Sari Hanafi et Åge Tilnes, respectivement professeurs au département de sociologie de l’Université américaine de Beyrouth et chercheur au centre FAFO (Fondation norvégienne de recherches en sciences politiques), intitulée Employabilité des Palestiniens au Liban : contraintes et transgression (2009) montre que les restrictions à l’accès des Palestiniens au marché du travail engendrent de multiples discriminations. Rappel historique : le Liban applique le principe de la “réciprocité”. Ainsi, un Français bénéficie au Liban des mêmes droits qu’un Libanais en France. La “Palestine” n’existant pas, la réciprocité ne s’exerce donc pas. D’où, pour les Palestiniens du Liban, la non-reconnaissance de leurs droits. Différentes mesures ministérielles régulent l’emploi des Palestiniens : plus de 70 professions leur étaient interdites, en particulier l’ensemble des métiers libéraux jusqu’en 2005, date à laquelle le ministère du Travail a assoupli ces restrictions. Si 51 fonctions leur sont encore prohibées, les métiers de pompiste, cuisinier, chauffeur de taxi ou coiffeur leur sont désormais ouverts. Pour ces emplois toutefois, et comme pour tous les “résidents étrangers”, les Palestiniens doivent obtenir au préalable un permis de travail. Ce qui n’est pas le cas des Syriens ou des Égyptiens pour lesquels des accords spécifiques existent. Or, fin 2005, sur les 109 379 permis de travail délivrés à des étrangers par le ministère du Travail, seuls 278 concernaient des Palestiniens. C’est encore pire en 2007 (du fait de la guerre, pas de chiffres disponibles pour 2006) : 121 370 permis délivrés dont 131 à des Palestiniens. En 2008, 131 112 permis ont été délivrés dont 254 à des Palestiniens. « Les statistiques du ministère montrent que l’assouplissement de la loi n’a eu aucune incidence sur l’employabilité des Palestiniens », note Sari Hanafi. L’absence de permis de travail a également une autre incidence : l’impossibilité d’adhérer aux ordres et aux syndicats libanais. L’affiliation à ces organisations se trouvant, le plus souvent, nécessaire pour exercer une profession libérale.
Quels sont alors les secteurs privilégiés par les Palestiniens ? L’enquête montre que les diplômés travaillent, pour une large majorité, dans le secteur de l’éducation, de la santé et des services sociaux (63 %). Ils sont également présents au sein des services à la communauté (22 %). Beaucoup moins en revanche dans les activités commerciales, l’hôtellerie et la restauration (6 %), les petites industries (3 %), les services financiers et le secteur de l’immobilier (3 %). Ils sont enfin très rares dans le secteur des transports ou celui des médias et de la communication (1 %).
Palestiniens des camps
Dans les camps, les services de l’UNRWA ainsi que les ONG représentent les principaux recruteurs : 37 % des Palestiniens diplômés et 22 % de ceux ayant opté pour des études courtes perçoivent un salaire émanant de l’UNRWA. 9 % des diplômés palestiniens collaborent, par ailleurs, à l’ONG du Croissant-Rouge palestinien ou à d’autres associations du même type. 13 %, enfin, travaillent pour les organisations affiliées à l’Organisation de libération de la Palestine. À noter qu’avant le départ de l’OLP (1982), 75 % des Palestiniens travaillaient pour son compte.
Lorsqu’il n’est pas salarié, l’entrepreneur palestinien fait face à des difficultés pour fonder sa propre entreprise. Les deux chercheurs prennent en exemple les pharmaciens. Ce secteur étant, dans les camps, en concurrence frontale avec les produits de contrebande. Sari Hanafi a ainsi recueilli le témoignage de plusieurs professionnels. Le premier à Aïn el-Héloué (Saïda) a renoncé à ouvrir sa pharmacie à l’intérieur du camp : les produits qu’il aurait pu vendre coûtant trop cher au regard de ceux échangés sous le manteau. Le second, de Nahr el-Bared (Tripoli), a, lui, choisi de s’installer dans la périphérie du camp. Cette implantation lui permettant de toucher aussi la population libanaise : 90 % de ses clients sont ainsi des familles à revenus modestes de la région de Akkar.
Un quart travaillent hors des camps
Plus surprenant, les chercheurs estiment qu’un quart de la population active des camps palestiniens travaille pour le compte d’entreprises libanaises, soit hors des camps. L’enquête précise par ailleurs qu’un tiers des Palestiniens vivant en ville ou dans la périphérie des camps travaille également sur le marché libanais. C’est pour ces deux catégories que les discriminations à l’emploi sont les plus flagrantes. Et les deux chercheurs d’énumérer : refus d’embauche, justifié par le statut de réfugié palestinien ; salaire inférieur à la moyenne ; non-respect des horaires, absence de promotions… Quand il ne s’agit pas d’emplois au noir, qui les privent de toute couverture sociale. « Un permis de travail exige le paiement de taxes comprises entre 600 et 1 100 dollars – une dépense trop importante au regard de l’entreprise qui pourrait les employer ou de leur propre revenu. »
Conséquence : la recherche de stratégies de contournement. Les Palestiniens peuvent ainsi, lors d’un entretien d’embauche, nier leurs racines palestiniennes. Mais ils peuvent aussi utiliser des “prête-noms” libanais pour exercer leur métier. « Notre enquête suggère que le pourcentage de Libanais servant d’homme de paille à des professionnels palestiniens augmente. Spécialement, lorsque ces Palestiniens exercent un métier qui nécessite la signature de documents officiels. » Le recours à des Libanais, pour servir de “couverture”, peut s’effectuer à titre gracieux. C’est le cas d’un médecin, cité dans l’enquête, dont les collègues libanais lui signent des ordonnances pour qu’il puisse prescrire. Mais cela peut aussi donner lieu à des pratiques rémunérées. Ainsi de ce juriste, qui utilise les services d’un Libanais pour exercer malgré l’interdit officiel, moyennant 50 % de ses honoraires.
Quotas dans les entreprises
Recourir à des entreprises régionales ou internationales pour travailler au Liban n’est pas plus aisé. Premier réflexe des Palestiniens : jouer sur la “fibre nationale” d’entreprises “palestiniennes” au Liban. Lors de la création d’Israël, des entreprises palestiniennes ont rapatrié leur siège à Beyrouth, contribuant à l’essor des bureaux d’ingénieurs et de comptabilité. « Même les plus qualifiés des ingénieurs palestiniens sont pénalisés par leur identité palestinienne. Dans ces entreprises, il existe aussi des discriminations, en particulier des salaires moins bons et de moindres avantages. » Dans les entreprises internationales, Sari Hanafi note l’existence de “quotas” limitant le recrutement d’étrangers. « Les Palestiniens employés au Liban dans des postes de hautes responsabilités le sont sous couvert d’une autre “nationalité”. Il est de fait possible d’employer un Palestinien avec un passeport américain mais pas un Palestinien du Liban », déplore le sociologue.
En guise de conclusion, les chercheurs rappellent que ces restrictions contribuent à la paupérisation des Palestiniens. Selon l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA), c’est au Liban que le pourcentage de réfugiés palestiniens vivant dans une extrême pauvreté est le plus élevé. Surtout, ces limitations légales n’ont pas permis la non-implantation des Palestiniens. Elles ont, en revanche, généré la naissance d’un lumpenprolétariat à demeure. « Une majorité des Palestiniens qui travaillent hors des camps (par opposition à ceux employés dans les camps, par l’UNRWA notamment, qui bénéficient de relatives bonnes conditions) sont exploités par leurs employeurs. »
Méthodologie
• Une centaine d’entretiens qualitatifs avec des salariés palestiniens ainsi des dirigeants d’associations professionnelles au Liban. Toutes les personnes interrogées travaillent : 3,5 % comme comptables, 12 % infirmiers, 9,5 % avocats, 8 % des médecins, 7 % des pharmaciens, 5 % dentistes.
• 2 700 entretiens quantitatifs dans les foyers des camps de réfugiés du Liban.
• Toutes les régions ont été ciblées : 42 % de Beyrouth, 30 % du Nord, 5 % de la Békaa, 23 % du Sud.
• La moitié des personnes interrogées habite les camps. L’autre moitié à proximité ou dans les villes. 38 % ont moins de 35 ans. Chiffres-clés
• 400 000 réfugiés palestiniens sont enregistrés par les services de l’UNRWA.
• Les deux tiers des réfugiés vivent dans les camps.
• 200 000 à 250 000 résident effectivement au Liban. Les autres ont immigré vers l’Europe ou le Golfe, selon une étude de Jon Pederson sur l’évolution de la population palestinienne au Liban (2003).
• 25 000 réfugiés ont été naturalisés, majoritairement des chrétiens, en 1994 dans la vague de naturalisations qui a concerné aussi des populations musulmanes, Kurdes et Syriens notamment.
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