Autant commencer par une anecdote, que Taleb se plaît à rapporter : dans un avion alors que son billet lui réserve une place en première classe, Taleb s’aperçoit que, pour un tel luxe, il devra cependant prendre place auprès d’un économiste. L’ancien courtier ne peut le supporter et demande à être déclassé en seconde classe pour éviter pareille promiscuité…
« C’est quand même un pro du marketing. Nassim Taleb ne manque jamais une occasion de faire monter la sauce et d’utiliser les médias pour sa gloire personnelle », avance un banquier londonien. « En général, les meilleurs de notre industrie ne se transforment pas en essayistes ou en conférenciers ! Taleb gagnerait beaucoup plus d’argent en faisant de l’investissement. Si le fonds, qu’il a cofondé, Empirica, basé sur ses théories, fonctionnait vraiment, nous connaîtrions ses performances », dit un autre. Les reproches s’accumulent sur la tête de Nassim Taleb. L’ancien trader porte d’ailleurs sa croix avec un certain entrain, persuadé que les avis négatifs, les insultes mêmes, comptent autant sinon plus dans la réputation d’un homme que les éloges. C’est de bonne guerre cependant. Taleb ne se privant pas d’accuser les gérants de portefeuilles d’être des « charlatans », les statisticiens des « faux experts » et accessoirement les journalistes de « moutons, se copiant les uns les autres ».
Mais, dans le même temps, les financiers interrogés reconnaissent que lorsque Nassim Taleb part en croisade contre les modèles utilisés par les banques pour prévoir leurs rendements futurs, « Taleb a 100 % raison ». L’un d’entre eux, qui avoue partager la vision de l’essayiste, relate une anecdote, à son sens, révélatrice des dérives des institutions financières. « Lorsque je travaillais à Londres, je m’entretenais avec des banquiers américains qui tentaient de me convaincre de placer l’argent de ma banque dans les CDO (Collateralized debt obligations). À chaque fois, je leur disais que je ne trouvais pas ce placement assez sûr. Les banques américaines ouvraient en effet des crédits à des familles dont le profil financier n’aurait pas dû leur permettre d’y accéder. Ces financiers me répondaient toujours : “Mais l’immobilier n’a jamais baissé en 30 ans aux États-Unis. C’est une garantie de bénéfices”. Ce “jamais”, à moi, ne me disait rien qui vaille. »
Peu à peu, il semble bien que la théorie des Cygnes Noirs se propage dans le landerneau de la finance mondiale. Ainsi, un banquier privé londonien affirme-t-il : « Je n’investis pas dans des fonds spéculatifs dits “quantitatifs” (c’est-à-dire des traders qui traitent uniquement sur la base de modèles mathématiques). Car ces fonds travaillent sur l’hypothèse que, dans le futur, les corrélations entre actifs seront les mêmes que dans le passé, ce qui est empiriquement faux. Ils utilisent souvent comme données des statistiques “reconstituées” (et non pas réelles) sur la base d’hypothèses hautement douteuses. Ils supposent aussi que les rendements suivent en général une courbe de distribution normale – la fameuse courbe de Gauss contre laquelle s’emporte Taleb –, ce qui n’est pas le cas (et tout le monde le sait !). Ils ne prennent pas non plus en compte le facteur de liquidité, pourtant fondamental, comme le prouvent à l’heure actuelle les marchés. Enfin, last but not least, ils font totalement abstraction du fait que les marchés sont influencés aussi par des facteurs liés à la psychologie du comportement, ce qu’on appelle “behavioral finance”... En d’autres termes, on doit admettre, à l’instar de Taleb, que les marchés peuvent être totalement irrationnels ! »