Comment expliquez-vous la “crise” qui frappe Dubaï. A-t-elle des raisons particulières ou bien s’inscrit-elle dans la continuité de la récession mondiale ?
On a assisté à une succession de mauvaises nouvelles durant les six derniers mois de 2008. D’abord, il y a l’impact négatif de la chute spectaculaire du cours du pétrole sur les différents acteurs économiques. Le prix du baril a culminé à 147 dollars en juillet 2008 pour se stabiliser autour de 40 dollars aujourd’hui. Pour mémoire, les analystes avaient prévu que la hausse des cours allait s’accélérer pour atteindre 250 dollars à l’horizon 2010 ! Malgré les efforts de Dubaï pour se diversifier dans des secteurs non énergétiques, la prospérité de cet émirat non pétrolier demeure inextricablement liée à son environnement géographique, c’est-à-dire à l’or noir, pierre angulaire du développement régional.
Ensuite, une série d’affaires de corruption dans le secteur immobilier a entraîné une perte du “capital confiance” des investisseurs. La série noire a commencé avec les fraudes révélées du promoteur Deyaar, en avril dernier. Elles se sont ensuite accélérées durant l’été, touchant des grands noms de l’immobilier tels que Sama Dubaï, Tamweel ou Nakheel.
Par ailleurs, la crise de liquidités à Dubaï et aux Émirats trouve ses origines dans le fait qu’au cours de l’été 2008, des volumes significatifs de dépôts bancaires en monnaie locale ont été convertis et rapatriés vers l’Occident. Ces dépôts étaient spéculatifs, pariant sur le décrochage attendu de la monnaie locale par rapport au dollar américain. Dans cette perspective, d’importants fonds ont été transférés des pays occidentaux vers les banques des Émirats, afin de profiter d’une soudaine appréciation de la monnaie locale, qu’on estimait entre 10 à 20 %. Mais le renforcement du dollar cet été a rendu cette probabilité bien lointaine. Les investisseurs étrangers ont donc rapatrié leurs fonds – environ 40 milliards de dollars sur un bilan consolidé des banques émiraties d’environ 300 milliards de dollars – vers leurs marchés domestiques. Les banques émiraties se sont retrouvées, du coup, avec peu de liquidités disponibles, donc une capacité à prêter amoindrie.
La saga a continué avec une myriade de mauvaises nouvelles, en provenance des marchés financiers internationaux. Le point culminant a été la faillite spectaculaire de Lehman Brothers, mi-septembre. Même si l’exposition des banques des Émirats à Lehman Brothers était “limitée”, la panique s’est emparée de la communauté financière des pays du Golfe. Pour toutes ces raisons, le moral des investisseurs et leur sentiment de confiance ont chuté de façon significative durant les derniers mois de 2008.

Quelles en ont été les premières conséquences sur le terrain ?
Ces différents éléments ont des répercussions directes sur la capacité et la volonté des banques à prêter de l’argent à leurs clients. Le marché de l’immobilier, qui était en situation de bulle spéculative, en a été la première victime. Étant donné qu’un bon nombre de secteurs sont inextricablement liés à l’immobilier – en particulier ceux de la publicité et des médias qui emploient beaucoup de Libanais –, la contagion s’est opérée rapidement à une majorité de secteurs productifs.

Aujourd’hui, comment se porte le secteur de l’immobilier et de la construction ?
De statut d’enfant chéri, l’immobilier est vite passé à celui d’enfant maudit. Les prix de l’immobilier chutent, en effet, à une vitesse vertigineuse. Difficile de donner un chiffre, compte tenu du fait que très peu de transactions se réalisent. On peut estimer cependant la chute à environ 40 % depuis septembre 2008.
Les promoteurs immobiliers subissent la crise de plein fouet. Tant et si bien que de sérieux doutes existent aujourd’hui quant à la capacité de certains d’entre eux à honorer leurs engagements vis-à-vis des banques faute de cash-flow suffisant. Les revenus qu’ils escomptaient de la vente des biens immobiliers se sont soudain évaporés. Une portion significative d’investisseurs privés, qui avaient acheté en mode de prévente (c'est-à-dire un paiement par étape en fonction de l’état d’avancement du chantier, une pratique courante dans les Émirats arabes unis), se trouve dans l’incapacité d’honorer les appels de fonds.
Certains promoteurs, parmi les moins bien capitalisés, n’auront donc pas d’autres choix que d’annoncer leur faillite. Dubaï est l’émirat dans lequel ces problèmes se posent avec le plus d’acuité, même si la crise de liquidités et le sentiment d’incertitude affectent d’autres économies régionales, dans une moindre mesure.

Les gouvernements ou les acteurs économiques sont-ils en mesure d’agir pour endiguer la crise ?
Aux Émirats arabes unis, des discussions cruciales au plus haut niveau de la hiérarchie politique sont en cours pour remédier à la crise. En octobre, la Banque centrale des Émirats arabes unis a pris des dispositions d’urgence dans le cadre d’un plan de sauvetage pour aider les banques à accéder aux liquidités. Au niveau régional, les gouvernements envoient des signaux positifs à la communauté financière. Le fonds souverain du Qatar est récemment intervenu pour racheter des actions des banques locales afin de soutenir leur cours. Les banques centrales du Koweït, d’Arabie saoudite et d’Oman ont déclaré, de leur côté, qu’elles garantissaient l’ensemble des échanges interbancaires ainsi que les dépôts des clients dans les banques locales.
Il ne faut pas oublier que les fonds souverains de la région ont été créés initialement pour préserver la richesse pour les générations futures et pour contrecarrer les effets de crises économiques. Ces fonds sont une sorte de “trésor de guerre” que les gouvernements se doivent d’utiliser, dans le cadre d’une politique conjoncturelle contre-cyclique, pour remédier à une situation telle celle que nous vivons aujourd’hui et sauver les fleurons de l’économie.
Dans ce cadre, la très discrète Autorité d’investissements d’Abou Dhabi a également confirmé sa volonté d’endiguer la crise de confiance en affirmant, entre autres, que Dubaï ne serait pas “laissé de côté”. Les Banques centrales de la région ont enfin mené des actions concertées comme la baisse coordonnée des taux d’intérêt sur les devises locales.
De mes conversations avec les dirigeants de ces fonds, il apparaît qu’une forte coordination existe entre eux et les grandes entreprises régionales. Certains groupes, qu’ils appartiennent au secteur privé ou au gouvernement, sont trop “importants pour couler”. On observe un mouvement de consolidation qui se profile : d’ores et déjà, Tamweel et Amlak, deux spécialistes des crédits immobiliers, en difficulté financière, sont en passe de fusionner. D’autres entreprises suivront cette vague de consolidation sans doute.

La rumeur avance 100 000 emplois perdus dans les pays du Golfe. Y a-t-il un moyen de connaître les conséquences sociales de la crise ?
Aucun chiffre officiel ne permet d’estimer les conséquences sur l’emploi. Nous savons cependant que les entreprises ont bel et bien commencé à licencier et que la vague va sans doute s’amplifier. Aujourd’hui, une majorité de salariés, quelle que soit leur position, craignent pour leur emploi. Être licencié aux Émirats arabes unis entraîne l’annulation, un mois plus tard, du droit de résidence. Ceci dit, certains salariés “remerciés” arrivent à négocier une période de grâce, qui leur permet de se maintenir sur les effectifs de leur entreprise un certain temps.
Autre conséquence, l’employeur est tenu d’avertir la banque de son ex-salarié de son licenciement. Si celui-ci a des crédits en cours, la banque gèle ses avoirs pour se rembourser en priorité.
Conscient des effets néfastes que peut entraîner une baisse significative de la population d’expatriés sur l’économie locale, le gouvernement de Dubaï a annoncé qu’il pensait assouplir les conditions de séjour des expatriés, au moins momentanément.