Soir de Texas Hold’em au Casino du Liban dans la Salle des Ambassadeurs. Huit tables sont réservées. Les fiches disposées, les cartes prêtes sur les tapis. Une dizaine de croupiers patientent déjà. Le tableau annonce 62 joueurs – dont quatre femmes – enregistrés pour une mise de départ de 500 dollars chacun. Sept heures précises : Reine Richa, responsable des événements spéciaux au Casino du Liban, donne le coup d’envoi de la soirée. « Un petit tournoi », précise-t-elle presque désappointée : elle espérait atteindre les quatre-vingts participants. Le pot s’inscrit sur l’écran géant : 31 000 dollars à se répartir entre les six premiers gagnants. Le Casino, lui, se rétribue en ponctionnant une commission de 12 % sur l’ensemble des mises. Personne ne fume. Personne encore ne réclame de bourbon sec. Silence et concentration. Au Casino du Liban, tous ne sont peut-être pas des grands professionnels du bluff, mais tous prennent très au sérieux les cartes.
Le Casino, qui a le monopole sur les jeux de hasard au Liban, organise des tournois de Texas Hold’em depuis l’été 2007. À raison de presque deux par semaine pour des mises, allant de 100 à 5 000 dollars.
« Suivre un phénomène planétaire » est la première raison invoquée par Reine Richa. Elle se double d’un objectif plus important encore : « Faire revenir dans nos salles une population qui les avait désertées. » Du coup, le Casino ne lésine pas : dîner offert pour deux, boissons à gogo et même SMS de rappel pour les têtes en l’air. « Vous ne trouverez pas pareils services dans un autre établissement où la moindre boisson est payante », avance un amateur des soirées du vendredi. Le prix d’un tel effort ? « Nous équilibrons à peine notre budget. Pour l’heure, nous n’avons pas un objectif de rentabilité. Notre but est d’installer durablement les tournois du Casino dans le paysage libanais », fait valoir Reine Richa. Le Casino se rattrape en attirant les joueurs vers les salles de bandits manchots (machines à sous) ou de roulettes. « Je ne rentre jamais directement chez moi. En général, je vais faire un tour dans les salles du bas… Et je perds encore plus ! » s’amuse Élie qui, avant ces tournois, n’avait pas mis les pieds au Casino depuis cinq ans. La manne financière semble d’ailleurs suffisamment prometteuse pour que la réaffectation de l’ancien night-club en salle de poker permanente soit envisagée.

Un marché en pleine explosion

Si le Casino s’est converti au poker, c’est que ce jeu de cartes dépasse désormais largement le simple cadre de l’amusement social. Au Liban, un nombre croissant de gens en tirent des revenus réguliers même si le pays ne compte pas encore de joueurs professionnels comme ailleurs dans le monde. Certains pratiquent ce jeu pour arrondir leurs fins de mois, d’autres profitent de cet engouement pour organiser des tournois privés, en faisant quasiment un métier, tandis que d’autres encore développent des commerces liés à l’univers de ce jeu. Gaby Tamer, agent des cartes Fourniers, a lancé en juin 2008 une ligne spéciale Hold’em qu’on trouve à l’ABC, au Virgin. Résultat : 11 150 pièces ont été écoulées en sept mois (la série non plastifiée à 4 dollars, la série plastifiée à 25 dollars).
L’apparition d’une boutique entièrement dédiée au poker témoigne aussi du potentiel de ce marché. Passé d’un 80 m2 à Achrafié à un 500 m2 à Antélias, Nagi Gemayel dit avoir lui-même été surpris du succès de son enseigne, All In. Pour l’ouverture de la boutique d’Achrafié, en décembre 2007, il avait commandé 1 000 cartes de jeux plastifiées Modiano, une référence pour les amateurs de poker. Lors de son dernier réassort un an plus tard pour Antélias, 5 000. Depuis son lancement, All In a vendu quelque 10 000 exemplaires de ces cartes plastifiées. À raison d’environ 25 dollars le paquet. Cela fait tout de même un chiffre d’affaires de 250 000 dollars, rien que pour cette ligne de produit.
L’explosion du Texas Hold’em au Liban daterait des années 2004-2005. « Lorsque je jouais au poker traditionnel, je ne côtoyais guère d’autres amateurs, exception faite du cercle d’amis avec lesquels je jouais. Maintenant que je joue au Texas, tout le monde autour de moi s’y est mis d’une façon ou d’une autre : sur Internet ou dans des clubs », dit Hassan graphiste, fan de Texas Hold’em et d’échecs. Une mère de famille, rencontrée lors d’une de ces si nombreuses soirées de cartes entre amis, témoigne de cet engouement : « Au lycée, les enfants font des parties de Texas pendant les interclasses. » Et de pointer du doigt une dérive possible. « Au Liban, il n’y a aucune restriction sur les connexions aux sites de jeux en ligne. Qu’ils jouent gratuitement sur Facebook est une chose ; qu’ils engagent de l’argent une autre… »
La folie du poker pousse sur un terreau fertile au Liban. « Au Levant, le jeu est un élément de socialisation très important. Les cartes en particulier », explique Rony Jazzar, cofondateur d’Imagic, qui produit des contenus pour les chaînes de télévision. Cette tradition sociale bien ancrée trouve aussi une explication dans une page de l’histoire : la guerre civile, qui a obligé beaucoup de Libanais à des séjours prolongés dans les abris. « Je ne descendais jamais sans un livre et un jeu de cartes. Nous serions morts d’ennui autrement », se souvient Hassan.
Un grand nombre de joueurs en restent encore aujourd’hui à cet aspect ludique. Comme Salim qui joue depuis 25 ans avec le même groupe. Pas de croupiers, encore moins de volutes de cigares dans son “club”. Cette semaine, c’est Blanche qui reçoit dans un appartement cossu d’Achrafié. Les tables ont été recouvertes de tapis verts. Les jetons en nacre sortis de leur boîte. Mais cette rencontre est surtout un instant de convivialité où se retrouver entre compères autour d’un verre et d’un repas savoureux. « Nous nous retrouvons pour le plaisir du jeu et de l’amitié. L’argent n’entre guère en ligne de compte : j’ai réalisé un bilan l’an passé de mes pertes et de mes gains. Sur une année, j’avais perdu 100 000 livres libanaises », précise Salim.

Tous accros du Texas Hold’em

Mais de plus en plus d’accros sont tentés de faire de leur passion une source de revenus. « Je ne connais pas de joueurs qui vivent uniquement des gains amassés dans les tournois ou sur Internet. J’ai cependant le sentiment que le phénomène démarre », dit Nagi Gemayel. Si on ne rencontre pas encore de joueurs professionnels au Liban, des jeunes avouent toutefois se faire ainsi de l’argent de poche. Nassim, par exemple, n’a pas 22 ans. Il a débuté sur Facebook, jouant gratuitement. Il est ensuite passé aux casinos en ligne. Depuis un peu moins d’un an, il vit de ses gains. « Disons que je ne demande plus rien à mes parents. » Nassim participe à plusieurs tournois par semaine. Quand les frais d’inscription sont trop élevés, il s’associe à d’autres et partage le pot.
L’engouement pour les sites de jeux en ligne a revivifié les traditionnels cercles de jeux. Mais on trouve aussi des tournois clandestins où l’organisateur qui invite se rétribue sur les mises. « Sur Facebook, il existe plusieurs groupes secrets dédiés au poker au Liban. J’ai été membre de l’un d’entre eux. Je recevais des annonces de tournoi une fois toutes les deux semaines en moyenne », se souvient Hassan. Ces tournois ressemblent de moins en moins à des rencontres amicales et de plus en plus à des cercles de jeux illégaux. Quelle est l’ampleur du phénomène ? Difficile à dire. Mais il semble s’être suffisamment développé pour qu’une majorité des personnes interrogées affirment connaître ces soirées. « Il suffit d’être dans le bon réseau. On vous prévient qu’un tournoi a lieu. La plupart du temps, l’organisateur loue une salle dans un hôtel. Et il se rétribue pour son rôle. Il peut prendre jusqu’à 5 000 dollars par tournoi. » De quoi en effet donner l’envie de tenter sa chance. Même si c’est en toute illégalité.

Ce que dit la loi

Au Liban, l’organisation des jeux de hasard relève d’un monopole d’État (loi de 1954). L’État a autorisé le Casino du Liban à opérer sous licence. Une autorisation renouvelée en 1995 pour une durée de 30 ans. Il est donc le seul établissement à pouvoir organiser des “jeux prohibés” au Liban. Un décret de 1991 (décret 142) liste l’ensemble des jeux prohibés et des jeux autorisés. Le poker ouvert est ainsi interdit. Seul le Casino est habilité à organiser des parties. Le poker fermé est, lui, autorisé. La loi réglemente également l’ouverture des “centres d’amusement” : pour obtenir une autorisation, il faut répondre à un certain nombre de règles portant aussi bien sur les jeux eux-mêmes que sur la localisation ou la surface du site. La loi punit (code pénal, articles 632 et 633) l’organisateur de tournois clandestins ou de tripots illégaux à une peine d’emprisonnement allant de trois mois à deux ans, selon le délit. Enfin, le code des obligations et des contrats (articles 1024 et suivants) ne reconnaît pas les dettes de jeux. Elles ne sont donc pas exigibles lors de la transmission de biens ou dans le cadre d’un procès.