La vigne, une découverte récente au Liban ? Bien au contraire : c’est dans les pays du bassin de la Méditerranée orientale que la vigne a été domestiquée et que la culture viticole s’est développée. L’Américain Patrick McGovern, historien et membre de l’équipe de recherche du futur Musée du vin, que met en place la Fondation Johnny R. Saadé rappelle ainsi que « la culture de la vigne est née, aux alentours de 7 000 ans avant Jésus-Christ, dans les régions montagneuses du nord du Caucase. Elle s’est ensuite propagée sur les côtes de l’actuel Liban et du nord-est de la Syrie, vers 6 000 ans avant Jésus-Christ où elle a été réellement domestiquée ». Ce seraient donc aux peuples cananéens puis aux phéniciens que l’on devrait la culture de la vigne, il y a vingt-cinq siècles.

Pour preuve : le traité d’agriculture de l’agronome Magnon, seul ouvrage à avoir résisté à la destruction de Carthage et de sa bibliothèque (146 avant Jésus-Christ), lors des troisièmes guerres puniques. Cette œuvre évoquait déjà la complexité de la viticulture, des différentes qualités de vins… Et même de l’art d’obtenir un vin liquoreux ! « Aux alentours de 4 000 avant Jésus-Christ, les peuples de la région ont introduit la viticulture dans la vallée du Jourdain, puis en Égypte », rapporte l’historien Patrick McGovern, qui poursuit : « Une industrie viticole existait en 3 000 avant Jésus-Christ dans le delta du Nil à l’instigation de la première dynastie des Pharaons. »

Une industrie supervisée par des “Libanais” ou des “Syriens” dont tout semble faire croire qu’ils étaient les “Français” de l’époque : les spécialistes “ès œnologie” qu’on recrutait pour cultiver et élever le vin. En 1999, une équipe d’archéologues a découvert près de la ville d’Ashkelon (Israël), par 300 mètres de fond, les restes de deux bateaux phéniciens (les seuls jamais trouvés). Dans leurs soutes, des centaines d’amphores de vin. Ces bateaux les transportaient de la Phénicie vers l'Égypte lorsqu'ils ont fait naufrage dans une tempête, il y a 2 750 ans.

L’épisode du premier miracle du Christ, celui des Noces de Cana et de l’eau transformée en vin, donne à la culture de la vigne dans la région une forte dimension symbolique. « De l’humain vers le divin », s’amuse Enrico Beltrami, œnologue italien qui participait à la dégustation du Commerce du Levant. Au Liban en particulier, le temple de Bacchus, Dieu du vin, situé sur le site de Baalbeck, érigé au temps des Romains (IIe siècle après Jésus-Christ) vient rappeler combien la tradition viticole est ancestrale au Liban. Mais avec la conquête musulmane et l’interdit religieux pesant sur l’alcool, la culture de la vigne tombe en désuétude. On privilégie alors la culture des raisins de table.

Une autre explication doit cependant être rappelée : le vin se conserve très mal. « La culture viticole se concentre sur la production d’arak dont la double distillation permet une longue conservation », justifie Diana Salamé, œnologue libanaise indépendante, qui travaille pour Château Belle-Vue (Bhamdoun) et le domaine d’Atibaia (Batroum).

Premier vignoble à réapparaître au Liban : Ksara en 1847 à l’initiative des pères jésuites. Puis, le Domaine des Tourelles en 1868. « Auparavant, les couvents chrétiens produisaient leur vin de messe pour leur usage personnel », rapporte Diana Salamé. C’est à partir du mandat français – et la présence de l’armée française ! – que la viticulture va retrouver son élan.

Deux nouvelles caves voient le jour : Château Nakad (1923) et Château Musar (1930). Pendant presque cinquante ans, ces quatre domaines se partagent le marché. À partir des années 1970 toutefois, d’autres vignobles, jusque-là dédiés à la production d’arak, se diversifient en dédiant des parcelles au vin. C’est à partir des années 90 que le vignoble entre en pleine ébullition avec l’intérêt croissant de nouveaux investisseurs.

Un terroir d’exception
Mais si le Liban peut revendiquer son antériorité, le terroir libanais est-il propice à la culture de la vigne aujourd’hui ? Pour Jennifer Hugett, géologue anglaise et membre de l’équipe de recherche du futur musée du vin du Liban, la composition et les propriétés du sol ainsi que son substrat rocheux, composé de calcaire crayeux, s’avèrent des éléments idéaux.

Sans compter les quelque 300 jours d’ensoleillement par année en moyenne et l’apport de la mer Méditerranée qui agit comme un régulateur thermique. « Sa haute altitude et ses abondantes nappes phréatiques, qu’il s’agisse des réserves de surface (rivières) ou souterraines – celles-ci traversant la roche poreuse –, compensent largement le fait que le Liban se situe à une latitude plus basse que d’autres pays producteurs de vin de la région. Cette combinaison est unique, si l’on excepte la Syrie. »

En altitude, le taux d’humidité et la pression atmosphérique sont plus faibles et le taux d’oxygénation du raisin y est plus faible. « En montagne, le climat est moins chaud, la maturité du raisin plus lente et plus complexe », fait ainsi valoir Fadi Geara du domaine Aurora, le “jeune talent 2009” de la dégustation de vin organisé par Le Commerce du Levant.

La vigne affectionne les terrains difficiles, en particulier caillouteux, largement répandus au Liban. Elle ne donne en fait ses pleines possibilités que lorsque les conditions climatiques la maltraitent. « Confrontée à des conditions de survie difficiles, la vigne se concentre sur sa reproduction. En l’occurrence le raisin, à qui, d’une certaine façon, elle donne alors tout », explique Bernard Burtschy. Cette difficulté explique le regain d’intérêt pour des terroirs jusque-là ignorés, plus difficiles à cultiver. à ce tarif-là, le Liban a un très bel avenir. Un musée du vin dans la Békaa

Après la création de leur vignoble Marsyas, Sandro et Karim Saadé, tous deux vice-présidents de la fondation de leur père, Johnny R. Saadé, s’attèlent à la création d’un musée du vin dans la région de la Békaa-Ouest. Le site exact n’a pas été encore définitivement arrêté. « Il s’agit d’un projet autonome. Nous mettons en place la structure financière et juridique du musée. Mais celui-ci sera une entreprise à but non lucratif, à l’image d’une fondation, dont la direction appartiendra à un “board of trustees”. Les membres de ce conseil, que s’apprête à nommer la Fondation Johnny R. Saadé seront soit des experts, soit des personnes réputées pour leur objectivité. La Fondation Johnny R. Saadé n’y sera pas impliquée », fait valoir Sandro Saadé. L’investissement représente entre 2,5 et 3 millions de dollars.

Ce projet, qui devrait voir le jour en 2012 sur une surface de 20 à 25 000 m2, au sein de laquelle espaces intérieur et extérieur seront mêlés, aura pour objectifs principaux de faire connaître et de valoriser l’ensemble des terroirs viticoles du Moyen-Orient. « Il ne s’agit pas d’un musée dédié aux seuls vins libanais, mais d’un espace qui présentera l’histoire viticole de la région, sa longue tradition comme les arts qui s’en sont inspirés…», ajoute son frère Karim Saadé.

La Fondation Johnny R. Saadé a fait appel au groupe de consulting Hodema pour affiner et mettre en œuvre cette structure. Trois consultants internationaux (l’archéologue Patrick McGovern ; la géologue Jennifer Huguett; l’œnologue Stéphane Derenoncourt) ont été mandatés pour préparer le contenu didactique du futur musée. Nagi Morkos, de Hodema, explique : « Nous avons retenu l’idée d’un musée moderne et didactique. Il s’appuiera sur un parcours interactif grâce à l’usage du multimédia et sollicitera les cinq sens. » Pour l’heure, les frères Saadé comme Nagi Morkos ne tablent pas sur un nombre de visiteurs précis. « Il existe une route des vins qui sillonne les vignobles de la Békaa. Sa fréquentation reste cependant anecdotique.

Le public est encore à conquérir », assure Johnny Modawar membre du comité de la Fondation Johnny R. Saadé. Des acquisitions d’œuvres d’art sont prévues. Et des expositions devraient sillonner le Liban, voire le monde via de possibles partenariats avec d’autres musées du vin.