Passer de cinq domaines en 1995 à un peu plus d’une vingtaine aujourd’hui dénote sans conteste du renouveau du vignoble libanais. Encore faut-il savoir si la qualité est au rendez-vous. Or, personne n’est en mesure de répondre objectivement. Chaque vignoble glorifie sa production, n’hésitant pas à comparer son terroir aux plus grands. Mais dans la réalité ? Le consommateur libanais boude toujours les vins locaux. À cela, plusieurs explications : une habitude de consommation. Et le fait que le vignoble libanais n’avait ni une antériorité ni une diversité suffisantes. À l’exportation, si plus de 60 % de la production viticole part vers la France ou l’Angleterre, elle reste limitée à une micro-niche : les Libanais de la diaspora, en particulier les restaurateurs, chez lesquels les vins libanais sont consommés pour le « geste nostalgique » sans trop se montrer exigeant sur leur nez ou leurs qualités en bouche.
D’où l’idée du Commerce du Levant d’organiser une dégustation à l’aveugle des vins libanais. Avec l’objectif d’élire des “coups de cœur” et des “prix spéciaux”, qui montrent autant la diversité du vignoble libanais que ses qualités. Première étape donc : monter un jury de sept personnes d’amateurs éclairés et d’experts indépendants. « Les amateurs sont parfois bien plus redoutables que les professionnels », s’amuse Bernard Burtschy, le président du jury et chroniqueur vin au Figaro, invité du Commerce du Levant et venu spécialement pour quelques jours au Liban à la découverte de ce vignoble. Première surprise : presque tous les vignobles acceptent avec enthousiasme de jouer le jeu, affirmant même la nécessité d’une telle opération pour défendre et faire connaître le Liban comme terre viticole. Pour eux aussi cette dégustation doit répondre à des questions essentielles : à quel niveau le vignoble libanais peut-il se comparer ? Avec la Tunisie, dont le vignoble a été récemment repris en main et cultive près de 15 000 hectares de vignes ? Ou avec l’Afrique du Sud ? Nouvelle région “tendance” dans les vins du monde dont les syrahs se rapprochent de ceux cultivés au Liban ? Voire la France ? Mère patrie des très grands vins ? Derrière ces questions, en filigrane, se joue la nécessité de comprendre et de définir les spécificités du terroir pour mieux élever un vin qui se distingue et reflète la terre qui l’a vu naître.
Rendez-vous donc à Beyrouth à La Table d’Alfred sous la très belle verrière du restaurant où les vins pourront être appréciés à la lumière du jour. Pour cette première dégustation à l’aveugle jamais réalisée au Liban par un magazine, Le Commerce du Levant a laissé à la discrétion des domaines viticoles le choix de concourir dans la catégorie des blancs ou des rouges. L’extrême majorité ayant cependant parié sur des cépages rouges. « C’est dommage. Certains domaines libanais se sont toujours singularisés par la qualité de leurs blancs », déplore Antoine Abi Aad, d’Aziz. Seule exigence du Commerce du Levant : présenter un vin moyen de gamme, dans des prix allant de 10 à 40 dollars, si possible dans des millésimes récents (entre 2005 et 2007) afin de permettre aux jurés une dégustation homogène. « Une bonne bouteille ne se définit pas nécessairement par son prix », avance Enrico Beltrami, œnologue et membre du jury. L’objectif de cette dégustation étant de noter méthodologiquement (robe, nez, bouche) chacune des bouteilles présentées sans posséder aucune indication, pas même son prix.
Sous la verrière de La Table d’Alfred, Jo, le sommelier du restaurant, a tout préparé : chacune des bouteilles a été enrobée de papier aluminium de façon à ne pas permettre la reconnaissance du domaine. Seul un numéro les identifie. Les rouges ont tous été ouverts une heure avant afin de leur permettre de se décanter tandis que les trois blancs patientaient dans la glace.
La dégustation commence : trois vins sont testés avant que le jury ne délibère sur leurs qualités respectives. Et ne décide d’en retenir (ou pas) un ou deux. Les blancs d’abord. Parce qu’il n’y avait que trois vins à concourir dans cette catégorie, Le Commerce du levant s’était réservé la possibilité de n’en primer aucun. Mais déjà première surprise, le numéro 22 fait l’unanimité ! On loue son nez “ouvert”, sa bouche ample et ses arômes fruités. « C’est rarissime qu’un jury soit unanime. Mais ce vin est une vraie surprise. Il peut se comparer aux grands blancs du monde entier », fait ainsi valoir Enrico Beltrami. « C’est d’autant plus étonnant que le Chardonnay est un cépage “à la mode” très courant, mais qui, au final, fait rarement un grand vin », ajoute Philippe Souhaid, membre de l’Association des vignerons indépendants.
Au tour des rouges d’être passés au crible : cette fois on augmente la cadence avec six vins testés avant d’en venir aux délibérations communes. Aux tables, on parle de “persistance en bouche”, de “qualité de tanins”, parfois “d’un peu de dureté” ou “de potentiel inexploité”, voire aussi “de défaut de vinification” avant tout de même de recracher les gorgées retenues en bouche. « On ne tombe jamais sur un bon vin par hasard, reprend Bernard Burtschy. Cette dégustation prouve le caractère exceptionnel des matières premières au Liban. » Même si, ajoute le chroniqueur, partageant là l’avis des autres membres du jury : « Certains ont encore du chemin à faire sur la question de la vinification pour un vin parfait, digne des bons, voire des grands. »
Dès la première séance de délibération, deux tendances émergent au sein du jury, reflet de l’évolution des goûts et des modes de consommation : les membres proches de la production, des vignerons eux-mêmes comme le Bordelais Frédéric Bernard, privilégient des “vins anciens”, c’est-à-dire vinifié en fûts de chêne, selon les goûts en vogue dans les années 80-90. Les œnologues, eux, sont plus sensibles aux “vins nouveaux”, qui laissent la vigne exprimer son terroir. « Un jeune amateur ne se reconnaît pas dans les mêmes vins qu’un homme de 50 ans. Il cherche un vin différent, expérimente son propre goût », fait valoir Paul Choueiry, œnologue libanais et directeur des achats de la boutique du duty-free de l’aéroport de Beyrouth, tandis que son collègue Bernard Burtschy ajoute : « Le style Parker (du nom du plus redouté des critiques de vin, le directeur du guide américain, le guide Parker, NDLR) est en chute libre dans le monde entier. Désormais, l’amertume, la verdeur ou ces arômes de “cuir de Russie” ou d’animaux sont rejetés au profit d’arômes plus fruités, plus légers en bouche. » Dernier tour de table : sept bouteilles ont retenu l’attention des experts. On les goûte à nouveau pour finalement n’en retenir que quatre. Ce seront les coups de cœur les prix spéciaux de cette première dégustation à l’aveugle. En espérant pouvoir rééditer l’exploit l’année prochaine !
Antoine Abi Aad, responsable de la cave de l’épicerie fine Aziz. Antoine Abi Aad est un très fin connaisseur des vins. S’il préfère (souvent) les vins étrangers, il reconnaît que certains vignobles libanais commencent réellement à le surprendre. Sa cave présente les principaux domaines libanais.
Alfred Asseily, propriétaire du restaurant La Table d’Alfred, Alfred Asseily propose l’une des cartes de vins les plus sérieuses de Beyrouth. Son restaurant possède une cave qui répond aux normes de conservation internationales et permet aux amateurs de déguster dans les meilleures conditions.??
Enrico Beltrami, œnologue italien indépendant de formation française. Il travaille en particulier sur les vins méditerranéens. Il a conseillé des vignobles italiens ou espagnols ainsi que certains domaines tunisiens, en particulier dans l’installation des caves.
Frédéric Bernard est négociant en vin. Il codirige la maison “Bordeaux tradition”, spécialisée aussi bien dans les grands crus classés que les petits châteaux (http://bordeauxtradition.blogspot.com). Sa famille a fondé et dirige différents domaines viticoles comme le Domaine de Chevalier, Millésima, etc.
Bernard Burtschy, chroniqueur vin au “Figaro” et à la revue du “Vin de France”. Il est également responsable du guide Le Classement (éditions revue du Vin de France). Il a été par ailleurs chef de la rubrique Vin et directeur du Guide GaultMillau, Le Vin, de 2002 à 2004. ??
Paul Choueiry, œnologue, diplômé de l’école de Dijon et responsable des achats de la boutique duty-free de l’aéroport Rafic Hariri de Beyrouth. Il possède également un bar à vins à Jounieh.??
Philippe Souhaid, dentiste de profession, est membre de l’Association libanaise des vignerons indépendants dont la production n’est pas commercialisée. Cette association organise très régulièrement des dégustations de vins libanais et étrangers. Notre palmarès
Prix spécial rouge
Syrah du Liban, Domaine des Tourelles, 2006
Note de dégustation du président du jury :
- Robe très sombre.
- Nez intense, épicé, exubérant, racoleur, très “syrah de choc”.
- Bouche dense et compacte, superbe matière compacte avec une finale droite et stricte.
- Une superbe Syrah de compétition à la fois enjôleuse, mais avec du fond et de la densité, complètement ouverte, très expressive.
Prix : 38 dollars.
Où le trouver : Enoteca, Aziz, Comptoir du vin ainsi qu’à la cave du vignoble à Chtaura.
Prix spécial blanc
Chardonnay Ksara 2008
Note de dégustation du président du jury :
- Robe pale à reflets verts.
- Nez ouvert, très frais avec de belles notes de citron vert, beaucoup d’allure.
- Bouche ample, finement boisée, équilibrée, d’une belle longueur.
- Un vin harmonieux, finement boisé, assez complexe. Belle réussite dans un style international qui plaît beaucoup.
Prix : 12,10 dollars.
Où le trouver : Aziz, La Cigale et dans les supermarchés .
Coups de cœur
Château St.Thomas, 2005, Clos St.Thomas
Note de dégustation du président du jury :
- Robe sombre avec des traces d’évolution.
- Nez intense avec des belles notes de griottes et une touche de boisé.
- Bouche avec une attaque dense, le milieu de bouche est compact et tannique, une petite verdeur du Cabernet-Sauvignon est perceptible, la finale est élégante.
- Un vin encore assez jeune, d’un bon potentiel qui mérite encore deux ou trois années de garde.
Prix : 22 dollars.
Où le trouver : Enoteca, Aziz et dans les supermarchés.
Château Belle-Vue, La Renaissance 2005
Note de dégustation du président du jury :
- Robe très sombre.
- Nez intense d’une belle complexité.
- Bouche avec une belle attaque dense, très joli milieu de bouche avec une belle longueur, finale très expressive marquée par une toute petite raideur tannique.
- Un vin harmonieux, pas loin de son apogée, remarquablement vinifié sans faire dans l’épate. Belle réussite.
Prix : 22 dollars.
Où le trouver : La cave du vignoble à Bhamdoun ou sur le site www.belle-vue.com
Château Khoury, Symphonie, 2005
Note de dégustation du président du jury :
- Robe sombre.
- Nez intense, assez marqué par la syrah, mais d’une belle complexité.
- Bouche avec une attaque assez dense, le milieu de bouche est harmonieux, bien proportionné, l’ensemble est plaisant, mais ne manque pas de fond, belle longueur.
- Un vin de belle facture, bien vinifié, très homogène. Belle réussite.
Prix : 12 dollars.
Où le trouver : Enoteca, Aziz, supermarché Fahed.
Jeune Talent 2009
Château Aurora, 2007
Note de dégustation du président du jury :
- Robe très sombre.
- Nez encore un peu fermentaire, mais il est puissant, massif même.
- La bouche est très élégante avec beaucoup de finesse et de longueur, mais elle manque de fini, car il reste des résidus de la malolactique.
- Le vin est superbe avec une impressionnante puissance qui permet de masquer quelques petits défauts de jeunesse comme un fini un peu approximatif. Mais il donne beaucoup d’espoirs.
Prix : 25 dollars à l’unité, 20 dollars par caisse.
Où le trouver : au domaine (Batroun).
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