En 2008, Building Block Fund (BBF), le fonds de capital-risque de l’association Bader, doté d’un montant de 17 millions de dollars, était lancé en grande pompe. Son but ? Prendre des participations, pour un montant oscillant entre 500 000 et 1,5 million de dollars dans des PMI-PME libanaises innovantes. Deux ans plus tard, aucun investissement n’a eu lieu sur le sol libanais. Sa seule prise de participation : une PME française, Luceor (certes tenue par des Franco-Libanais), fondée en 2005 et spécialisée dans le développement de technologies Internet sans fil (réseaux maillés). Depuis d’ailleurs, BBF s’est désengagé de cet unique investissement avec, en toile de fond, une crise quant à ses choix de gestion. BBF est aujourd’hui en pourparlers avec différents gestionnaires de capital-risque régionaux pour sa reprise en main. Autre fonds, même problème : celui de capital d’amorçage de Berytech (seed capital), doté de 6 millions de dollars lancé en 2008. Jusqu’à présent, ce fonds n’a pris que deux participations. La première, en 2009, dans le capital de la société Edulab, un éditeur de CD-Rom scientifiques à destination des élèves des écoles. La seconde, en 2010, pour un montant de 300 000 dollars, dans la PME Active Identity, un fournisseur de solutions d’identification utilisant les fréquences radio. « Nous avons du mal à trouver des entreprises dans lesquelles investir », constate Tania Saba Mazraani, qui dirige le centre Berytech. Pour Walid Hanna, directeur du fonds de capital-risque Middle East Venture Partners, doté de 20 millions de dollars, qui vient de s’installer à Beyrouth, deux raisons expliquent cette frilosité : un écosystème local encore trop embryonnaire et le manque de maturité des start-up libanaises. « Il manque un élan global au Liban. Il n’y a pas, par exemple, de centre de recherche et développement universitaire d’envergure. Ni de réel incubateur. L’insuffisance est aussi liée à l’absence de structures de financement, comme les business angel ou le capital d’amorçage, qui interviennent en amont des grands fonds de capital-investissement. » Car les fonds de private equity, susceptibles d’investir 50 à 100 millions de dollars, existent. Bien sûr, ils ne sont pas “libanais”, mais interviennent régionalement, tel Abraaj Capital, ou mondialement.

Un réseau d’aide encore limité

Les lacunes se concentrent sur les premières étapes de la création d’entreprises, sans doute les plus importantes. Une fois que l’entreprise démarre sa croissance, des organismes comme Kafalat, qui garantit les prêts bancaires et s’apprête à fonder un fonds de garantie pour les acteurs de capital-risque, qui voudraient investir dans des start-up au Liban, le Seed Capital Guarantee, assurent le relais. Le Liban possède pourtant trois incubateurs, qui ont démarré l’accompagnement d’entreprises, grâce à une aide de l’Union européenne de 700 000 dollars pour chacun d’entre eux. Berytech est présent à Beyrouth et à Mkallès. South Bic (Business Innovation Center) dépend de la Chambre de commerce de Saïda quand le BIAT (Business Incubation Association in Tripoli) intervient dans le Nord avec le soutien de la Chambre de commerce de Tripoli et la Fondation René Moawad. Ces organismes ont pour vocation d’aider à la création de PMI-PME en facilitant leur installation clés en main. « C’est une base, mais encore insuffisante. Ces incubateurs fonctionnent plus dans un registre “d’agents immobiliers” », déplore Antoine Abou Samra qui dirige l’association Bader, fondée par une quarantaine d’hommes d’affaires libanais afin d’encourager la création d’entreprises. Berytech, par exemple, loue des bureaux, sans cependant fixer des délais alors qu’en règle générale une entreprise ne peut demeurer dans un incubateur plus de deux ou trois ans afin que d’autres entreprises en bénéficient à leur tour. Tania Saba Mazraani de Berytech le reconnaît elle-même : dans les deux centres de Berytech « 60 entreprises sont hébergées. Toutes ne sont pas des start-up au sens strict du terme ». On y rencontre d’ailleurs la toute jeune entreprise Edulab aussi bien qu’une très vieille institution, le British Council... Quant à imaginer des formes d’hébergement plus légères comme, par exemple, ces “cafés numériques” qui, en Occident, proposent aux jeunes entrepreneurs une structure moins contraignante ? « Ceux que j’ai pu visiter à l’étranger offrent une structure de rencontres libres. C’est en fait un bureau avec, si besoin, des salles de réunions. C’est surtout un espace d’ébullition autour des nouvelles technologies », relate Ayman Itani, professeur à la Lebanese American University (LAU), chargé de suivre l’émergence de nouveaux médias.
De la même façon, la présence de mentors ou de “business angels” reste encore très limitée. Bader a commencé à organiser un réseau de business angels en tentant de s’appuyer sur les membres de la diaspora libanaise. Mais ce programme, de l’aveu même d’Antoine Abou Samra, reste embryonnaire. « Les business angels sont normalement des particuliers qui investissent dans des projets encore sur papier. En plus d’un apport financier, ils aident l’entreprise en partageant leur savoir aussi bien que leur carnet d’adresse. » Pour l’heure, seul le Libano-Américain George Harik, ancien directeur du pôle de R&D de Google (il a dirigé l’équipe à l’origine de Gmail), aujourd’hui à la tête d’Imo.im, qui construit un outil de messagerie instantanée a rejoint les rangs de Bader…
Un premier constat déjà inquiétant auquel s’ajoute l’inévitable litanie de tout entrepreneur au Liban : infrastructures télécoms de mauvaise qualité, Internet haut débit en berne, pannes à répétition, électricité intermittente… « C’est presque un sacerdoce de créer sa start-up au Liban tant l’infrastructure est mauvaise. Il faut doubler ou tripler chacune des installations. Car l’on ne sait jamais quand l’électricité sera coupée, quand Internet tombera en rideau ou quand le réseau mobile sera sursaturé… », constate Oscar Abou Chaaya, fondateur de Pro-Comix, qui développe des systèmes d’information et des outils de communication pour les entreprises. « C’est un coût supplémentaire. Et pour une entreprise naissante, c’est un coût exorbitant », reprend Élie Nasr, fondateur de Foo-me. L’enquête Silatech et Gallup (2010) sur les perceptions de la génération des 19-30 ans, face à leur potentiel de réussite professionnelle dans leurs pays respectifs (l’étude porte sur le monde arabe), note ainsi qu’il existe au Liban un fort “esprit entrepreneurial”. Cette étude toutefois pointe du doigt une perception très pessimiste des conditions économiques qui prévalent au moment de la création d’entreprise et un lourd ressenti face à la corruption. Ainsi, seuls 12 % des jeunes Libanais interrogés pensent que leurs personnels politiques les aident à améliorer leur chance de succès professionnel.
Cette absence d’infrastructures performantes a une conséquence en termes d’opportunités. Dans le guide 2010 pour le Liban, le département américain du Commerce note qu’une hausse de 10 % de pénétration du haut débit engendrerait une hausse de 1,4 % du PIB. Exemples d’opportunités manquées ? Les deux fondateurs de Woopra ont dû s’expatrier aux États-Unis pour trouver l’aide, le conseil et l’argent nécessaires au développement de leur logiciel. Autre cas emblématique : Google, qui possède deux bureaux de représentation régionaux (Jordanie et Émirats), a lancé en 2009 son moteur libanais (www.google.lb). Ses serveurs sont toutefois hébergés à partir de la Jordanie. Raison invoquée par le groupe de San Francisco : une bande passante trop faible, des coûts de connexion trop onéreux au pays du Cèdre. Sans doute faut-il ajouter une autre raison à l’absence d’environnement favorable aux start-up : la structure même de la chaîne financière. Aux États-Unis par exemple, les fonds peuvent rentrer dans leurs investissements, grâce à l’introduction en Bourse de leurs poulains. Or, la Bourse de Beyrouth ne représente pas une place financière pour les start-up. Cette option fermée, reste à trouver d’autres formules. Middle East Venture Partners parie ainsi sur la revente dans les quatre à cinq ans de sa participation. « Soit à un autre fonds, soit une autre entreprise, soit à l’entreprise elle-même », justifie Walid Hanna. Mais quatre à cinq ans d’existence sont-ils suffisants à une start-up pour être profitable ? A priori non… Sauf si le profil du créateur est celui d’un entrepreneur aguerri. « Nous cherchons notamment des acteurs matures qui ont une cible, une microniche. Par exemple, des cadres, avec 15 ans d’expérience, qui sentent un besoin sur un marché qu’ils connaissent bien », reprend Walid Hanna.

Des success stories qui poussent

Même avec retard, même avec difficultés, la “Tech” libanaise s’inscrit pourtant dans l’ébullition régionale. « Si l’on s’arrête aux problèmes d’infrastructures, on ne fera rien », résume Cyril Hajj Thomas, qui a fondé en 2006 Amphipole, une structure de gestion de projets culturels, créateur du site d’e-commerce booksany.com. « Dans d’autres pays, les freins seront les coûts salariaux, la rigidité législative, les problèmes de censure. Au Liban, ce sont les infrastructures et le risque politique », ajoute-t-il. Pour Ayman Itani, professeur à la LAU et spécialiste des nouveaux médias, le Liban se situe à la traîne en terme quantitatif, ne pouvant présenter que cinq start-up Web, quand la Jordanie peut se glorifier d’une bonne trentaine… Mais ces quelques start-up libanaises auraient pour elles l’avantage qualitatif. « Elles cherchent l’élément différenciant. » C’est pour cela sans doute que l’on rencontre beaucoup plus de success stories libanaises que jordaniennes ou émiraties. Yamli, Woopra sont connus. Mais connaissez-vous AdMob ? C’est une autre de ces start-up dont l’un des fondateurs, Omar Hamoui, est libanais. Fondée en 2006, AdMob est une plate-forme qui développe des formats publicitaires pour les mobiles. Et ça marche : 10,2 milliards de requêtes centralisées (septembre 2009) par ses services et plus de 125 milliards de publicités pour mobile créées depuis son lancement. Cette start-up a été en mesure d’attirer les fonds de capital-risque les plus en vue de la Silicon Valley comme Sequoia, Accel Partners ou DFJ Growth Fund. Google ne s’y est pas trompé qui l’a rachetée fin 2009 pour un montant de 750 millions de dollars, faisant de cette acquisition la deuxième du géant américain pour la région (après Zingku du Jordanien Sami Shalabi en 2006). L’accord toutefois pourrait être remis en cause par les autorités de régulation américaines, qui jugent que cette acquisition concentre une part trop importante (21 % estimé) du marché publicitaire mobile. Une nouvelle success story à faire rêver tous les Geek du Liban… Si ce n’est qu’encore une fois cette start-up “libanaise” a été développée aux États-Unis dans le cadre de la Wharton School de l’Université de Pennsylvanie.