L’annulation du spectacle de Fairouz au Casino du Liban a révélé au grand public les querelles qui opposent les héritiers des frères Rahbani. Au-delà l’aspect passionnel, l’enjeu de ce conflit porte sur la notion de protection de la propriété intellectuelle entre auteur et interprète.



Devant l’affront, ils ont été plusieurs centaines à affluer. Le 26 juillet dernier, les Fairouziyoun, comme se nomment les aficionados de Fairouz, se sont regroupés au Caire, à Jérusalem, à Beyrouth pour protester contre l’annulation du spectacle de Fairouz au Casino du Liban cet été.

Fairouz aurait dû, en effet, jouer “Aïche Aïche”, une pièce musicale composée par Assi et Mansour Rahbani dans les années 70.

“Fairouz interdite de chanter” ; “L’âme du Liban réduite au silence”, pouvait-on lire dans la presse, qui ne se privait pas d’accents mélodramatiques.


À l’origine de l’annulation et des manifestations populaires, une mise en demeure des héritiers de Mansour Rahbani. Il s’agit de ses trois fils (Oussama, Ghadi, Marwan), qui sont les neveux de Fairouz, la diva étant la veuve de Assi dont elle a deux enfants : Ziad et Rima.

Dans ce courrier, les héritiers de Mansour rappellent au Casino que jouer une œuvre théâtrale des frères Rahbani requiert l’accord préalable de l’ensemble des héritiers – aussi bien ceux d’Assi que de Mansour – et le paiement des droits d’auteur afférents.

« Nous n’avons pas attaqué en justice. Nous avons simplement demandé par courrier le respect des droits des héritiers de Mansour Rahbani », fait valoir leur avocat Walid Hanna.


Faute d’un compromis financier entre les héritiers, le Casino du Liban a préféré annuler le spectacle. Depuis, la société de production de Fairouz et Fairouz elle-même ont attaqué le Casino du Liban ainsi que les héritiers de Mansour Rahbani en justice, leur réclamant des dommages et intérêts.

Le tribunal de première instance du Mont-Liban devrait statuer, en première audience, le 12 octobre prochain. « L’action des héritiers de Mansour Rahbani a fait échouer le contrat avec le Casino du Liban, alors que l’établissement a signé un accord pour l’utilisation des œuvres inscrites au répertoire de la Sacem, la société des auteurs, éditeurs et compositeurs, dont celles des frères Rahbani », prévient Fadi Sarkis, l’un des avocats de Fairouz.

Propriété intellectuelle

En droit, l’affaire est pourtant assez simple. Nouhad Haddad, le véritable nom de Fairouz, est certes l’une des héritières de Assi Rahbani, mais elle n’est pas le “légataire universel” des frères Rahbani.

« L’œuvre des frères Rahbani est une œuvre commune, non divisible. Ils en sont les auteurs compositeurs, et leur œuvre est protégée. Fairouz en est la première interprète », explique Samir Tabet, conseiller juridique de la délégation de la Sacem au Liban.

La loi 75 de 1999, relative à la protection de la propriété intellectuelle, prévoit que les auteurs bénéficient d’un droit moral sur l’ensemble de leurs œuvres. Pour l’auteur, ce droit moral permet de conserver et de défendre l'esprit de son œuvre et sa personne, dans les rapports avec des tiers utilisateurs, tels des interprètes ou des producteurs.

Les héritiers de Mansour Rahbani auraient donc dû être avertis de l’usage que Fairouz entendait faire des œuvres reprises.

« Ce droit moral est imprescriptible. Il se transmet aux tiers par testament ou par succession (article 53  de la loi 75/1999) », précise Ramy Aoun du cabinet d’avocats Badri et Salim el-Méouchi.

Ce “droit de regard” est d’autant plus valable que les “opérettes” des frères Rahbani mêlent aux chansons proprement dites des textes théâtraux, non couverts par la Sacem.

« En signant avec la Sacem, les frères Rahbani lui ont notamment donné le droit d’autoriser ou d’interdire l’exécution ou la représentation publique de leurs œuvres musicales au Liban et partout où un accord entre la Sacem et un organisme équivalent s’applique. Mais ils n’ont pas adhéré à la SACD, l’organisme français de gestion collective de droits d'auteur qui protège les œuvres dramatiques. De ce fait, lorsqu’une institution désire reproduire une des pièces des frères Rahbani, elle doit demander l’autorisation à la Sacem, qui doit elle-même s’enquérir de l’approbation des auteurs de l’œuvre », explique Walid Hanna.

Protégée, l’utilisation d’une œuvre appelle également rétribution. Lorsqu’il s’agit d’un récital musical, le producteur doit en théorie verser 8,8 % de la recette brute à la Sacem en paiement des droits d’auteur.

Début 2010, et pour la première fois, les avocats de Fairouz ont demandé à la Sacem l’autorisation d’exploiter l’œuvre des frères Rahbani.

La Sacem leur a d’ailleurs répondu par l’affirmative, demandant cependant en même temps le paiement des droits d’auteur non perçus pour ces dix dernières années. Ce courrier était resté sans suite jusqu’à l’annonce de l’annulation du spectacle du Casino du Liban.

Héritage mythique

« Le problème, c’est que l’on fait face à un trio mythique. Que serait Fairouz sans les frères Rahbani ? » commente Nabil Abou Mrad, auteur d’un ouvrage sur le théâtre des frères Rahbani.

Fairouz, il est vrai, avait peu de chance d’atteindre un tel triomphe si elle n’avait pas été découverte dans les années 1950 par les deux frères Rahbani, alors musiciens au sein de l’orchestre de la Radio du Liban.

Assi deviendra même son époux et le père de ses enfants. Victime d’un accident cérébral en 1972, Assi décédera en 1986 alors que le couple mythique de la chanson arabe s’était déjà séparé en 1979, mettant également fin à la coopération entre les deux frères.

« Au temps de leur union, du début des années 1950 jusqu’aux années de la guerre civile libanaise, la “Sainte Trinité” de la chanson libanaise provoqua une véritable révolution dans l’histoire musicale de la région en mettant un terme à des décennies de quasi-monopole égyptien », résume Yves Gonzalez-Quijano, sur son blog Culture et politique arabes, qui poursuit : « Les Rahbani suggéraient déjà à travers leurs compositions un rapport moderne de l’individu au politique, un rapport où la voix de Fairouz offrait un dialogue dans lequel se reconnaissait, en communiant dans l’émotion musicale, avec chaque membre de la société. »

Difficile alors, pour une partie de l’opinion publique, d’accepter que la “Voix des Arabes”, l’un des multiples surnoms de Fairouz, puisse être réduite au silence pour une vulgaire histoire de mésentente entre héritiers !


Désormais de notoriété publique, le contentieux est en fait déjà assez ancien.

Le premier coup de semonce date du Festival de Baalbeck en 2006. Fairouz, dont la fortune était estimée il y a quelques années à 34 millions de dollars par le journal saoudien al-Riyadh, escomptait y présenter la comédie musicale Sah el-Nom des frères Rahbani (du fait de la guerre, la pièce sera finalement jouée au BIEL).

Mais ni ses producteurs ni elle-même n’ont au préalable demandé l’accord de Mansour Rahbani pour son utilisation, ni envisagé de payer de droits d’auteur.

Finalement, Fairouz et Mansour trouveront un compromis. Fairouz payant une « somme assez dérisoire, au regard des droits d’auteur que la pièce aurait dû rapporter », précise Walid Hanna.

Selon le quotidien al-Qods al-Arabi, Fairouz aurait à cette occasion proposé un défraiement de 5 000 dollars pour chaque représentation.

De toutes les façons, l’accord ne tiendra pas longtemps : Fairouz décide de reprendre ce spectacle à l’invitation des autorités de l’émirat de Charjah, puis de celles de Damas.

Son cachet, passé sous silence, se serait élevé à plusieurs millions de dollars pour chaque représentation.

Cette fois, Mansour refuse de transiger. Et en 2008, il lui réclame quelque 100 000 dollars d’arriérés de droits d’auteur.

Les deux clans opposés démarrent alors de négociations afin de parvenir à un accord. Sans succès : la mort de Mansour en 2009 rend aujourd’hui leur contentieux encore plus criant.
 

Le rôle de la Sacem

La Sacem existe en France depuis 1851. Au cours des années, cet organisme a développé différentes délégations dans le monde. En particulier dans les pays où la présence française maintenait le pays sous son administration comme au Maroc, en Tunisie ou encore en Égypte. Par la suite, la plupart de ces délégations ont été remplacées par des structures nationales, qui n’ont cependant pas pleinement réussi dans leur mission de gestion et de protection des droits d’auteur. Au Liban, une délégation a vu le jour en 1942. Dans les années 50, une structure nationale a vu le jour. Celle-ci a toutefois rapidement fait faillite.
Le rôle de la Sacem est de protéger les droits d’auteur de ses membres. Dans le monde, elle l’effectue grâce à des accords de réciprocité signés avec des organismes similaires dans d’autres pays. La délégation de la Sacem au Liban protège les droits de l’ensemble du catalogue de la maison mère. Quelque 850 artistes libanais y sont inscrits. Les frères Rahbani ont ainsi adhéré en 1963. Il y aurait environ 2 000 “usagers”, c’est-à-dire 2 000 comptes (radio, télé ou restaurants par exemple) qui verseraient à la Sacem Liban les droits d’auteur pour l’utilisation des œuvres musicales protégées. Pourtant, Samir Tabet le reconnaît, la perception des droits d’auteur reste malgré tout difficile au Liban. « Il nous manque encore une culture du droit de la propriété. »