Le recours à des employées de maison n’est pas chose nouvelle au Liban. Mais leur arrivée massive à la fin de la guerre a des conséquences sociales et économiques. Leur présence entraîne une forme de dumping social sur le marché de l’emploi, car on retrouve cette population active de plus en plus souvent dans des métiers de services.
Le recours à la domesticité n’est pas un phénomène récent : il a toujours existé dans la grande et moyenne bourgeoisie levantine. Au XIXe et jusqu’au milieu du XXe siècle, les familles aisées allaient chercher leurs servantes en Syrie ou dans les régions pauvres du Liban. Placées jeunes, vers l’âge de 10 ans et jusqu’à leur éventuel mariage, ces femmes “faisaient partie de la famille” dans le meilleur des cas ou servaient “d’esclaves à domicile” dans le pire des scénarios.
Mais l’arrivée d’un flux massif de main-d’œuvre étrangère (voir page 96), principalement en provenance d’Asie, puis de destinations “meilleur marché” comme les pays africains, a changé la donne après la guerre, au tournant des années 90 : la faiblesse des salaires a alors permis aux classes moyennes, voire aujourd’hui aux classes populaires, de s’adjoindre à leur tour les services d’une domestique étrangère. Cet afflux de migrants s’inscrit d’ailleurs dans une politique plus globale d’ouverture des frontières aux travailleurs temporaires – une main-d’œuvre moins onéreuse et plus malléable, principalement syrienne – décidée par le gouvernement sous l’influence du patronat pendant la période de la reconstruction.
Si on rapporte la main-d’œuvre domestique au nombre de ménages libanais (883 000 en 2007, selon le Programme des Nations unies pour le développement ou PNUD), cela signifie qu’un foyer libanais sur 5,5 bénéficie aujourd’hui des services d’une domestique “légale”. Si l’on tient compte de la main-d’œuvre illégale, souvent employée par plusieurs maisons à temps partiel ou à l’heure, c’est presque un foyer sur deux à trois qui jouit des services d’une domestique de manière régulière.
Au regard de pays occidentaux, ces chiffres sont énormes : l’emploi domestique représente 10 à 15 % de la population active (1,5 million d’actifs selon la Banque mondiale) au Liban, tandis que la moyenne dans les pays occidentaux tourne entre 2 et 5 %. Selon les données fournies par Laborstat, le service statistique de Bureau international du travail (BIT), la domesticité représente ainsi 2,3 % de l’emploi en France, 3,7 % en Espagne et 4,3 % à Chypre.
Concurrence sur le marché de l’emploi
Dans son aspect positif, l’arrivée de ces vagues de migrantes a permis à une partie des femmes libanaises de se décharger des tâches ménagères et familiales et d’entrer dans la vie active. Faute d’une aide de l’État pour concilier vie professionnelle et vie personnelle, étant donné notamment les horaires scolaires et la quasi-absence de systèmes de garde après 14h-15h00, les Libanaises actives ont dû s’appuyer sur ce personnel de maison. Dans son aspect négatif, leur présence a renforcé l’“ethnicisation”, déjà latente, de la fonction d’employée de maison. Les Libanaises, même issues des couches les plus défavorisées, refusant désormais de s’abaisser à un métier, où la main-d’œuvre étrangère est dominante et les tâches connotées de manière péjorative.
Aujourd’hui, une nouvelle étape est en passe d’être franchie : les “bonnes” ne se cantonnent plus aux maisons, elles sont employées comme vendeuses dans les magasins, manucures dans les salons de beauté, cuisinières ou serveuses dans les restaurants. Beaucoup d’entre elles sont des “freelance”, la plupart sans papier, qui ont choisi de rester au Liban après plusieurs années passées au service de maîtres libanais. Mais d’autres sont recrutées en toute illégalité : leur contrat de travail mentionnant toujours un travail “domestique” quand elles occupent de plus en plus souvent des emplois de service.
De fait, il existe désormais une distorsion de concurrence entre main-d’œuvre étrangère et locale. Les Libanais se trouvent en confrontation directe avec ces migrants, dont les coûts salariaux très bas et les conditions de travail dégradées créent du dumping social à l’intérieur du marché de l’emploi. C’est le cas, par exemple, d’une jeune Éthiopienne, dénommée Anna, qui assure le ménage et le travail en cuisine d’un restaurant de Beyrouth pour 250 dollars mensuels. En complément, Anna se charge également d’une partie de l’entretien de la maison de son patron. « Je savais pour quel poste et à quel salaire on me recrutait. Mais je ne m’attendais pas à travailler jusqu’à deux à trois heures du matin, avec une journée de congé tous les quinze jours », dit-elle, en avouant avoir le sentiment d’être prise au piège pour les trois ans de la durée de son contrat. Pour un emploi équivalent, un cuisinier libanais, même non déclaré, réclamerait pas moins de 800 à 1 000 dollars mensuels (et accessoirement n’assurerait pas le ménage).
Pour les pays migratoires, cette main-d’œuvre constitue un apport capital pour lutter contre le chômage et développer leur économie grâce aux transferts financiers de leur diaspora. « Leur main-d’œuvre est devenue un produit d’exportation majeur », note le chercheur Ray Jureidini. À titre d’exemple, les transferts de fonds des 10 millions de travailleurs migrants philippins (18,7 milliards de dollars en 2010) contribuent à hauteur de 10 % du PIB du pays. Pour ce qui concerne plus spécifiquement les flux en provenance du Liban vers les Philippines, dont la communauté compte 31 000 ressortissants déclarés au Liban, les transferts ont représenté 16 millions de dollars en 2010, soit seulement 557 dollars par an et par individu.
La faiblesse de ce montant s’explique d’abord par le fait que ces chiffres ne prennent en compte que les remises réalisées via les réseaux bancaires ou les entreprises de transferts d’argent. « Les travailleurs philippins envoient également de l’argent à leur familles via des canaux informels que nos statistiques ne tracent pas », explique Gilberto Asuque, ambassadeur des Philippines au Liban. Mais ce montant réduit s’explique aussi par la faiblesse des gages des employées de maison. Les Philippines gagnent entre 200 et 400 dollars par mois, soit 2 400 dollars par an dans l’hypothèse basse. « La moitié de leur salaire est consacrée à la satisfaction de leurs besoins personnels. On peut considérer qu’elles reversent à leur famille seulement une partie de ce qui leur reste de salaire via les canaux financiers traditionnels. L’autre partie étant envoyée de manière informelle, à l’occasion par exemple du retour de l’une d’entre elles à Manille. »
Pour le Liban, il s’agit d’importer une main-d’œuvre peu onéreuse, temporaire, aux droits et aux revendications limités. L’effet de nombre associé à un “salaire à prix cassé” est censé compenser le niveau minimal, voire l’absence de compétences professionnelles et la rapide rotation de cette main-d’œuvre migrante. Aujourd’hui, il n’est pas rare de trouver deux domestiques pour un foyer de seulement quatre personnes.
Mais cette alliance entre faible productivité et rotation rapide n’est pas forcément des plus vertueuses, comme l’illustre l’insatisfaction chronique des Libanaises, qu’elles décrivent au moment des “sobhiyés” entre femmes. Chacune ressasse les malentendus et autres bévues de leurs domestiques respectives ; aucune ne semble – ou ne veut – faire le lien entre le manque de qualification de leurs employées, les salaires en dessous des normes et leur emploi temporaire.
Dans le contexte libanais, les réticences à l’intégration de la main-d’œuvre migrante se comprennent aussi comme un refus d’implantation des étrangers, lié en partie au traumatisme de l’arrivée des réfugiés palestiniens. Mais au Liban pas davantage qu’ailleurs, les barrières ne remplissent leur rôle efficacement. À chaque fois, les pays importateurs font face à une implantation durable d’une partie au moins de ces populations. Cela a été le cas aux États-Unis avec les saisonniers mexicains, en Europe avec l’immigration de l’Est dans les années 40 ou 50, puis maghrébine et africaine plus récemment. C’est également le cas dans les pays du Golfe où certains royaumes sont composés à plus de 80 % par une population étrangère.
Le Liban ne fait pas exception : un tour dans les rues de Hamra le dimanche matin au moment de la messe de l’église Saint-François, une halte à Karm el-Zeitoun ou à Bourj Hammoud, dont certaines rues se sont spécialisées dans les produits alimentaires en provenance d’Asie ou d’Afrique, suffisent pour comprendre qu’une frange importante de cette population s’est définitivement installée : des migrantes prétendument temporaires ont ouvert de petits magasins pour vendre à leurs condisciples les produits “du pays”.
Mais ce qui distingue le Liban, d’autres pays de la région comme les pays du Golfe, qui recrutent également en masse des étrangers, c’est d’être à la fois importateur et exportateur de main-d’œuvre. Car, le Liban se glorifie d’exporter son capital humain. Les enquêtes parlent de 30 000 jeunes quittant annuellement le pays. « Il s’agit clairement d’une émigration massive, qui concerne les jeunes au début de leur entrée dans la vie active », écrit l’économiste Charbel Nahas dans la section “Lexique”, publiée en 2007 dans Le Commerce du Levant.
La symétrie est saisissante
Selon la Banque mondiale, la diaspora libanaise représente 15,6 % du total de la population ; quand les migrants étrangers eux composent 17,9 % de la population. Cette structure en miroir se retrouve dans les flux monétaires envoyés ou reçus depuis le Liban. Les transferts des migrants étrangers travaillant au Liban vers leur pays d’origine ont représenté 7,5 milliards de dollars ; ceux des Libanais de l’étranger vers le Liban 8,4 milliards de dollars en 2010.
Ces chiffres sont à prendre avec beaucoup de précautions. Tous les économistes interrogés dans le cadre de cette enquête s’accordent à dire que les chiffres de la BDL n’incluent pas seulement des transferts de salaires, mais aussi des éléments qui ne devraient pas y figurer comme des bénéfices d’entreprises, des plus-values… « Les transferts d’argent des migrants étrangers ou des Libanais de la diaspora sont dans la réalité largement en dessous des montants annoncés », explique l’économiste Toufic Gaspard.
Pour autant, ces chiffres révèlent la structure du marché de l’emploi du Liban, qui a choisi de privilégier des emplois non qualifiés, où les hommes sont interchangeables, et à des salaires trop bas pour qu’un Libanais veuille y postuler. En 2007, un rapport de la Banque mondiale, basé sur les études de la chercheuse Choghig Kasparian estimait que le salaire de réserve, c’est-à-dire le salaire à partir duquel il devient intéressant de travailler, se situait autour de 1 200 dollars par mois au Liban. Autant dire que pour une majorité d’emplois on est très loin du compte.
Ce critère ne permet pas seulement d’expliquer le départ des ingénieurs ou des professions libérales, qui ont depuis longtemps cédé aux charmes financiers de l’expatriation. Une étude de Sébastien Dessus et Charbel Nahas (2008) pour le compte de la Banque mondiale rappelle que l’émigration touche en proportion davantage les ouvriers qualifiés ou des techniciens que des ingénieurs ou des médecins. Pour combler les pénuries dues à l’inadéquation de l’offre et de la demande d’emploi, les entreprises font appel à ces étrangers. Avec un danger au moins : la rupture de la chaîne d’apprentissage. Le taux de rotation des migrants étant élevé, les relais d’apprentissage ne sont plus opérationnels, contribuant à une baisse des qualifications, déjà affectées par le piètre niveau de l’enseignement professionnel. C’est tout le marché de l’emploi qui s’en ressent. Il est aujourd’hui presque impossible de trouver un plombier libanais qualifié, une secrétaire juridique compétente, une vendeuse trilingue.
L’une des raisons se trouve dans les choix économiques réalisés au début des années 50. Pour que les salaires soient élevés, « il faut que la demande de main-d’œuvre soit plus forte et plus soutenue. Or, ce n’est pas le cas au Liban qui ne s’est pas industrialisé et où la qualification de la main-d’œuvre reste faible », explique Toufic Gaspard (voir entretien avec lui dans Le Commerce du Levant de juin 2011). Si les entreprises ne sont pas aujourd’hui en mesure de payer des salaires “normaux”, c’est donc aussi parce que le tissu économique libanais dissimule en réalité des microentreprises, qui demeurent incapables de se développer et de se pérenniser, sauf à recourir au travail informel et aux migrants étrangers, dans l’incapacité de se trouver, pour l’heure, un avenir moins misérable.
Les salaires des employées varient selon leur nationalité Selon leur nationalité, les services des domestiques se monnayent autour de 150 à 250 dollars mensuels en moyenne, sans besoin, qui plus est, de les déclarer à la Sécurité sociale. Les Népalaises et les Bangladaises sont les moins bien payées avec une rémunération mensuelle avoisinant les 150 dollars. Les Philippines, plus demandées parce “mieux éduquées”, peuvent monter jusqu’à 400 dollars par mois. Quant aux domestiques en situation illégale, leur rétribution se situe en dessous de ces salaires de référence. Ainsi, le salaire d’une Philippine tombe-t-il à 200 dollars mensuels si elle est sans papier. Dans l’extrême majorité des cas, leurs émoluments restent en dessous du salaire minimum libanais, plafonné à 500 000 livres libanaises (334 dollars). Quant aux indépendantes, elles demandent en règle générale 5 dollars de l’heure. Ce qui, si on tient compte d’une semaine à 40 heures de travail effectives, leur permet d’espérer mensuellement 800 dollars. À titre de comparaison, le salaire mensuel moyen d’une domestique à domicile est de 1 000 dollars en Italie et compris entre 635 et 775 dollars en Israël, selon l’enquête. « Les travailleurs domestiques dans le monde » (2010) : « Dans le cas d’employées logées au domicile, les employeurs peuvent déduire le gîte et le couvert du salaire. En Espagne par exemple, la déduction peut aller jusqu’à 45 % du salaire ; à Chypre, c’est 10 % et 15 % si les repas sont comptés. » |
Agences de placement : un business juteux Si l’on en croit les archives de L’Orient-Le Jour, c’est en 1978 que la première agence de recrutement spécialisée dans le recrutement d’employées de maison sri lankaises s’est ouverte à Beyrouth. Leur nombre a depuis explosé : les agences seraient environ 800 aujourd’hui. « On estime qu’elles sont 400 à travailler dans la légalité et 400 dans l’illégalité. Toutefois, seule une centaine, parmi celles qui sont reconnues par les autorités, sont réellement actives. Les autres se contentent de revendre leurs droits », précise Hicham Bourji, président du syndicat des agences de recrutement. Il faut savoir que pour recevoir un agrément officiel, l’agence dépose la somme de 50 000 dollars en garantie auprès de la Banque de l’habitat. En échange, elle reçoit 200 certificats pré-approuvés par an pour permettre l’entrée des migrantes sur le territoire libanais. Ce sont ces certificats que les agences se revendent ensuite entre elles, moyennant une commission. Le business des agences ne repose cependant pas seulement sur “ces rétrocommissions” à la limite de la légalité. Pour la centaine d’agences actives, ce sont les frais, imputés au client de l’agence (et futur patron de l’employée de maison), qui sont au cœur de ce marché très lucratif. Ces frais varient selon les intermédiaires : de 1 300 à 2 000 dollars, d’après Hicham Bourji. En prenant une fourchette de frais moyenne (1 650 dollars), que l’on applique ensuite au nombre de nouvelles entrées légales en 2010 (45 000 nouveaux permis de travail selon le ministère du Travail), on peut donc estimer le périmètre financier du secteur à 74,2 millions de dollars en 2010. Ce business est d’autant plus juteux que les agences ont, au final, très peu de dépenses à imputer à leur budget. Les candidates à l’immigration doivent en effet payer elles-mêmes les frais du recruteur local, qui sert d’intermédiaire à l’agence libanaise. Selon différents témoignages, il leur en coûte entre 200 et 1 000 dollars. « La plupart s’endettent avant même de quitter leur pays », relève Dima Haddad, de l’association Caritas. Le billet d’avion, les taxes liées à l’obtention du titre de séjour, du permis de travail ou des examens médicaux étant pris en charge par l’employeur, qui retient d’ailleurs parfois les deux ou trois premiers mois de salaire de sa nouvelle employée pour compenser ces dépenses. |