La traduction littérale de l’anglais offshore signifie “en dehors des côtes” ou “vers le large”. Au démarrage, le terme servait à qualifier des activités se déroulant “en mer” comme la recherche ou l’exploitation pétrolières.
Progressivement, le jargon juridique s’en est emparé pour désigner une société « dont l’activité est considérée comme non résidente dans le pays où elle est installée », explique l’avocat Michel Ghanem, conseiller de la société de conseil Lebanon Offshore.
Une entreprise peut ainsi délocaliser sa domiciliation dans l’un des 77 centres offshore (dont le Liban) référencés par les organisations internationales. Elle y réside officiellement, mais ses investissements, sa production et surtout la commercialisation de ses produits sont réalisés dans d’autres pays, là où s’établit son activité principale et se situent la majorité de ses clients.
L’avantage du statut offshore pour une entreprise est évident : « L’optimisation d’une partie de sa fiscalité », rappelle Michel Ghanem.
L’ampleur des exemptions fiscales varie suivant les territoires offshore. Certains, comme les Bahamas, Bahreïn ou Monaco, se caractérisent par l’absence de toute imposition directe. D’autres, comme Antigua-et-Barbuda, Macao, Sainte-Lucie, ou Brunei, exemptent d'impôt les sociétés internationales sur les bénéfices réalisés hors du pays. D’autres encore avantagent des structures spécifiques comme les holdings (Luxembourg), les fondations (Liechtenstein) et les trusts (Monaco)...
D'autres enfin appliquent un niveau de prélèvements avantageux pour toutes les sociétés offshore. Parmi ces pays, on compte l’Irlande, les Pays-Bas, Chypre ou Singapour. C’est aussi le cas du Liban, où la offshore paie seulement un impôt forfaitaire d’un million de livres (667 dollars) quels que soient ses revenus, alors que les sociétés anonymes classiques, qu’on appelle par opposition “onshore”, doivent s’acquitter d’un impôt sur le revenu net annuel de 15 % et d’un autre sur les bénéfices distribués de 10 %, soit une charge fiscale globale de 23,5 % sur l’ensemble du revenu net.
La plupart complètent ces avantages fiscaux par la signature de conventions fiscales bilatérales entre pays destinées à éviter la double imposition (ou la non-imposition dans certains cas), permettant aux sociétés ou aux particuliers de minimiser encore leur fiscalité, en payant leurs impôts dans le pays aux coûts les plus avantageux.
Si le principal argument d’attraction des centres offshore est leur fiscalité allégée, ils ne proposent pas les mêmes services. Certains jouent sur les facilités administratives et réglementaires ; d’autres attirent pour leur proximité géographique et culturelle (typiquement la Tunisie pour une société française intervenant au Maghreb). D’autres encore ont fini par se spécialiser dans un domaine d’activité : les Bermudes se sont ainsi érigées en centre offshore pour les sociétés d’assurances et les compagnies aériennes ; Singapour joue sur le créneau de la gestion de fortune ; Panama sur les centres de distribution détaxés...
Beyrouth n’a pas de spécialisation claire. Mais la loi de 2008, qui interdit toujours aux sociétés offshore installées au Liban d’avoir une activité bancaire, de finance ou d’assurance, semble vouloir promouvoir le Liban comme un centre offshore commercial à destination du Moyen-Orient ou de la Méditerranée : la loi autorise notamment des opérations de commerce international (en particulier triangulaire) et accepte que s’installent sur son sol des bureaux de représentation de sociétés étrangères.
Des pays qui n’ont pas d’économie réelle
Lorsqu’un territoire se dote d’un environnement offshore, son objectif est d’attirer des capitaux. Pour Malte, par exemple, spécialisée notamment dans les pavillons maritimes offshore, les investissements offshore représentent la première source de devises de l’île. Pour Jersey, les offshores contribuent à 50 % du PIB national et 22 % des emplois de l’île. Pour les Îles Vierges britanniques (BVI), c’est l’équivalent d’un peu plus de 18 % du PIB et de 6,3 % des emplois…
Car la majorité des centres offshore sont en fait des pays sans économie réelle et surtout sans réelle possibilité de développer une activité de type industriel ou de maintenir une agriculture forte. Typiquement, ce sont souvent des îles ou des territoires congrus, qui se seraient retrouvés à l’écart de la mondialisation s’ils n’avaient décidé de miser presque tout sur le secteur financier offshore.
Le cas du Liban est un peu particulier. Lorsqu’en 1983 le gouvernement libanais, sous la présidence d’Amine Gemayel, institue la première législation offshore du Liban, celle-ci entend répondre à un double objectif : en premier, faire revenir les capitaux libanais qui ont fui Beyrouth avec le déclenchement de la guerre, notamment à Chypre, dont la législation offshore date précisément de 1975 ; en second, attirer à nouveau les capitaux étrangers dont le Liban a besoin pour sa reconstruction et la relance de son économie. « Yasser Arafat venait de quitter Beyrouth accompagné des combattants palestiniens et on espérait tourner la page. En 1983, l’État libanais décide donc de reconstruire les infrastructures, le centre-ville et pour cela il entend attirer les investisseurs. D’où cette loi sur les offshores, adoptée en même temps que la loi sur les holdings », se souvient le fiscaliste Karim Daher partenaire fondateur du cabinet d’avocats HBDT. Le gouvernement, qui croit alors à un retour de la concorde civile, parie toujours sur son secret bancaire, initié en 1956, qui donne les garanties de confidentialités quasi absolues aux investissements menés à Beyrouth ou à partir de Beyrouth. À partir du début des années 1990, dans la foulée de l’accord de Taëf, le Liban signe plusieurs traités d’évitement de la double imposition avec plusieurs pays arabes, africains ou européens (notamment de l’Est). Même si ces traités n’avaient pas pour objectif l’évitement fiscal, leur signature ouvre tout de même aux ressortissants de ces pays la possibilité d’opter pour une résidence à Beyrouth et de profiter des allégements fiscaux offerts par la place beyrouthine.
Que Beyrouth entende jouer la carte régionale n’a rien d’illogique : chaque “grand” État ou chaque région du monde a laissé se développer dans sa proximité des places à la fiscalité allégée. Les États-Unis ont le Delaware, où sont immatriculées la quasi-totalité des entreprises américaines pour payer le moins d'impôts possibles. La Grande-Bretagne utilise les îles anglo-normandes ou les îles Caïmans, deux centres offshore pour les besoins de la City. L'Italie s’est accotinée avec Monaco ; la France et l'Espagne avec Andorre ; la Belgique au Luxembourg ; l'Inde à l'île Maurice ; la Chine à Hong Kong…
« Beyrouth aurait pu jouer ce rôle pour le monde arabe, alors en plein boom économique et dont la fiscalité restait encore très embryonnaire : la plupart à l’époque n’ayant pas ou presque pas de taxation directe des revenus et – ou – du capital », rappelle Karim Daher.
Mais en 1983, deux mois à peine après la promulgation de la loi au Liban, la “guerre de la Montagne”, dans la région du Chouf, démarre suivie quelques mois plus tard par la chute de Beyrouth-Ouest. Le gouvernement est paralysé, l’espoir que portaient les législations de 1983 retombe vite. « De fait, jusqu’à la fin des années 90, très peu de sociétés offshore seront enregistrées au Liban », rappelle Karim Daher. Entre 1983 et 1998, seules 687 sociétés de ce type sont immatriculées au registre de commerce (leur inscription y étant obligatoire), ce qui porte le mouvement de création à seulement moins d’une cinquantaine par an. L’extrême majorité de ces entités ne sont pas le fait d’investisseurs étrangers, comme on l’avait espéré, mais bien de Libanais (résidents ou non résidents), qui ont développé une structure offshore pour leur activité à l’extérieur du Liban », rapporte l’avocat Michel Ghanem.
Ce faible engouement pour un système fiscal pourtant avantageux de la part des investisseurs étrangers, arabes en premier lieu, s’explique bien sûr par l’absence de stabilité politique du Liban. Mais ce peu d’engouement est également lié au faible nombre de conventions fiscales internationales le liant aux autres pays. Car, comme le note l’avocat Michel Ghanem, « Beyrouth a certes signé une quarantaine de conventions pour éviter la double imposition, mais seule une dizaine sont réellement intéressantes. Il manque encore des accords avec des pays importants comme les États-Unis, la Chine, la Suède, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. C’est primordial si l’on veut développer le Liban comme un centre offshore d’envergure. »
Une nouvelle loi a vu le jour en 2008
Cette déconvenue est aussi le fait de la loi de 1983 elle-même, qui limitait le champ des activités autorisées et dont les termes étaient confus. Elle interdisait aux offshores en particulier d’acquérir ou de gérer des sociétés dans le cadre de holding ou de représenter des entreprises étrangères sur les marchés internationaux.
Or, vers la fin des années 1990, nombre de sociétés offshore en place se sont retrouvées dans l’obligation de créer des structures locales, dans les pays où leurs activités les ont portées, pour se plier aux exigences des autorités locales ou de leurs clients, soucieux d’avoir un interlocuteur local soumis aux réglementations territoriales d’exercice de l’activité. « C’est typiquement le cas de certaines offshores spécialisées dans le BTP : d’un côté, la loi libanaise sur les offshores leur interdisait de prendre des participations dans d’autres entreprises et de les administrer, à l’instar des holdings ; de prêter des fonds à leurs filiales… De l’autre, les pays où elles remportaient des appels d’offres exigeaient la création d’une représentation locale, le plus souvent une filiale locale, afin d’assurer un suivi entre le concessionnaire et les autorités locales », rappelle Karim Daher.
Plusieurs d’entre elles se retrouvent de fait “hors la loi” au moment où l’administration fiscale libanaise, à dater du début des années 2000, échaudée par un scandale financier impliquant l’une d’entre elles dans des transactions illégales (“affaire Daouk”), décide de faire le ménage dans leurs rangs et d’appliquer la loi dans sa stricte interprétation en requalifiant les offshores “coupables” de dépassements ou d’infractions, en sociétés anonymes classiques. Le fisc libanais (en se basant sur les dispositions de l’article 10 du décret-loi n° 46 de 1983) exige alors une imposition de 23,5 % du bénéfice net réalisé. Le fisc va même jusqu’à exiger le paiement d’une amende de 50 % du montant de l’impôt dû pour déclaration non conforme.
Banque et assurance toujours interdites
Une action de lobbying intense est alors entreprise par les sociétés offshore et certains acteurs économiques et juridiques, soucieux de redonner au Liban son lustre d’antan de “plaque” économique et financière régionale. Elle débouche sur la nouvelle loi modificative sur les sociétés offshore en 2008 (loi n° 19), qui modifie en profondeur celle de 1983. Cette nouvelle législation élargit d’abord l’objet social des sociétés offshore domiciliées au Liban.
Désormais, elles sont habilitées à fonder des filiales, à entrer dans le capital de sociétés étrangères non résidentes, à gérer des sociétés étrangères, à entreprendre des opérations commerciales extérieures triangulaires ou multipartites à mener des opérations d’exportation de services, à assurer la représentation commerciale de sociétés étrangères sur les marchés étrangers… Seules en fait les activités de banque, de finance ou d’assurance leur sont toujours interdites.
La loi de 2008 leur fournit également des avantages fiscaux considérables. « La société offshore est ainsi exonérée de l’impôt sur les traitements et salaires des employés travaillant à l’étranger et de l’impôt sur le revenu des capitaux mobiliers exigible sur ses revenus et bénéfices résultant de l’investissement de ses fonds hors du Liban. Elle est aussi exemptée de l’impôt sur les intérêts à payer à des personnes morales ou physiques résidentes à l’étranger ainsi que sur les montants payés à des personnes morales ou physiques établies hors du Liban (dit impôts sur les non-résidents) en contrepartie de services et de prestations réalisées à l’étranger au profit de la offshore. Auparavant, ces retenues constituaient une charge fiscale injustifiée qui allait à l’encontre de cette structure avantageuse », précise Karim Daher.
Résultat : depuis 2008, le nombre d’offshores bondit avec 700 à 800 nouvelles sociétés enregistrées par an. En 2010, on comptait quelque 5 983 sociétés offshore déclarées au Liban. Le chiffre d’affaires total du secteur représentant en 2009, dernier chiffre connu, quelque 15 149 milliards de livres libanaises (10,1 milliards de dollars), soit une moyenne de 3,3 milliards de livres (2,2 millions de dollars) par société.
C’est encore très peu au regard des performances de Chypre. En 1999, alors que l’Union européenne étudiait la candidature de l’île, un rapport du Sénat français estimait que le nombre de sociétés offshore y atteignait 41 000, dont un peu plus de 1 000 disposant d'une implantation physique (bureaux et personnel). « La contribution [du secteur offshore, NDLR] à la formation du produit intérieur brut serait d'environ 5 %. Cette dernière estimation ne tient cependant pas compte des effets induits sur l'économie nationale : un taux de l'ordre de 10 % serait certainement plus proche de la réalité », avance le rapport du Sénat français.
L’amélioration de la performance de la place libanaise n’est cependant pas seulement liée au toilettage de la loi de 1983 en 2008. Le phénomène est un fait planétaire : depuis les années 1990 on assiste à une accélération de la mobilité des capitaux, qui s’accompagne de la mise en place d’incitations fiscales dans les pays du Sud visant à attirer les capitaux du Nord. « Le processus de mondialisation des échanges, dont l’une des composantes est constituée par un degré élevé d’internationalisation du capital, a activé le phénomène de défiscalisation de certaines zones. Leur essor coïncide avec l’intensification de l’activité multinationale et la volonté de ces entreprises de minimiser leur imposition fiscale », assure Fabienne Hatem dans son article pour l’université de Paris II (France).
Mais avec cette libéralisation des échanges et des capitaux, la décision des entreprises d’établir leur domiciliation dans tel pays plutôt que tel autre est avant tout déterminée par les différentiels entre régimes d’imposition. D’où l’émergence d’une “concurrence fiscale” que l’Union européenne et les grandes institutions internationales dénoncent depuis la crise internationale de 2008-2009. Difficile d’évaluer le poids de cette évaporation (ou de cette fraude) fiscale. Un rapport du Conseil de l’Europe (2001) essaie toutefois de quantifier la part des activités des paradis fiscaux dans la fraude fiscale : selon ce rapport, elle représenterait de 5 à 25 % des recettes fiscales potentielles dans les pays développés et, plus grave peut-être, 30 à 40 % dans les pays en développement. Selon Tax Justice Network, le réseau mondial pour la justice fiscale, les flux financiers illicites (comme la fuite de capitaux émanant des cercles des pouvoirs locaux : en 1999, on estimait que les dirigeants africains possédaient plus de 20 milliards de dollars sur des comptes en Suisse) privent ainsi les pays pauvres de revenus fiscaux allant jusqu’à 160 milliards de dollars par an.
Dans le cas du Liban, les montants en jeu n’ont guère d’incidence sur la finance internationale. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles Beyrouth n’a pas été inquiétée lorsque le G20 a décidé en 2008-2009 d’un renforcement de la lutte contre les paradis fiscaux et les centres offshore. Le Liban a même aujourd’hui un atout à jouer pour attirer des capitaux étrangers, dans l’impossibilité désormais de trouver refuge dans des pays comme la Suisse ou le Luxembourg, obligés de satisfaire aux nouvelles règles de transparence fiscale exigées par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Le législateur libanais ne s’y est d’ailleurs pas trompé : dans la loi révisée de 2008, il autorise, par exemple, l’ensemble de l’actionnariat d’une société offshore domiciliée au Liban à être détenu par des étrangers. « Ce qui revient à dire, par déduction, que l’ensemble de l’actionnariat peut être aux mains d’étrangers », précise Karim Daher. Cela marche-t-il ? À en croire Karim Daher, Beyrouth figure désormais parmi les choix envisagés de sociétés étrangères. « Depuis la mise en place des listes noire et grise de l’OCDE, des investisseurs étrangers montrent un soudain intérêt pour la place de Beyrouth. Car même si l’instabilité politique demeure, sa place financière en revanche ne connaît guère de heurts. Et cela peut représenter pour des banquiers suisses, luxembourgeois, une alternative aux restrictions imposées par l’Europe ou les États-Unis », conclut Karim Daher.
Un guichet unique pour les offshores Fondée début 2010, la société Lebanon Offshore a pour vocation d’être un “one stop shop” pour les sociétés offshore désireuses de s’implanter au Liban. Cette jeune société propose pour 3 900 dollars de fournir tous les services et les procédures nécessaires à la constitution d’une offshore depuis l’enregistrement au ministère des Fiances jusqu’à la rédaction des procès-verbaux, la nomination d’un expert-comptable… Elle assure également un service de “bureau virtuel”. Pour cette prestation, Lebanon Offshore demande 2 900 dollars par an. Elle héberge à ce jour une quarantaine d’entreprises offshore. |