Le projet de budget présenté par le ministre des Finances n’a toujours pas été adopté par le gouvernement. Il manque singulièrement d’ambition réformatrice et comporte de nombreuses mesures que les experts n’ont eu de cesse de critiquer. En attendant la nouvelle mouture promise par le ministre, un premier bilan de ses principales dispositions fiscales.
Le projet de budget pour 2012 que n’a toujours pas étudié le gouvernement, malgré ses obligations constitutionnelles, est une fois de plus très décevant. Il ne présente aucune réforme structurelle. Il n’exprime aucune politique économique précise, ni de stratégie à moyen ou long terme. Son préambule manque cruellement de repères et ne comporte que des grands titres ou des données comptables sans références statistiques pour renforcer leur crédibilité. Il comporte même un aveu lourd de conséquences… Le ministère dit en effet vouloir assainir les comptes de l’État pour « rétablir le respect de la Constitution et des normes légales en matière de dotations et de crédits ; la bonne gouvernance et la bonne gestion des fonds publics et, enfin, la transparence qui insuffle la confiance aux citoyens et aux investisseurs ». C’est une reconnaissance des graves irrégularités commises au cours des deux dernières décennies et une invitation on ne peut plus claire à l’investigation adressée au parquet financier.
En matière de fiscalité structurelle, ce projet de loi de finances manque d’ambition, à l’instar du précédent (voir Le Commerce du Levant d’octobre 2010). Il se contente de reprendre des propositions, sans tenir compte des critiques formulées à l’égard de certaines d’entre elles, et introduit quelques nouveautés pour la plupart mal pensées.
Les reprises
Réduction de l’impôt sur la plus-value résultant de la réactualisation exceptionnelle des actifs
Le ministère des Finances s’acharne à vouloir maintenir une réduction de l’impôt sur les plus-values résultant d’une réactualisation exceptionnelle de certains actifs (ainsi que ceux découlant de la transformation de sociétés). Le taux d’imposition est fixé à 6 % au lieu du taux de 10 % actuellement en vigueur. De plus, il réintègre, dans le cadre de cette mesure de faveur, l’actif circulant qui avait été écarté dans l’ancien projet pour 2011 à la suite des nombreuses critiques formulées par les experts. Cette mesure favorise les gains spéculatifs (notamment immobiliers) et prive l’État de ressources importantes (voir Le Commerce du Levant de juillet 2010 et d’octobre 2010).
Timbre fiscal de 3 à 4 ‰
Le projet reprend aussi des dispositions relatives au droit de timbre fiscal et les développe. La présence d’un timbre (ou le paiement de sa contrepartie financière) n’est plus exigible que sur une seule copie originale de contrat, au lieu d’exiger le paiement sur toutes les copies signées. Dans le même temps, le délai de règlement a été prolongé de cinq à dix jours et les lieux autorisés à encaisser les règlements ont été multipliés.
Enfin, les procurations établies à l’effet de réaliser ou de faciliter des ventes et transactions immobilières, notamment les procurations irrévocables, seront désormais requalifiées en conventions et assujetties au droit de timbre, pour pouvoir contrôler les cessions et les ventes occultes de biens-fonds. Quant au montant du droit, il est porté de 3 à 4 ‰, selon un barème plafonné à 300 millions de livres libanaises.
Hausse de la TVA
Le projet de loi prévoit d’augmenter de 10 à 12 % le taux de la TVA. Pas davantage que précédemment, cette hausse n’est accompagnée d’une évaluation de son impact économique et social, alors qu’elle a été largement décriée. Sa seule motivation semble le souci d’équilibrer l’augmentation des dépenses, grâce à une mesure fiscale “facile”.
Le projet de budget reprend aussi une disposition visant à annuler l’article 59 de la loi 379/2001 sur la TVA en vertu duquel certains secteurs non assujettis à la TVA (dont notamment les producteurs de papier d’imprimerie ou de médicaments ou autres) pouvaient réclamer le remboursement de la taxe dont ils s’acquittent au titre des frais généraux et des frais d’investissement. Cette mesure n’est pas la bienvenue, car elle aura un impact inflationniste sur les services et les produits concernés.
Divers
Il y a aussi au nombre des mesures reconduites l’augmentation de 5 à 8 % du taux d’imposition spécial de certains revenus de capitaux mobiliers (principalement les intérêts bancaires et les obligations) et la régularisation des infractions aux lois de l’urbanisme survenues entre 1994 et 2011 ; sans oublier une énième amnistie (ou abaissement) pour toute une série de pénalités et d’amendes allant de la circulation routière aux cotisations sociales, en passant par les taxes municipales. Ces amnisties sont des “cavaliers budgétaires” qui ne sont pas censés être intégrés à une loi de finances au titre du principe de spécialité. D’autre part, elles sont de nature à encourager les contrevenants et les mauvais payeurs tout en frustrant les bons citoyens car elles créent une entorse au principe d’équité et d’égalité devant l’impôt consacré par le paragraphe (d) introductif et l’article 7 de la Constitution.
Les nouveautés
Nouvel impôt foncier
La “vedette” incontestée de ce projet de budget est le nouvel impôt foncier proposé : fixé au taux de 3 %, il s’appliquerait sur les revenus (bruts) des cessions immobilières, qu’elles soient réalisées par des personnes physiques ou morales.
Les contours d’une telle imposition ne sont pas tout à fait clairs du fait que les modalités d’application et de mise en œuvre ont été laissées à la seule discrétion du ministre des Finances par voie d’arrêté (d’où une nouvelle entorse au principe du parallélisme des formes et des compétences, et une violation évidente aux dispositions des articles 81 et 82 de la Constitution qui restreignent au seul pouvoir législatif l’aménagement de nouveaux impôts).
Il faut en tout cas craindre que cet impôt n’entraîne un effet “cumulatif à cascade” inflationniste à l’instar de l’ancien impôt sur le chiffre d’affaires appliqué dans les années 1920 pour renflouer les caisses vides de l’État français.
L’introduction de ce nouvel impôt, accompagné de l’augmentation d’autres impôts sur les revenus d’épargne, marque cependant l’avènement timide d’une nouvelle pensée fiscale qui cherche à taxer les revenus spéculatifs et à défiscaliser, à terme, les activités productives.
Abattements
Autres nouveautés, bienvenues cette fois, les nombreuses augmentations d’abattements, notamment en matière de droits de succession (ils passent de 40 à 80 millions de livres pour les conjoints, descendants, et pères et mères ; de 16 à 32 millions pour les autres ascendants ainsi que les frères et sœurs ; et de 8 à 16 millions pour les autres héritiers) et d’impôts fonciers (l’abattement sur la part locative assujettie à l’impôt sur le revenu net annuel des propriétés bâties est porté pour toute résidence habitée par le propriétaire personne physique de 6 à 9 millions de livres ; avec un maximum de deux unités d’habitation en bénéficiant sur l’ensemble du territoire national).
Élimination d’exemptions clientélistes
Le projet de budget propose l’élimination longtemps attendue de certaines exemptions fiscales répondant à des logiques clientélistes qui favorisent en particulier les intérêts fonciers et spéculatifs. La plus-value résultant de la cession d’actions dans les sociétés anonymes est donc à nouveau soumise à l’impôt (article 19 de la loi 282/83 modifiant l’article 73-5 de la loi de l’impôt sur le revenu) à l’exception toutefois des actions cotées à la Bourse de Beyrouth.
Le projet de loi supprime aussi le privilège d’une réduction d’impôt de 50 % sur les dividendes pour les sociétés dont 20 % du capital est coté en Bourse (article 72 bis de la loi de l’impôt sur le revenu), sauf pour celles qui sont cotées à la Bourse de Beyrouth.
Taxe sur les plaques d’immatriculation
Le projet de budget introduit timidement le principe de la taxation des signes extérieurs de richesse à travers l’assujettissement des numéros d’immatriculation spéciaux (à trois ou quatre chiffres) des véhicules à une taxe annuelle forfaitaire de 250 000 ou 500 000 livres selon les cas.
Loi sur les expropriations
Le projet de loi apporte de nombreux amendements à la loi sur les expropriations (loi 58 du 29/05/1991). Il prévoit notamment de transférer au département concerné du ministère des Finances (en lieu et place des anciennes commissions mixtes) le soin de déterminer la plus-value apportée à certains biens-fonds du fait des travaux d’infrastructure sur les domaines publics ou des travaux d’utilité générale.
Holdings et offshores
De nouvelles sanctions sont prévues concernant les sociétés holding et les sociétés offshore qui contreviendraient aux dispositions liées à leur objet social strictement et limitativement déterminé par la loi. L’amende et la pénalité encourues (impôt normal sur le revenu au taux de 15 % et sur les dividendes au taux de 10 % en sus d’une amende de 50 % du montant exigible de l’impôt) sont applicables à l’ensemble des revenus annuels générés par la société et non plus au seul revenu résultant de l’exercice de l’activité prohibée.
Récupération de la TVA
Le projet de loi propose une modification “en douce” au détriment du contribuable, des dispositions relatives au droit à la récupération du solde créditeur (positif) de TVA par termes semestriels ainsi que la suppression des délais impartis et de la pénalité de retard qui pesaient sur l’administration en cas de défaut ou de retard de réponse et/ou de paiement. Ces mesures ne sont pas dans l’intérêt des contribuables, car elles reviennent laisser l’administration libre de ses décisions, sans aucune limite, ni contrainte.
Les lacunes
Comme le dit Christian de Brie : « La fiscalité, le système économique et le milieu social sont… dans une situation de dépendance réciproque. »
La nécessité de réformer la fiscalité libanaise est donc une évidence pour quiconque juge prioritaire de réduire les inégalités sociales au Liban et de favoriser un développement économique durable.
Il ne s’agit pas tant de revoir à la hausse ou à la baisse les prélèvements obligatoires, mais de réduire les graves distorsions qui touchent les contribuables libanais. Car si l’équité absolue est un idéal utopique, l’inéquité grave est source d’inefficacité économique et de malaise social. À ce titre, il apparaît évident que si certains privilèges fiscaux sont justifiés pour des raisons économiques et techniques, d’autres résultent au contraire de la seule efficacité des groupes de pression.
Il est donc temps de réaménager l’ensemble. Un chantier que le projet de budget pour 2012 est loin d’entamer. La réforme doit porter sur deux axes principaux : la territorialité de l’impôt et l’impôt général (unifié) sur le revenu.
La notion de résidence
L’exonération intégrale d’impôt dont bénéficient les résidents libanais, dont les revenus proviennent de l’étranger, est une source d’inéquité fiscale.
Pour la corriger, il faudrait soumettre certains de ces revenus à l’impôt, tout en tenant compte de leurs spécificités. Prenons l’exemple d’un chef de famille travaillant (à plein-temps ou ponctuellement) dans le Golfe dont la famille est installée au Liban. Il ne paie pas d’impôts dans le pays d’où proviennent ses revenus. Son foyer fiscal et le lieu de situs de ses intérêts privilégiés se trouvent être le Liban où il profite avec sa famille des services publics et des aménagements étatiques sans pour autant participer aux contributions directes à l’instar des autres contribuables résidents. Il faudrait l’amener à apporter aussi une contribution en le soumettant au paiement d’un impôt spécial sur ses revenus (ou certains d’entre eux) qui traduit l’expression de la solidarité nationale sans pour autant le faire fuir vers “d’autres cieux”.
Dans le cas où le foyer perçoit des revenus de l’étranger, qui sont déjà soumis à l’impôt, le revenu imposable au Liban doit bénéficier en contrepartie d’un crédit d’impôt (l’impôt payé à l’étranger est défalqué de l’impôt dû au Liban).
Une troisième formule intermédiaire pourrait être appliquée qui ne soumettrait à l’imposition au Liban que les bénéfices subsidiaires ou passagers, dans le cadre d’une transaction réalisée localement par exemple. L’assiette d’imposition comprendrait donc, dans ce dernier cas, à la fois le revenu réalisé à l’étranger (exempté au Liban) et le revenu généré au Liban (imposable). De la sorte, le revenu réalisé au Liban serait soumis à un coefficient élevé dans le barème progressif normalement applicable. Ceci aurait pour avantage de répartir la charge de l’impôt selon la capacité contributive de chacun
L’impôt unifié sur le revenu
Annoncée depuis des années, la réforme de l’impôt sur le revenu n’est toujours pas à l’ordre du jour. L’instauration d’un impôt unifié sur le revenu est pourtant indispensable pour soumettre tous les types de revenus à l’impôt, y compris les revenus spéculatifs, ou les plus-values. Le recours à la progressivité de l’impôt est un instrument de la régulation des inégalités et de la redistribution des richesses, un problème qui se pose avec acuité au Liban. La progressivité doit cependant être limitée pour ne pas décourager l’investissement en capital ou en travail indispensable à la croissance.
Ce réaménagement du système d’imposition devrait être accompagné aussi par l’introduction du mécanisme du quotient familial largement plus équitable et efficace que le régime actuel des abattements forfaitaires insignifiants.
L’aménagement du régime des exemptions fiscales
Les textes et les dispositions relatifs aux exemptions fiscales ont besoin d’une refonte globale afin de les moderniser et de les adapter aux nécessités économiques et sociales actuelles. Les exemptions doivent surtout refléter une stratégie de croissance durable et favoriser le réaménagement du territoire (pour un développement équilibré des régions) plutôt que d’être l’expression de l’influence de lobbies divers et variés.
Révision de la TVA
La TVA étant désormais bien installée dans le paysage fiscal libanais, il faut la faire évoluer. D’abord, en élargissant son assiette à travers un abaissement du seuil d’assujettissement obligatoire à 75 millions de livres par an au lieu de 150 millions. L’objectif est, d’une part, d’augmenter les recettes de l’État et, de l’autre, de limiter l’effet inflationniste de la TVA en permettant un plus grand pourcentage de récupération de la TVA.
La deuxième évolution vise à rendre la TVA plus équitable à travers la création de trois taux progressifs suivant la nature des produits. Un taux à 5 % pour les produits de première nécessité, un taux moyen de 10 % pour la restauration, le commerce, les loisirs… et un taux plus élevé de 15 % pour les articles de luxe et les activités spéculatives.
Les compléments
Toute réforme fiscale passe nécessairement par une refonte de l’administration fiscale, d’une part, et, de l’autre, par l’éducation des contribuables.
Refonte administrative
Elle suppose de lutter contre la corruption, devenue un véritable fléau, et d’entamer le vaste chantier de la décentralisation administrative et financière.
La bataille doit être menée sur plusieurs fronts. Il faut d’abord réduire les effectifs et promouvoir les compétences. Ensuite, veiller à l’application et au strict contrôle de la nouvelle loi sur les procédures fiscales (loi n° 44 du 11/11/2008) qui a eu pour mérite de regrouper et d’unifier les dispositions éparses relatives aux divers impôts cédulaires tout en simplifiant la compréhension et en généralisant l’information. Il faut également revaloriser les rétributions au sein de la fonction publique et supprimer les postes inutiles. Ceci passe aussi par l’activation des autorités de régulation, de contrôle et de discipline afin que les sanctions soient réellement appliquées.
La décentralisation permettrait, quant à elle, une répartition claire des compétences fiscales entre l’État central et les collectivités territoriales ; ce qui devrait s’accompagner d’une répartition différente des responsabilités.
Sensibilisation citoyenne
Le paiement de l’impôt incarne la relation citoyenne entre un individu et un État. Des campagnes nationales de sensibilisation pourraient insister sur ce rapport à double sens né du paiement de l’impôt ; sur les droits et les obligations liés à la citoyenneté.
Contrairement aux pratiques en vigueur au Liban encouragées par une certaine paresse, voire un certain défaitisme de l’administration, lutter contre la fraude fiscale par un élargissement de l’assiette des contribuables.
La création d’une association (ONG) d’utilité publique participerait de cette mission d’information et de protection du contribuable. Une telle association pourrait servir parallèlement de forum permanent de discussions (constructives), voire d’antichambre “législative” capable de proposer des études et des projets de lois et de règlements fiscaux.
Contrôle parlementaire
La préparation du budget relève du seul pouvoir exécutif, mais le Parlement a le droit et le devoir de contrôler son exécution et de contribuer à son élaboration. Il faudrait pour cela renforcer ses pouvoirs de contrôle en donnant à la commission des Finances un droit d’accès permanent aux documents pertinents et un droit d’enquête. Il conviendrait aussi de procéder régulièrement à des débats d’orientation budgétaire dont les conclusions devraient être prises en considération lors de l’établissement de tout projet.
Simplifications procédurales
Les procédures administratives sont un frein à l’activité et à l’investissement. Leur simplification est une nécessité. Le chantier a été entamé, mais il est au point mort depuis des années.