Un article du Dossier

Le Liban en marge des axes stratégiques régionaux

L'échec économique des pays du Proche-Orient est-il lié à son espace désormais fermé sur lui-même depuis les indépendances ?
La fragmentation de l’espace proche-oriental en petits pays est un problème pour les entreprises qui ne peuvent compter que sur un marché local : le Liban (4 millions d’habitants) et la Jordanie (6 millions d’habitants) ne sont pas assez peuplés pour attirer des industries qui ont besoin d’un plus vaste marché pour réaliser des économies d’échelle. La Syrie est plus intéressante avec ses 23 millions d’habitants, mais cela reste tout de même une échelle modeste.
Il faut des marchés avec un minimum de 50 millions de consommateurs et un revenu intermédiaire, soit un PIB minimum de 4 000 dollars par habitant, pour être attractif.

Mais une taille réduite n'est pas forcément synonyme d'échec économique. L'exemple le plus frappant est celui du voisin israélien. En quoi cette fragmentation peut-elle être associée au déclin ?
Israël a choisi de se concentrer sur les nouvelles technologies. Cela implique des investissements dans la recherche et le développement (R&D) : l’État hébreu investit ainsi 7 à 10 % du PIB dans la recherche, contre 0 % dans les pays du Proche-Orient arabe. C’est un pays qui se positionne à l’échelle mondiale et pas du tout à celle du Proche-Orient au niveau économique.
Néanmoins, sa situation est particulière en raison du soutien américain à travers le transfert de technologies et les investissements de la diaspora juive en Israël, ce dont ne dispose pas le Liban. Certes, il bénéficie d’une diaspora puissante, qui pourrait investir au Liban, mais elle y rencontre trop de difficultés administratives et politiques.

Pourrait-on imaginer que le Liban devienne un “hub” dans un secteur particulier en se spécialisant comme a pu le faire la Jordanie dans les nouvelles technologies ?
L’investissement dans la R&D ne suffit pas. L’économie doit être ouverte, la législation souple, la corruption faible et le pays doit disposer de bonnes infrastructures en matière de communication et de production d’énergie. La Jordanie a depuis vingt ans beaucoup investi dans les infrastructures de communication : Internet et le téléphone sont de bonne qualité et à des prix réduits pour encourager le développement des nouvelles technologies.
Le Liban possède de bonnes universités et de la matière grise, mais le reste ne suit pas. Les taxes, la bureaucratie, la corruption et l’étroitesse du marché empêchent le développement d’entreprises concurrentielles au niveau international. Dès que le marché s’ouvre, les entreprises locales sont éliminées. C’est ce qui s’est passé en Syrie ces dernières années.
Même l’agriculture libanaise décline dans ces conditions, car sa productivité est faible et les frontières ouvertes. En Israël, seule 1 % de la population travaille dans l’agriculture, mais elle est hautement productive et soutenue par l’État.


Quelles sont les opportunités pour le Liban ?
Le Liban, à l’instar du Proche-Orient tout entier, a une carte à jouer en termes de transit des marchandises et du pétrole entre l’Europe et le Golfe, mais il les perd au profit de la Turquie et de l’Égypte via le canal de Suez. Cette fragmentation de l’espace du Proche-Orient arabe devient synonyme de perte de temps et d’argent, et de blocage potentiel lié aux problèmes géopolitiques.

Vous parlez régulièrement de la nécessité du règlement du conflit israélo-arabe. Sans elle rien n’est envisageable ?
La disparition du conflit israélo-arabe ne résoudra pas les problèmes structurels nés de ce conflit. Les États du Proche-Orient arabe se sont construits dans le conflit. La fin éventuelle du conflit ne signifiera pas la fin des problèmes avant plusieurs générations.
Par ailleurs, la tension géopolitique régionale n’est pas uniquement liée à Israël, elle s’explique aussi par la proximité des premières réserves d’hydrocarbures au monde. Le maintien de l’hégémonie américaine sur ces réserves conditionne en grande partie son hégémonie mondiale. Dans ce contexte, la guerre froide avec l’Iran, principal danger pour les États-Unis dans la région, alimente les conflits régionaux.


Comment s'inscrire mieux dans la mondialisation ?
La mondialisation est inévitable et il est impossible de résister à moins d’être la Corée du Nord ou d’avoir une rente pétrolière telle que celle de l’Iran ou de la Norvège. La réponse à la question devrait dépendre de la situation économique et sociale du Liban, et non des rapports de force entre marchands, industriels et chefs de milices. Il faut un État stratège sur le plan économique.
À mon avis, il faut protéger l’agriculture libanaise et l’encourager à monter en gamme : vin, huile d’olive de qualité, banane, kiwi… car elle crée des emplois. Le Liban peut développer une industrie agroalimentaire régionale, qui peut aussi se fournir sur le marché syrien pour les produits bas de gamme. Il faut également protéger des industries manufacturières de moyenne gamme : meubles, matériel électrique, médicament… car elles créent des emplois non qualifiés ‒ tout le monde ne peut pas travailler dans le high-tech ‒ et qualifiés ‒ car il est suicidaire pour un pays de laisser ses meilleurs éléments quitter le pays.
Le Liban peut aussi prospérer dans la nouvelle économie informatique : création de logiciels, traduction, call centers, travaux d’architecture, d’ingénierie pour des donneurs d’ordres dans le Golfe, en Europe, en Amérique du Nord… Il y a un réel potentiel humain à condition que les coûts de communication baissent sensiblement.
Ces activités sont flexibles, exigent peu d’immobilisation de capital et ne dépendent pas d’intrants extérieurs qui peuvent être bloqués au port ou à la douane. Elles conviennent donc bien au contexte d’instabilité chronique que connaissent le pays et la région.

Une zone de libre-échange levantine ?

Pour que Beyrouth et l’ensemble du Proche-Orient retrouvent une place prépondérante dans le trafic et le commerce des marchandises, Fabrice Balanche estime qu’il faudrait favoriser la création d’une zone de libre-échange dans la région, « qui facilite les échanges commerciaux pour concurrencer la position acquise par les pays du Golfe ». Car la Zone arabe de libre-échange (ZALE ou Gafta en anglais), qui fonctionnait relativement bien jusqu’en 2011et prônait la suppression (ou l’abaissement) de droits de douane, la libre circulation des marchandises a d’abord bénéficié aux pays du Golfe : les Émirats arabes unis avec la zone industrielle de Jebel Ali et la puissance industrielle saoudienne. Sans compter sur le fait que les produits “Made in China” sont arabisés à Dubaï, pour ensuite pénétrer les marchés locaux. « Le Proche-Orient, du fait de ses problèmes structurels internes, a peu bénéficié de ces accords, bien au contraire. La ZALE est la traduction de la montée en puissance du Golfe sur le plan géopolitique. »