Des salariés de Spinneys ont constitué un syndicat pour défendre leurs droits. Ce mouvement est né des revendications de certains employés réclamant notamment l’augmentation salariale, décidée en février dernier par le gouvernement. Une augmentation que Spinneys assure avoir mis en place progressivement depuis février. Depuis, la bataille se joue aussi devant les tribunaux.
Fin juillet, un nouveau syndicat naissait : le Syndicat des employés de Spinneys (Liban). Après plusieurs mois, le ministre du Travail vient de le reconnaître officiellement. Pour la douzaine d’employés de cette chaîne de supermarchés, à l’origine de sa fondation, la création de ce syndicat repose sur un ras-le-bol généralisé. « Depuis l’entrée dans le capital de Spinneys du groupe Abraaj en 2000, nos conditions de travail n’ont cessé de se détériorer : mutations forcées, licenciements abusifs, contrats précaires… Mais c’est le refus de la direction d’appliquer l’augmentation des salaires générale, décidée par le gouvernement en février, qui nous a décidés à passer à l’acte », explique Samir Taouk, ex-salarié de Spinneys, licencié après avoir fait circuler une pétition en interne réclamant précisément cette revalorisation salariale, décidée par le gouvernement.
Depuis le début de cette contestation sociale, deux des salariés, impliqués dans la constitution du syndicat, ont aussi été licenciés. Samir Taouk, qui travaillait dans le groupe depuis huit ans, a fait l’objet d’une mutation forcée : sa direction lui imposant un changement de son lieu de travail, du supermarché de Dbayé (une région où il vit également avec sa femme et ses deux enfants) à la branche de Tyr. « Cette mutation correspondait à son profil et au haut salaire qu’il percevait », assure-t-on à Spinneys. Combatif, Samir Taouk a estimé qu’il s’agissait d’un licenciement déguisé et a choisi d’attaquer en justice son employeur. Fin août, c’était au tour de Milad Barakat, après 14 ans passés au sein de l’entreprise, d’être sommé de bien vouloir signer sa lettre de démission, en présence, dit-il, des gardes du corps du groupe. Un autre enfin a été grièvement violenté alors qu’il tentait de pénétrer dans les locaux du Spinneys de Hazmié. Son cas est toujours devant la justice.
Spinneys se défend d’avoir entamé là une chasse aux sorcières. « Ces deux salariés présentaient des comportements inacceptables au sein de l’entreprise », assure ainsi Michael Wright, directeur de la chaîne qui compte huit branches au Liban. Le fait que Samir Taouk et Milad Barakat aient été licenciés alors que ce syndicat était en cours de constitution n’a, assure la direction du groupe, aucune relation de cause à effet. Quant au troisième, intervenu plus tard, Le Commerce du Levant n’est pas parvenu à joindre la direction pour un commentaire.
Hausse des salaires tardive
La bataille ne porte pas seulement sur le droit syndical. C’est d’abord le refus de la direction d’augmenter les salaires, comme le veut la décision gouvernementale de février dernier, qui motive la rébellion de ces employés. Spinneys assure pourtant s’être mis aux normes. Michael Wright affirme que la hausse légale a été intégralement menée : « Dans un groupe comme le nôtre, beaucoup d’emplois correspondent à des postes peu qualifiés et, de fait, peu rémunérés, souvent à hauteur du salaire minimum. L’augmentation salariale, qui imposait notamment une hausse de 65 % du minimum, a relevé nos coûts salariaux, de près de 40 %. » Pour y faire face, Spinneys a d’abord revalorisé le salaire minimum. « La hausse a été actée sur les salaires payés fin février. » Spinneys a ensuite procédé à la revalorisation des autres salaires. « Cette revalorisation était rétroactive et tous les salariés concernés ont reçu les arriérés dus. »
Méthodes salariales contestées
Le nouveau syndicat ne conteste pas la réalité de la hausse. Ils critiquent, en revanche, sa mise en œuvre : pour eux, la hausse des salaires a ainsi été menée de façon sélective, erronée et irrégulière. C’est ainsi que Spinneys a fourni des coupons-achat d’une valeur de 100 000 livres libanaises (67 dollars) à certaines catégories d’employés en remplacement d’une partie de l’augmentation due. « Le paiement du salaire “en nature” est extrêmement rare au Liban, sauf éventuellement dans l’agriculture. Quand le salaire a été initialement convenu “en espèces”, en modifier la nature sans l’accord du salarié, même en partie, n’est pas légale », rappelle un avocat. Un point juridique que conteste Spinneys, dont les services assurent qu’ils agissent ici en conformité avec la loi libanaise.
Spinneys a également diminué le temps de travail (48 heures hebdomadaires normalement) inscrit dans les contrats de travail de certains de ses employés : cette “baisse” du nombre d’heures passées dans l’entreprise étant censée être compensée par le maintien d’un salaire identique. « La diminution du temps de travail a pu être effective une semaine par exemple », témoigne Samir Taouk, l’un des porte-parole du Syndicat des salariés de Spinneys, qui précise : « Puis, la direction nous rebascule à 48 heures, mais sans modifier à nouveau le contrat de travail. Les salariés n’ont de fait bénéficié d’aucune augmentation de salaire, mais en cas de contrôle, la direction s’estime couverte par la modification du contrat de travail. »
Pour se justifier, Michael Wright en appelle au contexte économique défavorable. « La croissance est tombée à 2-3 % contre 8 à 10 % les années passées. Le premier semestre 2012 a été marqué par l’absence de croissance de notre chiffre d’affaires pour la première fois depuis plusieurs années. Auparavant, notre taux de croissance annuel tournait autour de 20 %. Dans ce contexte, l’augmentation des salaires était une hérésie économique, qui pèse très lourdement sur nos comptes. Aux États-Unis, une chaîne de supermarchés comme la nôtre peut espérer une marge de 30 à 35 %. Au Liban, notre marge se trouve réduite à 1 ou 2 % en raison des coûts du transport et d’une main-d’œuvre désormais trop onéreuse. Et je précise que cette hausse des coûts n’a pas été répercutée sur les prix des produits vendus dans nos rayons. »
Emplois précaires
Parmi les membres fondateurs du nouveau syndicat, figurent des représentants des 400 “aides-caissiers” de Spinneys, ces hommes qui emballent les provisions et les portent jusqu’aux voitures des clients. « C’est une de nos principales revendications : leur intégration parmi le personnel de Spinneys », poursuit Samir Taouk. Ces “porteurs” ne reçoivent aucune compensation financière de la part de Spinneys et ne bénéficient donc pas de la Sécurité sociale ou d’un droit aux indemnités de fin de service. Le supermarché les considère comme des “autoentrepreneurs”, payés à ce titre, uniquement grâce aux pourboires des clients. Spinneys leur réclame même 5 000 livres libanaises (3,34 dollars) par jour au titre de la “location de l’emplacement” près des caisses. Cet argent serait ensuite placé dans une “Caisse des porteurs” afin de payer, par la suite, les éventuels autres travaux que ces “porteurs” réaliseraient pour le compte de l’entreprise. « Spinneys leur demande une fois par mois d’assurer une journée de rangement dans les rayons. Cette journée leur est payée 25 000 livres libanaises, dont le paiement est assuré grâce à cette caisse des porteurs ! », relate l’un des proches du dossier. « Ainsi les porteurs paient-ils leur propre salaire ! » Spinneys leur réclame également 9 000 livres (6 dollars) pour le tee-shirt qu’il leur impose de porter.
Michael Wright assure avoir voulu les régulariser et leur avoir proposé d’intégrer les effectifs du groupe. « Ils ont refusé : grâce aux pourboires, ils gagnent entre 50 et 100 000 livres libanaises par jour (entre 33 et 67 dollars, NDLR). C’est davantage que le salaire minimum que nous serions en mesure de leur proposer. » Les porteurs rencontrés à Achrafié et Dbayé sont manifestement libanais, cependant Michael Wright affirme également qu’une majorité d’entre eux sont en réalité des étrangers et qui ne bénéficient pas, de toutes les façons, du droit à la Sécurité sociale ou des indemnités de fin de service au regard du code du travail libanais.
Une autre catégorie d’employés de Spinneys est concernée par ces contrats précaires : les caissiers. Ils sont 200 environ à travailler jusqu’à 8 heures par jour d’affilée et ne sont pas non plus déclarés comme salariés mais comme du personnel “intérimaire” : « Ils sont considérés comme des contractuels, des travailleurs temporaires, payés à l’heure, et donc révocables n’importe quand, même si de fait ils travaillent sur des rythmes de salariés. »
Un article d’al-Akhbar rapportait que Spinneys avait fini par céder aux pressions de ses employés : la chaîne se serait engagée, assurait le journal, à déclarer et à enregistrer auprès de la CNSS ces employés jusque-là dans l’illégalité la plus totale. « Ce sont des rumeurs pour l’heure sans consistance. Ils ne sont toujours pas inscrits. De toutes les façons, leur ancienneté dans l’entreprise ne serait pas prise en compte », témoigne pour sa part un salarié de Spinneys.
Spinneys n’est pas le seul employeur du Liban à utiliser des “contrats précaires”, qui ne garantissent pas à l’employé les droits sociaux minimaux, associés normalement à la relation salariale (comme la Sécurité sociale ou les indemnités de fin de service). Il n’est pas le seul non plus à justifier l’importance de cette catégorie d’emploi – ils représentent au moins un tiers des emplois du groupe – par l’impact de la crise économique, même si son recours à eux est en fait bien plus ancien. En fait, une rapide enquête dans les grandes chaînes de supermarchés ou les supérettes de quartiers montre que les droits de ces salariés sont partout bafoués. Certains n’ayant pas même droit à un jour de congé hebdomadaire régulier. D’autres étant rétribués avec des tickets restaurants. C’est précisément à quoi sert normalement un syndicat, même si l’espèce est rare au Liban : défendre et améliorer les conditions de travail des employés, qui souvent n’ont pas les moyens de se défendre par eux-mêmes, la plupart craignant de perdre leur emploi s’ils venaient à revendiquer. « Ce qu’il faudrait c’est une représentation syndicale au niveau de la branche », assurait l’un des participants du sit-in devant le Spinneys d’Achrafié mi-août. Un vœu pieu à ce jour.