Depuis le début de l’été, Alep est touchée de plein fouet par l’extension de la violence en Syrie. La grande métropole du Nord, qui est allée d’échecs en revers au cours du siècle écoulé, subit un nouveau choc. Et la paralysie de la ville affecte toute l’économie du pays.
Les bombardements et les combats de rue qui touchent la seconde ville syrienne depuis le début de l’été ont provoqué la destruction physique de larges pans de certains quartiers, l’incendie partiel de sites historiques et commerciaux, tels la mosquée des Omeyyades et les souks, la fermeture de la zone industrielle de Sheikh Najjar – l’une des deux plus grandes de Syrie – et la fuite de nombre d’habitants et d’investisseurs.
Alors que durant la période qui a précédé l’escalade militaire – soit à peu près de mars 2011 au printemps dernier –, Alep avait su mieux tirer son épingle du jeu que de nombreuses autres régions de Syrie, la ville a souffert d’une accélération des affrontements armés qui ont touché toute la région nord-ouest et qui ont sérieusement perturbé le commerce ainsi que les réseaux de transport et de distribution dans cette partie du pays.
Dégringolade de la production industrielle
En été, l’extension des affrontements à la ville même a entraîné une augmentation du niveau d’insécurité qui a mené à la suspension de la production de toutes les usines établies dans la zone industrielle de Sheikh Najjar, située aux abords de la ville, soit près de 600 usines employant environ 40 000 personnes : les usines ne pouvaient plus être protégées et les employés craignaient de se rendre sur leur lieu de travail alors que l'approvisionnement en intrants et la distribution des produits finis étaient devenus quasi impossibles, selon le président de la Chambre d'industrie d'Alep, Fares Chéhabi.
L’arrêt de la production de nombreuses usines pharmaceutiques a déjà poussé l’Organisation mondiale de la santé à tirer la sonnette d’alarme. L’OMS craint l’apparition de pénuries pour de nombreux médicaments dans les semaines et mois qui viennent. Des entreprises telles Aleppo Pharmaceuticals (Alpha), Oubari, NCPI et Shifa sont en effet parmi les quelque 20 usines basées à Alep qui produisent une large gamme de médicaments et qui font de la ville un important centre de production pharmaceutique.
Un poids économique majeur
De par son importance dans l’économie syrienne, la paralysie économique d’Alep et les dégâts qu’elle subit vont avoir un impact durable à la fois pour la ville et pour le pays dans son ensemble.
Le retrait du marché de nombreux industriels alépins menace notamment d’accélérer les tensions inflationnistes sur le marché local. En juillet, le taux annuel officiel de l’inflation atteignait ainsi 36 pour cent.
Bien qu’elle soit souvent considérée comme la capitale économique syrienne, Alep a en réalité perdu depuis longtemps ce statut. Damas lui a ravi cette position avec l’arrivée au pouvoir du parti Baas, les nationalisations et la forte centralisation qui a suivi, et l’investissement massif du secteur public dans l’économie.
Alep reste cependant le plus grand centre manufacturier de Syrie à parité avec Damas – chacune de ces deux villes accueille près de 30 pour cent des entreprises industrielles du pays, soit autour de 30 000 établissements enregistrés auprès du ministère de l’Industrie chacune – ainsi que la principale plaque tournante pour le commerce et la distribution de produits agricoles. Elle est aussi un très grand centre commercial pour toutes les régions avoisinantes, le gouvernorat d’Alep étant le plus peuplé du pays, avec 5,8 millions d’habitants. Il est proche à la fois des ports maritimes sur la région côtière, de la Turquie et de la plus grande région agricole du pays dans le Nord-Est.
Ce rôle commercial s’est en particulier développé depuis 2007 grâce à l’accord de libre-échange entré en vigueur cette année-là entre la Syrie et la Turquie qui a permis de tripler en quatre ans le volume des échanges bilatéraux – celui-ci est passé de 796 millions de dollars en 2006 à 2,3 milliards en 2010. Les commerçants alépins ont en effet tiré pleinement profit de la proximité physique de leur ville avec le voisin turc et des anciens liens familiaux et sociaux qui existent des deux côtés de la frontière.
Durant les quinze premiers mois du soulèvement, Alep n’avait subi que de manière indirecte les conséquences du soulèvement populaire. Ses industriels en avaient même, jusqu’à un certain point, profité. La décision du voisin irakien d’aider les autorités syriennes en levant toute forme d’obstacle non tarifaire aux produits syriens avait par exemple permis un boom temporaire des exportations manufacturières syriennes, dont les industriels alépins ont particulièrement bénéficié, alors que la hausse des tarifs douaniers décrétée au début de cette année par le gouvernement a réduit la concurrence sur le marché local. Un autre facteur a joué en leur faveur : la dévaluation relative de la monnaie nationale qui a rendu plus compétitifs les produits syriens sur les marchés étrangers.
Un siècle noir pour la ville
Alep semble maintenant renouer une fois encore avec le triste sort qui la touche depuis près de cent ans. Alors qu’elle était de loin la plus riche des villes du Levant au début du siècle dernier, Alep a subi un premier choc en 1920 avec le tracé de la frontière séparant la Turquie de la Syrie à la fin de l’Empire ottoman qui a coupé la ville de tout son arrière-pays et avec la désignation de Damas comme capitale de la Syrie indépendante.
Les nationalisations imposées à la fin des années 50 et au début des années 60, d’abord à la suite de l’unification avec l’Égypte puis avec l’arrivée au pouvoir du parti Baas, portent un coup sévère à la bourgeoisie syrienne, alors largement basée à Alep, l’obligeant à fuir le pays avec ce qui lui reste de ses capitaux vers le Liban, l’Europe et l’Amérique du Nord. La centralisation accrue qui suit la prise de pouvoir de Hafez el-Assad en 1970 et le capitalisme d’État qu’il impose achèvent de marginaliser la ville. Les commerçants damascènes, qui se retrouvent beaucoup plus proche du cœur de cet État de plus en plus imposant, en tirent les meilleurs bénéfices.
Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad en 2000 que la ville reprend un peu de ses couleurs.
Certes, le développement du secteur des services, qui est la marque de la politique économique de la dernière décennie, a principalement profité à la capitale syrienne qui accueille, par exemple, le siège social de toutes les sociétés d’assurances et de toutes les banques qui se sont établies en Syrie depuis le début des années 2000, des deux grandes entreprises de téléphonie mobile – qui se trouvent être aussi les deux plus grandes sociétés du secteur privé par la taille de leur chiffre d’affaires – ainsi que de la très grande majorité des entreprises du secteur public.
Mais la libéralisation de l’économie, l’ouverture des frontières et le développement des relations bilatérales avec le proche voisin turc permettent un afflux d’investisseurs et de touristes, et contribuent à un regain d’attractivité de la grande métropole du nord du pays. Le peu d’enthousiasme de la ville pour le soulèvement qui a commencé à se propager l’année dernière dans tout le pays s’explique donc en partie par cette peur de perdre le relatif répit dont elle venait de bénéficier après plusieurs décennies de revers.
Des perspectives incertaines
Une facette moins connue de la ville est aussi le très grand décalage qui existe entre celle-ci et son environnement rural. La province d’Alep regroupe des centaines de villages qui se situent tout au bas de l’échelle des indicateurs de développements économique et social du pays. La région du nord-ouest syrien qui a été traditionnellement très négligée par les différents gouvernements syriens a d’ailleurs une longue histoire d’opposition au pouvoir central syrien. Ce décalage entre la ville et son environnement rural explique en partie le peu d’intérêt que les rebelles semblent porter à la préservation du patrimoine de la ville et le rejet dont ils sont victimes de la part des Alépins.
Alors que durant la période qui a précédé l’escalade militaire – soit à peu près de mars 2011 au printemps dernier –, Alep avait su mieux tirer son épingle du jeu que de nombreuses autres régions de Syrie, la ville a souffert d’une accélération des affrontements armés qui ont touché toute la région nord-ouest et qui ont sérieusement perturbé le commerce ainsi que les réseaux de transport et de distribution dans cette partie du pays.
Dégringolade de la production industrielle
En été, l’extension des affrontements à la ville même a entraîné une augmentation du niveau d’insécurité qui a mené à la suspension de la production de toutes les usines établies dans la zone industrielle de Sheikh Najjar, située aux abords de la ville, soit près de 600 usines employant environ 40 000 personnes : les usines ne pouvaient plus être protégées et les employés craignaient de se rendre sur leur lieu de travail alors que l'approvisionnement en intrants et la distribution des produits finis étaient devenus quasi impossibles, selon le président de la Chambre d'industrie d'Alep, Fares Chéhabi.
L’arrêt de la production de nombreuses usines pharmaceutiques a déjà poussé l’Organisation mondiale de la santé à tirer la sonnette d’alarme. L’OMS craint l’apparition de pénuries pour de nombreux médicaments dans les semaines et mois qui viennent. Des entreprises telles Aleppo Pharmaceuticals (Alpha), Oubari, NCPI et Shifa sont en effet parmi les quelque 20 usines basées à Alep qui produisent une large gamme de médicaments et qui font de la ville un important centre de production pharmaceutique.
Un poids économique majeur
De par son importance dans l’économie syrienne, la paralysie économique d’Alep et les dégâts qu’elle subit vont avoir un impact durable à la fois pour la ville et pour le pays dans son ensemble.
Le retrait du marché de nombreux industriels alépins menace notamment d’accélérer les tensions inflationnistes sur le marché local. En juillet, le taux annuel officiel de l’inflation atteignait ainsi 36 pour cent.
Bien qu’elle soit souvent considérée comme la capitale économique syrienne, Alep a en réalité perdu depuis longtemps ce statut. Damas lui a ravi cette position avec l’arrivée au pouvoir du parti Baas, les nationalisations et la forte centralisation qui a suivi, et l’investissement massif du secteur public dans l’économie.
Alep reste cependant le plus grand centre manufacturier de Syrie à parité avec Damas – chacune de ces deux villes accueille près de 30 pour cent des entreprises industrielles du pays, soit autour de 30 000 établissements enregistrés auprès du ministère de l’Industrie chacune – ainsi que la principale plaque tournante pour le commerce et la distribution de produits agricoles. Elle est aussi un très grand centre commercial pour toutes les régions avoisinantes, le gouvernorat d’Alep étant le plus peuplé du pays, avec 5,8 millions d’habitants. Il est proche à la fois des ports maritimes sur la région côtière, de la Turquie et de la plus grande région agricole du pays dans le Nord-Est.
Ce rôle commercial s’est en particulier développé depuis 2007 grâce à l’accord de libre-échange entré en vigueur cette année-là entre la Syrie et la Turquie qui a permis de tripler en quatre ans le volume des échanges bilatéraux – celui-ci est passé de 796 millions de dollars en 2006 à 2,3 milliards en 2010. Les commerçants alépins ont en effet tiré pleinement profit de la proximité physique de leur ville avec le voisin turc et des anciens liens familiaux et sociaux qui existent des deux côtés de la frontière.
Durant les quinze premiers mois du soulèvement, Alep n’avait subi que de manière indirecte les conséquences du soulèvement populaire. Ses industriels en avaient même, jusqu’à un certain point, profité. La décision du voisin irakien d’aider les autorités syriennes en levant toute forme d’obstacle non tarifaire aux produits syriens avait par exemple permis un boom temporaire des exportations manufacturières syriennes, dont les industriels alépins ont particulièrement bénéficié, alors que la hausse des tarifs douaniers décrétée au début de cette année par le gouvernement a réduit la concurrence sur le marché local. Un autre facteur a joué en leur faveur : la dévaluation relative de la monnaie nationale qui a rendu plus compétitifs les produits syriens sur les marchés étrangers.
Un siècle noir pour la ville
Alep semble maintenant renouer une fois encore avec le triste sort qui la touche depuis près de cent ans. Alors qu’elle était de loin la plus riche des villes du Levant au début du siècle dernier, Alep a subi un premier choc en 1920 avec le tracé de la frontière séparant la Turquie de la Syrie à la fin de l’Empire ottoman qui a coupé la ville de tout son arrière-pays et avec la désignation de Damas comme capitale de la Syrie indépendante.
Les nationalisations imposées à la fin des années 50 et au début des années 60, d’abord à la suite de l’unification avec l’Égypte puis avec l’arrivée au pouvoir du parti Baas, portent un coup sévère à la bourgeoisie syrienne, alors largement basée à Alep, l’obligeant à fuir le pays avec ce qui lui reste de ses capitaux vers le Liban, l’Europe et l’Amérique du Nord. La centralisation accrue qui suit la prise de pouvoir de Hafez el-Assad en 1970 et le capitalisme d’État qu’il impose achèvent de marginaliser la ville. Les commerçants damascènes, qui se retrouvent beaucoup plus proche du cœur de cet État de plus en plus imposant, en tirent les meilleurs bénéfices.
Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad en 2000 que la ville reprend un peu de ses couleurs.
Certes, le développement du secteur des services, qui est la marque de la politique économique de la dernière décennie, a principalement profité à la capitale syrienne qui accueille, par exemple, le siège social de toutes les sociétés d’assurances et de toutes les banques qui se sont établies en Syrie depuis le début des années 2000, des deux grandes entreprises de téléphonie mobile – qui se trouvent être aussi les deux plus grandes sociétés du secteur privé par la taille de leur chiffre d’affaires – ainsi que de la très grande majorité des entreprises du secteur public.
Mais la libéralisation de l’économie, l’ouverture des frontières et le développement des relations bilatérales avec le proche voisin turc permettent un afflux d’investisseurs et de touristes, et contribuent à un regain d’attractivité de la grande métropole du nord du pays. Le peu d’enthousiasme de la ville pour le soulèvement qui a commencé à se propager l’année dernière dans tout le pays s’explique donc en partie par cette peur de perdre le relatif répit dont elle venait de bénéficier après plusieurs décennies de revers.
Des perspectives incertaines
Une facette moins connue de la ville est aussi le très grand décalage qui existe entre celle-ci et son environnement rural. La province d’Alep regroupe des centaines de villages qui se situent tout au bas de l’échelle des indicateurs de développements économique et social du pays. La région du nord-ouest syrien qui a été traditionnellement très négligée par les différents gouvernements syriens a d’ailleurs une longue histoire d’opposition au pouvoir central syrien. Ce décalage entre la ville et son environnement rural explique en partie le peu d’intérêt que les rebelles semblent porter à la préservation du patrimoine de la ville et le rejet dont ils sont victimes de la part des Alépins.