La mise en service de l’usine de traitement des déchets de Saïda débloque enfin le projet de réhabilitation de la montagne de déchets qui a fait la triste célébrité de la ville. Porté par les élus, le projet suscite cependant des inquiétudes.

En cette matinée pluvieuse, Mohammad, la mine sombre, constate le fruit de son labeur : quelques dizaines de poissons dans ses paniers, tout au plus. Rien d’inhabituel pour ce marin-pêcheur d’une quarantaine d’années, « ils ont presque disparu par ici ». Ses filets regorgent en revanche de sacs plastiques en décomposition et autres déchets en tout genre. Car à quelques encablures du port de Saïda, git “la montagne”. Vieux de plus de quarante ans, hauts d’une cinquantaine de mètres, ce ne sont pas moins de deux millions de mètres cubes de déchets qui la composent, pourrissant en bordure de mer. Régulièrement, au rythme des intempéries, des pans entiers s’effondrent. Alors, bon gré mal gré, Mohammad s’est fait une raison. Chaque jour, ses mains calleuses effilent un à un les déchets emprisonnés dans les mailles. « Enfin, dans deux ans cela sera terminé… », soupire-t-il.
À Saïda, un air de soulagement souffle bel et bien. La municipalité, présidée par Mohammad el-Seoui, les députés de la ville, Fouad Siniora et Bahia Hariri, ainsi que le ministère de l’Environnement et le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) mènent un projet de réhabilitation de la montagne qui constitue la pierre angulaire d’un chantier de développement de la ville. Le projet, en plusieurs phases, a été entamé il y a un an avec la construction d’une jetée dans la mer, pour un montant de 30 millions de dollars, qui vient ceinturer la montagne. Ce mur de béton créera un espace de 550 000 mètres carrés qui sera par la suite remblayé et dédié à diverses activités. Mais c’est surtout grâce à la mise en service complète, en mars, de la nouvelle usine de retraitement des déchets que, depuis le 14 mai, la fermeture du dépotoir est effective. La montagne de déchets, actuellement en cours de traitement et de décontamination, sera par la suite réhabilitée en “parc naturel” pour les habitants de la ville. Cette réhabilitation s’effectue sous la supervision du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), pour un coût additionnel de 29 millions de dollars, financé par l’État et des donations principalement.
Le projet a été impulsé en 2006 par Fouad Siniora, alors Premier ministre et actuel député de la ville. Afin de trouver des financements, il approche la Fondation saoudienne al-Walid ben Talal, qui s’engage à faire un don de 4 millions de dollars. En gestation jusqu’en 2010, c’est avec l’arrivée de Mohammad el-Seoui à la tête de la municipalité et à l’appui de Saad Hariri, à l’époque Premier ministre, que le projet se concrétise. Mohammad el-Seoui, ingénieur de profession, a été élu sur la base de ce programme de réhabilitation. Celle-ci répond à plusieurs urgences : remédier à la crise des déchets de Saïda, aux incendies à répétition de la montagne et à la pollution marine, visible sur les plages libanaises mais aussi reconnaissable jusqu’à Chypre par les produits de marques libanaises échoués sur l’île, en infraction à plusieurs traités internationaux ratifiés par le Liban, notamment la Convention sur la prévention de la pollution marine.

Projet alternatif

Si aucune consultation publique avec les habitants de la ville n’a eu lieu, des écologistes de l’ONG Bahr Loubnan ont officiellement présenté un projet alternatif. Car face à la multiplication des remblais au Liban, Rima Tarabay, sa fondatrice et vice-présidente, crie à « la catastrophe écologique ». L’organisation avait alors proposé un projet pour la réhabilitation du dépotoir évitant de remblayer la mer. Fondé sur des études réalisées par une entreprise française, son projet coûtait 10 millions de dollars de moins que celui de la municipalité. Il prévoyait de fermer le dépotoir et de le protéger par une géomembrane afin de solidifier la structure et de prévenir les chutes de déchets dans la mer. Ces derniers auraient été triés sur place, une partie recyclée et la matière organique décontaminée et utilisée pour la transformation du site en jardin public. Sa proposition n’a pas été retenue et, désormais, « avec ces remblais, situés sur des zones peu profondes, le lieu de production du phytoplancton, l’organisme à la base de la chaîne alimentaire sous-marine, c’est toute la biodiversité aquatique qui est condamnée », s’alarme-t-elle.
Cette position critique est également adoptée par l’Ecomouvement libanais, un rassemblement de dizaines d’ONG nationales. Dans un récent communiqué, le mouvement, par la voix de Janine Somma, géographe et directrice de laboratoire, explique : « Les remblais littoraux modifient les courants marins et peuvent provoquer des changements imprévisibles sur la côte, à l’instar d’une érosion excessive ou, au contraire, de l’ensablement des zones adjacentes ou à proximité. » De plus, « les remblais sont sujets à l’érosion par la houle ou les vagues, ce qui les rend extrêmement vulnérables ». Enfin, « le Liban est un pays à risques sismiques, de tels remblais ne sauront résister à des secousses majeures ».
Malgré ces oppositions, le projet a été validé par décret présidentiel le 6 octobre 2010. Et la première étape, la construction d’un brise-lames, un rempart de béton en arc de cercle situé entre les déchets et la mer, a été reconnue conforme aux normes environnementales par le ministre de l’Environnement, Nazem el-Khoury. Sa réalisation, qui a été confiée par le CDR à l’entreprise Khoury Contracting SARL, a été entamée le 21 septembre 2011. Elle devrait être achevée en mars 2014. D’une longueur de 2,2 km, le brise-lames s’enfonce jusqu’à six mètres sous l’eau. Cette première phase, de 30 millions de dollars, est financée à hauteur de 20 millions par une donation de l’Arabie saoudite, le reste étant versé par l’État libanais au fur et à mesure de l’avancement des travaux.
Par la suite, l’espace ainsi créé, pas moins de 550 000 mètres carrés gagnés sur la mer, devrait être remblayé, notamment par les déchets inertes de la montagne tels que les pierres et les matériaux de construction. Mais d’autres matières premières seront nécessaires. Deux possibilités existent. La première serait d’utiliser du sable et des pierres en provenance de carrières. Mais le coût élevé d’une telle opération, aux alentours de 8 millions de dollars, selon une estimation approximative du CDR, la rend improbable. Autre option : du sable dragué dans la mer. Cette technique est habituellement employée pour le remblaiement, car elle reste bon marché, 2 millions de dollars selon la même source. Mais cette opération nécessite l’aval du ministère de l’Environnement. Et ce dernier a refusé de donner son accord, jugeant l’opération contraire aux normes en vigueur. Ainsi, la deuxième étape est repoussée à une date indéterminée, a fortiori, car son financement n’a toujours pas été établi.

Un parc public dans 30 mois

Enfin, dernière étape : la réhabilitation du dépotoir. Pour cela, un protocole d’exécution a été signé entre la municipalité, le ministère de l’Environnement et le Pnud. L’agence onusienne a sélectionné pour la réalisation de l’ouvrage sur appel d’offres le consortium constitué par la société française Suez Environnement et la libanaise JCC SARL. Les travaux, qui ont débuté le 14 mai, devraient être achevés dans trente mois. Le montant total, 29 millions de dollars, est pris en charge à hauteur de 20 millions par l’État, de 4 millions par la municipalité, de 4 autres millions par la Fondation saoudienne al-Walid ben Talal et enfin un million par le secteur privé de Saïda.
La supervision des travaux par le Pnud constitue un « gage de sérieux » pour Mohammad el-Seoui, qui martèle : « Les normes internationales seront respectées. » Cette étape se déroulera en trois phases. « Tout d’abord la montagne sera dégazéifiée du méthane produit par les déchets, pour éliminer les risques d’explosions, détaille Edgar Chéhab, responsable du projet pour le Pnud. Ensuite, les déchets seront triés et décontaminés sur place, à côté de la montagne. Ce qui peut être recyclé le sera. Et les matières organiques serviront de matière première pour l’aménagement du parc naturel qui se situera sur l’emplacement actuel de la montagne. » Ce parc s’étendra sur 60 000 mètres carrés.
Toutefois, on ne sait pas encore à quelles activités seront dévolus l’ensemble des 550 000 mètres carrés, soit 75 fois la superficie d’un terrain de football. Selon le décret présidentiel, qui a autorisé le projet, ce remblai « pourra être utilisé pour plusieurs activités environnementales dont l’extension de la station d’épuration de la ville et de ses environs, comme il est possible de rattacher une parcelle de ce terrain au projet du futur port de Saïda ». Si la municipalité confirme qu’une partie pourrait servir de zone industrielle attenante au port commercial d’Abou Rouh, en construction lui aussi sur un remblai, elle évoque également des projets consacrés aux loisirs et au tourisme. Parallèlement à ces travaux, la municipalité envisage la création d’un autre port, le troisième à Saïda, lui aussi gagné sur la mer et qui se grefferait à la jetée en construction. Il servirait de port commercial. Mais son coût de 600 millions de dollars rend son avenir très hypothétique, de l’aveu même de la municipalité.

« Propriété de l’État »

Ces projets gigantesques, le président du conseil municipal les justifie par un souci de développer Saïda : « La configuration de la ville n’offre que peu d’opportunités de développement, nous avons besoin de créer de nouveaux espaces. » Ces espaces « seront la propriété de l’État », assure Mohammad el-Seoui qui espère, sans fournir plus de précision, qu’« un futur décret présidentiel » permettra à la municipalité de les utiliser. Mais au Liban, où plus de 50 % de la côte est artificialisée et où de nombreux biens publics maritimes sont exploités illégalement, une telle déclaration inquiète. C’est notamment le cas de Mohammad el-Sarji, activiste à Saïda de l’ONG Bahr Loubnan. Il dénonce l’utilisation de la réhabilitation de la montagne comme « un prétexte » pour créer des dizaines d’hectares de remblais constructibles, dont personne ne sait qui en sera le propriétaire : « C’est un mystère ; un flou total entoure ce projet. » Une autre source, anonyme et proche du dossier, souligne qu’au regard du coût de ce remblai, la privatisation des terrains pourrait se profiler afin de rentabiliser l’investissement. Ainsi, toujours selon cette source, il est peu probable qu’ils soient dévolus, comme le recommande le décret présidentiel, à la construction de la station d’épuration qui occuperait au moins 200 000 mètres carrés du futur remblai. La perspective d’assister à l’établissement de cafés, de restaurants ou encore de commerces, voire de logements haut de gamme ne serait pas invraisemblable.
Tout le monde a en tête le précédent du dépotoir du Normandy, devenu le nouveau quartier du “front de mer” à Beyrouth. Après 110 millions de dollars investis dans la réhabilitation par Solidere – la société anonyme établie en 1994 par Rafic Hariri, ancien Premier ministre, qui est en charge du financement et de l’exécution des travaux de développement d’après-guerre du centre-ville de Beyrouth –, 730 000 mètres carrés ont été gagnés sur la mer. Solidere est « en copropriété avec l’État libanais des terrains acquis par remblais », selon le décret-loi n° 16/85. Cette copropriété a été précisée à l’origine du projet par le plan directeur détaillé du 4 mars 1994 qui départage les terrains près de 45 % de la surface revenant à Solidere, le reste à l’État. De cette façon, cette société rembourse son investissement sur la revente des parcelles et des immeubles, et plusieurs d’entre eux ont d’ores et déjà été vendus à des investisseurs privés. Ces nouveaux espaces seront dédiés à diverses activités : affaires, finances, logements, loisirs, tourisme et un parc public. Mais l’opération a soulevé une volée de critiques. Car progressivement, constate-t-on à la municipalité de Beyrouth, Solidere a modifié le plan initial qui partage les terrains avec l’État. Finalement, sur les 730 000 mètres carrés alloués à l’État, ne restent que les routes et les places, ainsi que 80 000 mètres carrés que la municipalité de Beyrouth va aménager en parc.
Pour cette raison, l’ONG libanaise Mashaa, spécialiste des littoraux, s’inquiète d’un projet à Saïda élaboré sur des bases légales semblables à celles de Solidere.


Une usine de tri et de compostage flambant neuve


Avant d’entamer les travaux de réhabilitation de la montagne d’ordures à Saïda, encore fallait-il trouver un débouché aux 250 à 300 tonnes quotidiennes de déchets ménagers, hospitaliers et industriels produits par la Fédération de municipalités de Saïda, Zahrani et quelques autres environnantes. C’est chose faite avec la mise en service complète, début mars, de l’usine IBC de tri et de compostage. Son propriétaire, la société IBC SAL, aux capitaux libanais et saoudiens principalement, a investi 40 millions de dollars dans ce projet.
La construction de l’usine a été laborieuse, faute de trouver un espace capable de l’accueillir. Car sur tous les sites envisagés, les futurs riverains ont fait échouer tout projet. En 1997, la municipalité de Saïda donne alors le coup d’envoi de construction de l’usine sur un remblai marin, loin de tout voisinage. Elle a été achevée en 2009 et est désormais située à un peu plus d’un kilomètre au sud du dépotoir à ciel ouvert. L’usine constitue le point d’amarrage de la jetée en construction qui vient ceinturer la montagne et permettra de remblayer la côte.
Cependant, un litige contractuel entre la municipalité et la société IBC a retardé sa mise en service jusqu’à novembre 2012. Si les deux parties refusent de commenter ce conflit, elles assurent qu’il a été réglé. L’un des points résolus : le prix par tonne de déchets traités. Fixé à 85 dollars la tonne, c’est un prix moindre qu’à Beyrouth – 135 dollars par tonne, où l’élimination des déchets par incinération est plus polluante, et c’est davantage que dans les zones rurales libanaises – de 20 à 30 dollars la tonne, où l’enfouissement des déchets est également plus polluant. Ce prix est nettement supérieur à la moyenne internationale évaluée par la Banque mondiale aux alentours de 50 dollars la tonne, variables en fonction des outils utilisés. Au Liban, le traitement des déchets n’est ni directement ni entièrement financé par la municipalité. C’est l’État qui s’en charge en prélevant pour cela 40 % du budget des villes sur la Caisse autonome des municipalités. Si les montants disponibles ne sont pas suffisants, le Trésor assume la différence.
L’usine IBC, dont la mise en service progressive a démarré en novembre 2012, reçoit désormais la totalité des déchets quotidiens de la Fédération de municipalités, délivrée par la NTCC SAL, la compagnie locale de ramassage des ordures. Conçue pour traiter 300 tonnes en huit heures, sa capacité pourra être portée au-delà de 450 tonnes quotidiennes en trois roulements de huit heures, en prévision de l’évolution démographique. Karim Hammoud, ingénieur et sous-directeur de l’usine, est fier d’annoncer : « Nous sommes pionniers en matière de retraitement des déchets au Liban. »
Désignant les équipements de tris fournis par la société allemande Doppstadt GmbH, situés dans l’immense hangar où sont déversés les déchets, l’ingénieur s’explique : « Grâce à cette technologie de pointe, les déchets sont séparés. D’un côté, les déchets organiques, environ la moitié du total, sont traités par un digesteur thermophile à 55 degrés Celsius et sans oxygène. Ils produisent ainsi un gaz, le méthane, qui permet d’alimenter l’usine en électricité. Le reste de la solution chimique est ensuite récupéré, composté et transformé en engrais pour l’agriculture. » Pointant les chaînes de tri sur lesquelles s’affairent une vingtaine d’ouvriers, il reprend : « De l’autre, les plastiques, métaux, verres et cartons sont séparés, conditionnés et vendus à des recycleurs. Il ne reste au final que 5 % de déchets inertes qui sont déversés dans une décharge légale. »