Les conflits autour de la terre et de sa possession touchent de nombreux pans de la société syrienne et représentent un jeu peu explicité de la crise actuelle. Aborder le sujet et trouver des solutions supposeront l’ouverture, inévitable, d’une véritable boîte de pandore.
Bien que le sujet soit relativement peu couvert par la presse et les analystes, la lutte autour de la terre et de sa possession constitue, de manière plus ou moins explicite, un des nombreux enjeux du conflit actuel en Syrie.
En mars 2011, quelques jours après le début du soulèvement populaire dans la ville de Daraa, située au centre du plateau agricole du Hauran, les autorités syriennes envoyèrent une délégation de responsables du parti Baas pour s’enquérir des doléances de la population.
Parmi la dizaine de revendications, qui incluaient la libération des prisonniers politiques et la destitution du responsable local des services de sécurité, figurait la fin des restrictions sur la vente et l’achat de terres.
Avant de revenir sur cette requête, il faut rappeler que les relations conflictuelles autour de la terre ne datent pas d’aujourd’hui en Syrie.
La redistribution des terres agricoles
En 1958, la fondation de la République arabe unie entre l’Égypte et la Syrie écarte l’ancienne bourgeoisie commerciale et foncière syrienne qui avait hérité du pouvoir politique et économique à la fin de l’Empire ottoman et du mandat français.
Cet éloignement des anciennes élites se fait à travers la nationalisation de leurs actifs économiques et la mise en place d’une réforme agraire qui fixe des plafonds à la propriété de la terre. Alors que beaucoup de ces grands propriétaires et bourgeois prennent le chemin de l’exil, en particulier vers Beyrouth, les agriculteurs syriens bénéficient de la redistribution de la terre. Des mesures de compensation sont mises en place par les autorités, mais elles sont loin de satisfaire la bourgeoisie syrienne qui se sent lésée par la dépossession qu’elle a subie. Les centres urbains d’Alep et de Hama, dont la fortune est en grande partie basée sur les actifs fonciers et sur la production agricole qui en découle, sont particulièrement touchés.
La terre est redistribuée aux agriculteurs sur la base suivante : sur les terres irriguées, qui ne représentaient à l’époque qu’une petite partie de l’ensemble des terres agricoles, la surface maximale est fixée à 80 hectares par famille ; pour les terres non irriguées, le plafond est fixé à 300 hectares.
Les années qui suivirent furent tumultueuses avec un coup d’État en 1961 qui mit fin à la République unie et qui vit le retour en force relatif de l’ancienne bourgeoisie. Deux ans après cependant, le parti Baas, dont la base est en grande partie constituée de paysans, prend le pouvoir pour ne plus le quitter. Ses réformes incluent le renforcement de la politique de redistribution des terres avec une application plus stricte des plafonds et la mise en place quelques années plus tard de fermes collectives.
Cette politique de redistribution agraire est contestée jusqu’à aujourd’hui par certains des anciens propriétaires fonciers dont beaucoup ne vivent plus en Syrie, mais continuent à réclamer leurs terres ou une compensation plus juste.
Bien qu’elle fût contestée, la redistribution des terres a formé l’une des bases de la politique agraire de la Syrie, en plus des mesures de subventions et des investissements en infrastructure, tels les barrages et les canaux d’irrigation. Cette politique permit au pays d’engendrer de nombreux succès dont une autosuffisance alimentaire relative et une croissance de la production. La Syrie figure ainsi, par exemple, au quatrième rang mondial pour la production de pistaches et au cinquième rang pour celle de l’huile d’olive, en plus d’importantes récoltes de blé, de coton et d’agrumes.
La gestion du foncier en Syrie est cependant loin de se limiter à la politique agricole.
Un outil de contrôle politique
La nationalisation des terres permet en effet aux autorités syriennes de faire du foncier un outil pour mieux gérer leurs relations avec les différentes communautés locales.
Ceci est particulièrement vrai dans le nord-est syrien où dès le début des années soixante le gouvernement met en place une politique dite de la “ceinture arabe”. L’objectif est de diminuer la proportion de Kurdes habitant le nord-est du pays, qui en plus de sa richesse agricole voit la découverte à cette époque de nouvelles ressources pétrolières. En installant des tribus arabes dans la région, les autorités espèrent étouffer toute velléité d’indépendance de la part des populations kurdes.
Le contrôle de la terre joue évidemment un rôle fondamental dans cette politique, car elle permet aux autorités de la distribuer de manière arbitraire et d’affaiblir les notables locaux en leur retirant ce qui représente leur principale source de richesse et de pouvoir.
La gestion du foncier durant la décennie Bachar
L’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad en juillet 2000 voit la mise en place d’une “nouvelle” équipe qui consacre le basculement graduel, qui avait débuté dès le milieu des années 1980, vers une politique économique plus libérale.
Très tôt après son accession au pouvoir, soit en décembre 2000, le président syrien promulgue une loi qui met un terme aux fermes d’État, dont les performances avaient été très décevantes, et redistribue les terres concernées aux paysans. Bien que la surface totale de ces terres soit limitée, moins de 150 000 hectares sur un total de 6 millions d’hectares de terres cultivables à travers le pays, la dislocation des fermes d’État est symbolique à plusieurs titres.
Elle marque la fin de l’ambition agricole du parti Baas, qui, bien qu’il continue à soutenir ses paysans, réduit de plus en plus la voilure en ce qui concerne les subventions et autres formes d’aide. Elle est symptomatique de la croissance de la population urbaine ; celle-ci dépasse officiellement les 50 %, mais est en réalité bien plus élevée et elle pousse à une baisse des prix des produits agricoles qu’elle consomme. Elle symbolise aussi la prise de pouvoir des fils de la génération de Hafez el-Assad, qui sont nés et ont grandi dans les villes et qui ont gardé très peu de la sensibilité paysanne de leurs pères.
La redistribution des terres des fermes d’État, qui sont en grande partie situées dans la région de l’Euphrate, crée de nombreux mécontentements dans la population locale, car elle est jugée inéquitable et partiale et qu’elle est perçue comme bénéficiant surtout aux personnalités, clans et tribus affiliés et proches du régime. Les quelques mouvements de contestation dans ces régions du Nord-Est ont peu d’écho, alors que tous les yeux sont rivés sur l’éphémère printemps de Damas.
Un enjeu aussi urbain
Avec l’augmentation de la population urbaine, la propriété du foncier devient aussi un enjeu majeur dans toutes les villes syriennes. Cet enjeu prend de l’importance avec la hausse spectaculaire des prix du foncier que vit la Syrie, comme le reste du Moyen-Orient, durant la décennie 2000.
La ruée vers les villes qui avait débuté dès les années 1970 entraîne une croissance de l’habitat informel autour de tous les grands centres urbains. Selon les statistiques officielles syriennes, en 2004 près de 40 % des Syriens vivaient dans des zones informelles et pour la grande majorité sans aucun titre de propriété.
2008, année fatidique
Le décret 49 de l’année 2008, qui restreint l’achat et la vente de terrains sur les zones frontalières, crispe de nombreuses communautés. Alors que des restrictions existaient déjà, elles sont renforcées à travers une hausse de la largeur des terres concernées, qui augmente de 10 à 25 kilomètres de la frontière.
Les populations kurdes, qui vivent le long de la frontière nord du pays, voient la mesure comme une menace les visant directement. La loi fait suite à des émeutes qui avaient éclaté dans les zones kurdes en 2004 et est donc perçue comme une punition supplémentaire.
Les Kurdes ne sont cependant pas les seuls Syriens à être touchés par la mesure. La province agricole de Daraa, qui est située le long de la frontière sud avec la Jordanie – et où la requête d’une levée de ces restrictions a donc été formulée –, est elle aussi particulièrement touchée. En n’interdisant pas entièrement la vente des terrains mais en la subordonnant à l’approbation des autorités, le décret est perçu comme une mesure totalement arbitraire qui vise à favoriser les personnalités proches du régime.
Une boîte de pandore
Les conflits autour de la terre en Syrie touchent donc de nombreux pans de la société syrienne. Les minorités ethniques, comme les Kurdes, les tribus du Nord-Est, les populations paysannes et rurales, l’ancienne bourgeoisie foncière, les populations urbaines qui vivent dans l’informalité. Il existe en fin de compte peu de Syriens qui ne sont pas mécontents et qui ne sentent pas lésés par la façon avec laquelle la propriété foncière a été gérée par les autorités du pays ces dernières décennies.
En abordant ce sujet et en débattant des solutions appropriées et des compromis à faire, c’est une véritable boîte de pandore qui s’ouvre, mais dont les Syriens ne pourront cependant pas faire l’économie s’ils veulent reconstruire leur pays.
En mars 2011, quelques jours après le début du soulèvement populaire dans la ville de Daraa, située au centre du plateau agricole du Hauran, les autorités syriennes envoyèrent une délégation de responsables du parti Baas pour s’enquérir des doléances de la population.
Parmi la dizaine de revendications, qui incluaient la libération des prisonniers politiques et la destitution du responsable local des services de sécurité, figurait la fin des restrictions sur la vente et l’achat de terres.
Avant de revenir sur cette requête, il faut rappeler que les relations conflictuelles autour de la terre ne datent pas d’aujourd’hui en Syrie.
La redistribution des terres agricoles
En 1958, la fondation de la République arabe unie entre l’Égypte et la Syrie écarte l’ancienne bourgeoisie commerciale et foncière syrienne qui avait hérité du pouvoir politique et économique à la fin de l’Empire ottoman et du mandat français.
Cet éloignement des anciennes élites se fait à travers la nationalisation de leurs actifs économiques et la mise en place d’une réforme agraire qui fixe des plafonds à la propriété de la terre. Alors que beaucoup de ces grands propriétaires et bourgeois prennent le chemin de l’exil, en particulier vers Beyrouth, les agriculteurs syriens bénéficient de la redistribution de la terre. Des mesures de compensation sont mises en place par les autorités, mais elles sont loin de satisfaire la bourgeoisie syrienne qui se sent lésée par la dépossession qu’elle a subie. Les centres urbains d’Alep et de Hama, dont la fortune est en grande partie basée sur les actifs fonciers et sur la production agricole qui en découle, sont particulièrement touchés.
La terre est redistribuée aux agriculteurs sur la base suivante : sur les terres irriguées, qui ne représentaient à l’époque qu’une petite partie de l’ensemble des terres agricoles, la surface maximale est fixée à 80 hectares par famille ; pour les terres non irriguées, le plafond est fixé à 300 hectares.
Les années qui suivirent furent tumultueuses avec un coup d’État en 1961 qui mit fin à la République unie et qui vit le retour en force relatif de l’ancienne bourgeoisie. Deux ans après cependant, le parti Baas, dont la base est en grande partie constituée de paysans, prend le pouvoir pour ne plus le quitter. Ses réformes incluent le renforcement de la politique de redistribution des terres avec une application plus stricte des plafonds et la mise en place quelques années plus tard de fermes collectives.
Cette politique de redistribution agraire est contestée jusqu’à aujourd’hui par certains des anciens propriétaires fonciers dont beaucoup ne vivent plus en Syrie, mais continuent à réclamer leurs terres ou une compensation plus juste.
Bien qu’elle fût contestée, la redistribution des terres a formé l’une des bases de la politique agraire de la Syrie, en plus des mesures de subventions et des investissements en infrastructure, tels les barrages et les canaux d’irrigation. Cette politique permit au pays d’engendrer de nombreux succès dont une autosuffisance alimentaire relative et une croissance de la production. La Syrie figure ainsi, par exemple, au quatrième rang mondial pour la production de pistaches et au cinquième rang pour celle de l’huile d’olive, en plus d’importantes récoltes de blé, de coton et d’agrumes.
La gestion du foncier en Syrie est cependant loin de se limiter à la politique agricole.
Un outil de contrôle politique
La nationalisation des terres permet en effet aux autorités syriennes de faire du foncier un outil pour mieux gérer leurs relations avec les différentes communautés locales.
Ceci est particulièrement vrai dans le nord-est syrien où dès le début des années soixante le gouvernement met en place une politique dite de la “ceinture arabe”. L’objectif est de diminuer la proportion de Kurdes habitant le nord-est du pays, qui en plus de sa richesse agricole voit la découverte à cette époque de nouvelles ressources pétrolières. En installant des tribus arabes dans la région, les autorités espèrent étouffer toute velléité d’indépendance de la part des populations kurdes.
Le contrôle de la terre joue évidemment un rôle fondamental dans cette politique, car elle permet aux autorités de la distribuer de manière arbitraire et d’affaiblir les notables locaux en leur retirant ce qui représente leur principale source de richesse et de pouvoir.
La gestion du foncier durant la décennie Bachar
L’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad en juillet 2000 voit la mise en place d’une “nouvelle” équipe qui consacre le basculement graduel, qui avait débuté dès le milieu des années 1980, vers une politique économique plus libérale.
Très tôt après son accession au pouvoir, soit en décembre 2000, le président syrien promulgue une loi qui met un terme aux fermes d’État, dont les performances avaient été très décevantes, et redistribue les terres concernées aux paysans. Bien que la surface totale de ces terres soit limitée, moins de 150 000 hectares sur un total de 6 millions d’hectares de terres cultivables à travers le pays, la dislocation des fermes d’État est symbolique à plusieurs titres.
Elle marque la fin de l’ambition agricole du parti Baas, qui, bien qu’il continue à soutenir ses paysans, réduit de plus en plus la voilure en ce qui concerne les subventions et autres formes d’aide. Elle est symptomatique de la croissance de la population urbaine ; celle-ci dépasse officiellement les 50 %, mais est en réalité bien plus élevée et elle pousse à une baisse des prix des produits agricoles qu’elle consomme. Elle symbolise aussi la prise de pouvoir des fils de la génération de Hafez el-Assad, qui sont nés et ont grandi dans les villes et qui ont gardé très peu de la sensibilité paysanne de leurs pères.
La redistribution des terres des fermes d’État, qui sont en grande partie situées dans la région de l’Euphrate, crée de nombreux mécontentements dans la population locale, car elle est jugée inéquitable et partiale et qu’elle est perçue comme bénéficiant surtout aux personnalités, clans et tribus affiliés et proches du régime. Les quelques mouvements de contestation dans ces régions du Nord-Est ont peu d’écho, alors que tous les yeux sont rivés sur l’éphémère printemps de Damas.
Un enjeu aussi urbain
Avec l’augmentation de la population urbaine, la propriété du foncier devient aussi un enjeu majeur dans toutes les villes syriennes. Cet enjeu prend de l’importance avec la hausse spectaculaire des prix du foncier que vit la Syrie, comme le reste du Moyen-Orient, durant la décennie 2000.
La ruée vers les villes qui avait débuté dès les années 1970 entraîne une croissance de l’habitat informel autour de tous les grands centres urbains. Selon les statistiques officielles syriennes, en 2004 près de 40 % des Syriens vivaient dans des zones informelles et pour la grande majorité sans aucun titre de propriété.
2008, année fatidique
Le décret 49 de l’année 2008, qui restreint l’achat et la vente de terrains sur les zones frontalières, crispe de nombreuses communautés. Alors que des restrictions existaient déjà, elles sont renforcées à travers une hausse de la largeur des terres concernées, qui augmente de 10 à 25 kilomètres de la frontière.
Les populations kurdes, qui vivent le long de la frontière nord du pays, voient la mesure comme une menace les visant directement. La loi fait suite à des émeutes qui avaient éclaté dans les zones kurdes en 2004 et est donc perçue comme une punition supplémentaire.
Les Kurdes ne sont cependant pas les seuls Syriens à être touchés par la mesure. La province agricole de Daraa, qui est située le long de la frontière sud avec la Jordanie – et où la requête d’une levée de ces restrictions a donc été formulée –, est elle aussi particulièrement touchée. En n’interdisant pas entièrement la vente des terrains mais en la subordonnant à l’approbation des autorités, le décret est perçu comme une mesure totalement arbitraire qui vise à favoriser les personnalités proches du régime.
Une boîte de pandore
Les conflits autour de la terre en Syrie touchent donc de nombreux pans de la société syrienne. Les minorités ethniques, comme les Kurdes, les tribus du Nord-Est, les populations paysannes et rurales, l’ancienne bourgeoisie foncière, les populations urbaines qui vivent dans l’informalité. Il existe en fin de compte peu de Syriens qui ne sont pas mécontents et qui ne sentent pas lésés par la façon avec laquelle la propriété foncière a été gérée par les autorités du pays ces dernières décennies.
En abordant ce sujet et en débattant des solutions appropriées et des compromis à faire, c’est une véritable boîte de pandore qui s’ouvre, mais dont les Syriens ne pourront cependant pas faire l’économie s’ils veulent reconstruire leur pays.