Entretien avec Riad Saadé, président du Centre de recherche et d’études agricoles libanais (Creal).

On entend dire que l’un des effets de la guerre en Syrie est une augmentation de la production de cultures illicites au Liban. Vos enquêtes de terrain permettent-elles de le confirmer ?
Oui, nos recherches montrent une reprise de la production de chanvre indien et du pavot dans la région de Baalbeck-Hermel. Il faut savoir que les cultures illicites – le chanvre pour la fabrication de cannabis et le pavot pour l’opium – ont été systématiquement éradiquées par l’armée à partir de 1992, jusqu’à leur quasi-disparition en 2003. Mais dès 2005 ces cultures ont repris avec un premier pic de production en 2007, une année au cours de laquelle 2 100 hectares (ha) ont été dédiés au chanvre et 200 ha au pavot. L’armée a alors mené de nouvelles campagnes d’éradication, mais 2013 marque un nouveau pic : la récolte de cannabis concerne 1 600 ha, soit une progression de presque 330 % par rapport à 2012, une année où les superficies productives de chanvre étaient de 500 ha seulement. Pour l’opium, les surfaces ont doublé : 10 ha en 2012 ; 20 ha en 2013.

Avez-vous une idée des enjeux financiers ?
D’après nos estimations, le kilo s’échange autour de 800 dollars pour les fleurs et le premier choix et de 400 dollars le kilo pour le second choix. Je parle ici du prix de vente pour l’agriculteur ; pas du prix de vente pour le consommateur final, nettement supérieur : dans ce cas, on évoque une moyenne de 500 dollars les 200 grammes, ce qui porte le kilo à 2 500 dollars ! En tout, la culture du chanvre a généré quelque 890 000 dollars en 2013 si l’on s’en tient au “marché de gros”. S’y ajoute la vente des graines qui s’échangent à un dollar le kilo et a rapporté quelque 640 000 dollars. Enfin, le pavot a tourné autour de 1 750 dollars le kilo en 2013, soit 350 000 dollars pour les 200 kilos produits. En tout, le chiffre d’affaires des cultures illicites est de près de 1,9 million de dollars sur le “marché de gros”.

À qui est destinée la production libanaise ?
Elle est principalement vendue aux combattants en Syrie. Elle continue cependant aussi d’être appréciée sur certains marchés européens.

Comment expliquez-vous cette hausse de la production ?
Chaque fois que l’État central se trouve affaibli, ses pouvoirs de contrôle et de coercition amoindris, la production des cultures illicites repart à la hausse dans les régions périphériques, comme la région de Baalbeck. Les chiffres (voir ci-contre) sont explicites : entre 2009 et 2011, années de relative force de l’État, les cultures illicites restent faibles. Sans surprise, depuis 2012, elles repartent à la hausse. C’est la traduction de l’émiettement du pouvoir de l’État libanais, qui n’est plus en mesure d’intervenir dans ces régions.

Les cultures illicites sont-elles rentables pour l’agriculteur ?
Soyons clairs : l’agriculteur n’est jamais celui qui tire bénéfice de la culture s’il n’est pas non plus acteur de l’étape de transformation en un produit fini et associé à la commercialisation. La culture du chanvre ou du pavot n’échappe pas à la règle : seulement 5 % du prix final revient à l’agriculteur ; 95 % va à l’intermédiaire, le trafiquant. Mais au vu des montants financiers en jeu, ces 5 % ont permis – au moins entre 1973 et 1988 – de construire de véritables fortunes ! En définitive, les cultures illégales sont les seules à être parvenues à sortir un temps la région de Baalbeck-Hermel de sa pauvreté endémique.

Les premières campagnes d’éradication ont été menées sur pression des États-Unis. Ne pensez-vous pas qu’elles auraient dû s’accompagner d’aides financières afin de permettre aux agriculteurs libanais de trouver des cultures de substitution ?
Évidemment ! En 1987, au sommet islamique de Taëf, les Américains demandent au prince Abdallah, aujourd’hui à la tête de l’Arabie saoudite, de faire pression sur son ami du moment, le Syrien Hafez el-Assad, pour que soient éradiquées les cultures illicites au Liban. À l’époque, les enjeux financiers étaient gigantesques. Pour vous donner une idée, en 1986, les cultures illégales génèrent la moitié du produit intérieur brut agricole (Piba) du Liban ! Les Syriens tergiversent, mais finissent par obtempérer et encaissent quelque 600 millions de dollars pour éradiquer 600 ha d’opium. Mais en échange, aucune aide financière n’est négociée pour l’agriculteur libanais. Pour lui, les rentrées se sont taries d’un seul coup sans que rien ne soit venu jusqu’à présent atténuer le choc financier. Exception faite – à une petite échelle – de la Coopérative d’Héliopolis (Deir el-Ahmar), qui incite à planter de la vigne à la place du chanvre. De fait, ces cultures illicites repartent “naturellement” aussitôt que l’armée tourne le dos parce qu’elles représentent l’unique source de revenus, malgré les risques encourus (prison, amende, destruction des récoltes…).

Différents pays européens, des États américains ont fini par légaliser la consommation de cannabis et l’utilisation de marijuana à des fins médicales. Faut-il dans ce contexte à tout prix interdire les cultures de chanvre ou d’opium au Liban ? 
Les Occidentaux commencent à reconnaître l’usage médical du cannabis, connu pourtant depuis l’Antiquité comme un antidouleur. Désormais, l’industrie pharmaceutique a besoin du chanvre indien, car celle-ci entre dans la composition de plusieurs médicaments.
En théorie, le Liban pourrait suivre l’exemple de la Turquie ou du Maroc, et autoriser la culture et l’exportation du haschisch ou du pavot à des fins médicales. Mais pour légaliser ces cultures, encore faut-il que l’État soit en mesure de mettre en place une structure comme la Régie des tabacs et des tombacs, soit une agence qui organise et discipline la production et la distribution… Ce qui est vraisemblablement loin d’être envisageable à l’heure actuelle.


Une filière introduite au début du XXe siècle

Le haschisch “libanais” est connu en Europe depuis la guerre de 1975, mais la production remonte au début du XXe siècle. Retour sur une “filière d’excellence”, qui aujourd’hui repart à la hausse à défaut d’un plan de substitution pour les régions concernées.

• Le chanvre a été introduit au Liban par un commerçant de Zahlé, qui l’avait rapporté des Indes au début du XXe siècle. Les premiers champs fleurissent de haschisch tout autour de Zahlé.
• À partir des années 1940, la culture du haschisch devient l’apanage de la région de Baalbeck-Hermel, une région délaissée par l’État libanais. La production y est dirigée par les grands féodaux de la région. Destiné au marché égyptien, cela reste un “commerce de bon papa” : la production est limitée, les acteurs peu nombreux et la filière relativement amateur.
• Après septembre noir (1970) en Jordanie, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) s’installe au Liban. Elle prend aussitôt en charge différents trafics dont celui de la drogue. On passe alors à une dimension industrielle : les cultures se développent, les rendements deviennent plus lucratifs et le haschisch libanais gagne de nouveaux marchés dont l’Europe via Amsterdam et Marseille.
• En 1976, les États-Unis bénissent l’entrée officielle de l’armée syrienne au Liban. Les Syriens voient à leur tour dans la production des cultures illicites une manne providentielle. Sous leur férule, la production passe à une échelle nationale. Ils développent notamment tout un réseau de laboratoires clandestins de transformation.
• En 1983, la Turquie décide d’éradiquer la culture du pavot pour la fabrication de l’opium sur son sol. Du coup la “Turkish Connection” trouve refuge au Liban. En 1988, année de pic de la production, 9 000 hectares sont ainsi alloués au pavot.
• En 1987, lors du sommet de Taëf, les États-Unis obtiennent de l’Arabie saoudite qu’elle intervienne auprès de la Syrie pour faire cesser les cultures prohibées au Liban. Les Syriens tergiversent, mais finissent par s’incliner en 1989 contre une enveloppe financière de 600 millions de dollars. Cette année-là, 3 000 hectares d’opium sont détruits, soit la quasi-intégralité de cette culture au Liban. En 1990, c’est au tour du cannabis.
• À partir des années 1990, la production cesse progressivement, mais la transformation se maintient dans des laboratoires clandestins, dirigés par les services secrets syriens. Ceux-ci achètent la matière première nécessaire en Afghanistan, la raffinent au Liban, puis la réexpédient dans le monde entier. Cette filière disparaît à son tour lors du retrait des Syriens en 2005.
• Depuis 2005, il est assez difficile de cerner la réalité du trafic de narcotiques au Liban. L’écoulement vers l’Europe est-il aussi intense qu’auparavant ? Les canaux d’écoulement sont-ils les mêmes que du temps des Syriens ? Bénéficient-ils toujours “d’accointances” et du soutien de certains officiels ? Pour l’heure, aucune réponse n’est évidente.
Pour ce qui est du Hezbollah, qu’on a accusé de participer à un trafic de drogues international entre l’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Europe, pour se financer, son implication dans la production de haschisch et d’opium au Liban n’est pas prouvée. Mais le parti de Dieu est tout puissant dans la Békaa, la région de production. Ce qui a minima permet d’affirmer que les dirigeants du Hezbollah ferment vraisemblablement les yeux sur la production.