L’économie de guerre est en pleine croissance en Syrie, portée par la fragmentation géographique, le contrôle du territoire par les groupes de l’opposition et les milices du régime, et la disparition de l’État central et des institutions officielles.
Trois ans de soulèvement populaire et de guerre en Syrie ont fait le lit de l’économie informelle. À travers tout le pays, de nouvelles activités économiques et commerciales liées à la guerre voient le jour et se développent.
Le chaos qui gagne les territoires sous contrôle de l'opposition syrienne, en particulier les régions du Nord et du Nord-Est, est particulièrement favorable à l'expansion de ces nouvelles formes d’activité, mais même les zones tenues par le régime, où une certaine forme d'autorité centralisée continue de s'appliquer, sont largement tombées dans ces nouveaux modèles.
Un régime affaibli qui dépend de nouveaux intermédiaires et des chefs de guerre
La baisse de la valeur de la livre syrienne a été, par exemple, une source importante d'enrichissement pour de nombreux investisseurs. Alors qu'elle s’échangeait à 47 livres le dollar en 2011, la livre a oscillé autour de 300 pour un dollar au début de l'été 2013, avant de reprendre un peu de force. À plusieurs reprises, la monnaie syrienne a fluctué de plus de dix pour cent en une seule journée, ces changements soudains étant en bonne partie attribuables à des spéculateurs bien introduits qui capitalisent sur l'écart entre le taux officiel de la livre et celui du marché noir.
La demande pour de nouveaux produits et services tels que la prestation de services de sécurité privés a contribué à l’émergence de nouvelles entreprises jusque-là interdites. En août 2013, elles ont été légalisées pour permettre « la protection des personnalités et des entreprises de premier plan », selon l’agence d’information officielle syrienne. Autre exemple des profits tirés de la guerre : selon le Financial Times, une grande entreprise industrielle, qu’il ne nomme pas, a obtenu du gouvernement une licence lucrative pour collecter la ferraille des villes détruites.
Les sanctions occidentales contre les entreprises publiques et certains hommes d’affaires ont forcé les autorités à rechercher de nouveaux intermédiaires. Ils ont remplacé des personnalités établies qui ont donc été mises à l'index par les gouvernements occidentaux ou ont quitté le pays après l’effondrement de leurs activités. Ces intermédiaires importent maintenant toutes sortes de produits pour le bénéfice du gouvernement, soit en leur nom propre, soit au nom d'une société basée au Liban, et génèrent des profits importants à travers les commissions qu’ils touchent.
En contrepartie, ces nouveaux entrepreneurs sont sollicités pour apporter leur soutien financier au régime. Pour ceux qui n’obtempèrent pas, les autorités lancent des procédures judiciaires sous toutes formes de prétexte. En décembre 2013, une liste d’hommes d’affaires n’ayant pas remboursé leurs prêts bancaires a été publiée par des organes proches du régime, en violation flagrante du secret bancaire censé être appliqué dans le pays.
Le recours grandissant du régime aux milices a également forcé celui-ci à accorder à leurs chefs une certaine autonomie, en leur donnant la liberté de piller et racketter dans les zones reprises à l’opposition et dans une moindre mesure dans les zones sous le contrôle du régime. Dans la ville de Homs, par exemple, un marché de biens volés dans les zones de l'opposition a jailli et a été nommé “souk al-sunna”, ou “marché des sunnites”, parce que les zones de l'opposition sont en majorité habitées par des sunnites. Des marchés similaires ont été mis en place dans d'autres parties du pays.
Ce pouvoir et cette fortune nouvellement acquis se sont construits au détriment de l’État central qui s’affaiblit de plus en plus. La richesse de ces seigneurs de guerre et la dépendance du régime à leur égard ont été mises en évidence en 2012 lors des élections législatives quand certains d'entre eux ont été “élus” au Parlement, soit parce qu'ils ont réussi à acheter leur siège, soit parce qu'ils ont été récompensés pour leur allégeance.
L’accès aux ressources économiques nourrit la compétition entre rebelles
La fragmentation géographique et militaire des zones de l'opposition ainsi que l'absence d’autorité centrale ont été des éléments importants dans le développement de nouvelles formes d’activités liées à la guerre.
L'expansion de l'économie de guerre dans ces régions est aggravée par la concurrence entre les différents groupes rebelles qui cherchent à prendre le contrôle des postes frontaliers, des champs pétrolifères et des greniers à blé. La bataille pour le pétrole a été particulièrement sanglante dans le Nord-Est qui est le théâtre d’une lutte entre groupes liés à el-Qaëda, tribus arabes, milices kurdes et brigades locales. Le Front al-Nosra, une filiale d’el-Qaëda, contrôle, par exemple, le grand champ de Shadadi, alors que Saddam al-Nouaïmi, un chef de guerre affilié à l'Armée syrienne libre, contrôle des puits à al-Bukamal près de la frontière irakienne. En novembre 2013, Malik al-Abdeh, un journaliste syro-britannique, a rapporté que le Front al-Nosra et deux autres brigades affiliées avaient envoyé une lettre à l’État islamique en Irak et au Levant, une franchise d'el-Qaëda, offrant de régler un différend sur un champ pétrolifère. Les Kurdes, quant à eux, contrôlent fermement les champs pétrolifères du grand nord syrien.
Le secteur pétrolier est si lucratif qu’un marché dédié a été créé près de Manbij, une ville proche de la frontière turque. De là, le pétrole est exporté vers la Turquie ou revendu vers d'autres régions du pays, y compris au gouvernement.
Avec la disparition de l'État, les règles et les lois régissant les activités commerciales ont également cessé d'exister. Ainsi, alors que l'importation de voitures d’occasion est interdite en Syrie et que des frais de douane de 50 pour cent sont imposés sur les véhicules neufs, la région du Nord a vu un afflux de voitures d'occasion en provenance principalement d'Europe de l'Est. En Bulgarie, par exemple, les Syriens sont devenus les plus gros acheteurs de voitures d'occasion.
De même que dans les zones contrôlées par le régime, les zones de l'opposition sont le théâtre de pillages. Dans la ville d'Alep, des centaines d’usines ont été volées et leurs équipements revendus dans le sud de la Turquie ou dans d'autres régions du pays. Avec la conquête de la ville de Raqqa en février 2013, le Front al-Nosra a eu accès aux coffres de la branche régionale de la Banque centrale de Syrie, où se trouvaient des milliards de livres syriennes qui ont été utilisés pour financer à la fois l’effort de guerre et la gestion de la ville.
Le contrôle des postes frontières et des barrages routiers est l’une des sources de revenus les plus importantes pour les brigades rebelles. Quelque 34 postes de contrôle, par exemple, ont été répertoriés sur les 45 km qui séparent Alep de la frontière turque, soit un poste de contrôle tous les 1,3 km. À Alep même, le barrage du quartier de Bustan el-Qasr, qui relie les zones rebelles à celles du régime, a été l’objet d’âpres batailles entre plusieurs brigades, car son contrôle permet de percevoir des taxes sur toutes les marchandises qui le traversent.
En pratique, de nombreuses brigades rebelles sont maintenant davantage concentrées sur le développement de leurs activités commerciales que sur la lutte contre le régime. Pour celles-ci, ainsi que pour de nombreux autres individus et groupes des deux côtés du conflit, la guerre est source de richesse et sa fin potentielle serait synonyme de pertes.
La fragmentation du pays et la logique de la guerre civile obligent dans de nombreuses situations les deux parties à négocier, à troquer et à faire des compromis. En novembre à Alep, le conseil de la charia, qui gère la vie dans les zones de l'opposition, a menacé de couper l'approvisionnement en eau dans les zones tenues par le gouvernement si les coupures d'électricité pratiquées par le régime n’étaient pas suspendues. Finalement, un accord “eau contre électricité” a été convenu par les deux parties. Dans la région d'Idlib, des groupes rebelles détenant des stocks de blé auraient conclu un accord avec les autorités gouvernementales locales qui contrôlaient un moulin à blé. En échange de blé, les rebelles ont reçu de la farine pour faire cuire leur pain.
Événement tout aussi significatif, en avril dernier, plusieurs rapports ont fait état d’un accord conclu entre le Front al-Nosra et le gouvernement pour la fourniture de pétrole par le Front, qui avait pris le contrôle de plusieurs champs de pétrole dans la région de Deir ez-Zor. Cette information a été confirmée par diverses sources.
Le fait que deux parties belligérantes soient prêtes à négocier une ressource-clé comme le pétrole est symptomatique d'une guerre civile. De toute évidence, la guerre syrienne s’est engagée dans une logique alimentée par de nouvelles activités économiques. La guerre et son économie se perpétuent mutuellement.
Le chaos qui gagne les territoires sous contrôle de l'opposition syrienne, en particulier les régions du Nord et du Nord-Est, est particulièrement favorable à l'expansion de ces nouvelles formes d’activité, mais même les zones tenues par le régime, où une certaine forme d'autorité centralisée continue de s'appliquer, sont largement tombées dans ces nouveaux modèles.
Un régime affaibli qui dépend de nouveaux intermédiaires et des chefs de guerre
La baisse de la valeur de la livre syrienne a été, par exemple, une source importante d'enrichissement pour de nombreux investisseurs. Alors qu'elle s’échangeait à 47 livres le dollar en 2011, la livre a oscillé autour de 300 pour un dollar au début de l'été 2013, avant de reprendre un peu de force. À plusieurs reprises, la monnaie syrienne a fluctué de plus de dix pour cent en une seule journée, ces changements soudains étant en bonne partie attribuables à des spéculateurs bien introduits qui capitalisent sur l'écart entre le taux officiel de la livre et celui du marché noir.
La demande pour de nouveaux produits et services tels que la prestation de services de sécurité privés a contribué à l’émergence de nouvelles entreprises jusque-là interdites. En août 2013, elles ont été légalisées pour permettre « la protection des personnalités et des entreprises de premier plan », selon l’agence d’information officielle syrienne. Autre exemple des profits tirés de la guerre : selon le Financial Times, une grande entreprise industrielle, qu’il ne nomme pas, a obtenu du gouvernement une licence lucrative pour collecter la ferraille des villes détruites.
Les sanctions occidentales contre les entreprises publiques et certains hommes d’affaires ont forcé les autorités à rechercher de nouveaux intermédiaires. Ils ont remplacé des personnalités établies qui ont donc été mises à l'index par les gouvernements occidentaux ou ont quitté le pays après l’effondrement de leurs activités. Ces intermédiaires importent maintenant toutes sortes de produits pour le bénéfice du gouvernement, soit en leur nom propre, soit au nom d'une société basée au Liban, et génèrent des profits importants à travers les commissions qu’ils touchent.
En contrepartie, ces nouveaux entrepreneurs sont sollicités pour apporter leur soutien financier au régime. Pour ceux qui n’obtempèrent pas, les autorités lancent des procédures judiciaires sous toutes formes de prétexte. En décembre 2013, une liste d’hommes d’affaires n’ayant pas remboursé leurs prêts bancaires a été publiée par des organes proches du régime, en violation flagrante du secret bancaire censé être appliqué dans le pays.
Le recours grandissant du régime aux milices a également forcé celui-ci à accorder à leurs chefs une certaine autonomie, en leur donnant la liberté de piller et racketter dans les zones reprises à l’opposition et dans une moindre mesure dans les zones sous le contrôle du régime. Dans la ville de Homs, par exemple, un marché de biens volés dans les zones de l'opposition a jailli et a été nommé “souk al-sunna”, ou “marché des sunnites”, parce que les zones de l'opposition sont en majorité habitées par des sunnites. Des marchés similaires ont été mis en place dans d'autres parties du pays.
Ce pouvoir et cette fortune nouvellement acquis se sont construits au détriment de l’État central qui s’affaiblit de plus en plus. La richesse de ces seigneurs de guerre et la dépendance du régime à leur égard ont été mises en évidence en 2012 lors des élections législatives quand certains d'entre eux ont été “élus” au Parlement, soit parce qu'ils ont réussi à acheter leur siège, soit parce qu'ils ont été récompensés pour leur allégeance.
L’accès aux ressources économiques nourrit la compétition entre rebelles
La fragmentation géographique et militaire des zones de l'opposition ainsi que l'absence d’autorité centrale ont été des éléments importants dans le développement de nouvelles formes d’activités liées à la guerre.
L'expansion de l'économie de guerre dans ces régions est aggravée par la concurrence entre les différents groupes rebelles qui cherchent à prendre le contrôle des postes frontaliers, des champs pétrolifères et des greniers à blé. La bataille pour le pétrole a été particulièrement sanglante dans le Nord-Est qui est le théâtre d’une lutte entre groupes liés à el-Qaëda, tribus arabes, milices kurdes et brigades locales. Le Front al-Nosra, une filiale d’el-Qaëda, contrôle, par exemple, le grand champ de Shadadi, alors que Saddam al-Nouaïmi, un chef de guerre affilié à l'Armée syrienne libre, contrôle des puits à al-Bukamal près de la frontière irakienne. En novembre 2013, Malik al-Abdeh, un journaliste syro-britannique, a rapporté que le Front al-Nosra et deux autres brigades affiliées avaient envoyé une lettre à l’État islamique en Irak et au Levant, une franchise d'el-Qaëda, offrant de régler un différend sur un champ pétrolifère. Les Kurdes, quant à eux, contrôlent fermement les champs pétrolifères du grand nord syrien.
Le secteur pétrolier est si lucratif qu’un marché dédié a été créé près de Manbij, une ville proche de la frontière turque. De là, le pétrole est exporté vers la Turquie ou revendu vers d'autres régions du pays, y compris au gouvernement.
Avec la disparition de l'État, les règles et les lois régissant les activités commerciales ont également cessé d'exister. Ainsi, alors que l'importation de voitures d’occasion est interdite en Syrie et que des frais de douane de 50 pour cent sont imposés sur les véhicules neufs, la région du Nord a vu un afflux de voitures d'occasion en provenance principalement d'Europe de l'Est. En Bulgarie, par exemple, les Syriens sont devenus les plus gros acheteurs de voitures d'occasion.
De même que dans les zones contrôlées par le régime, les zones de l'opposition sont le théâtre de pillages. Dans la ville d'Alep, des centaines d’usines ont été volées et leurs équipements revendus dans le sud de la Turquie ou dans d'autres régions du pays. Avec la conquête de la ville de Raqqa en février 2013, le Front al-Nosra a eu accès aux coffres de la branche régionale de la Banque centrale de Syrie, où se trouvaient des milliards de livres syriennes qui ont été utilisés pour financer à la fois l’effort de guerre et la gestion de la ville.
Le contrôle des postes frontières et des barrages routiers est l’une des sources de revenus les plus importantes pour les brigades rebelles. Quelque 34 postes de contrôle, par exemple, ont été répertoriés sur les 45 km qui séparent Alep de la frontière turque, soit un poste de contrôle tous les 1,3 km. À Alep même, le barrage du quartier de Bustan el-Qasr, qui relie les zones rebelles à celles du régime, a été l’objet d’âpres batailles entre plusieurs brigades, car son contrôle permet de percevoir des taxes sur toutes les marchandises qui le traversent.
En pratique, de nombreuses brigades rebelles sont maintenant davantage concentrées sur le développement de leurs activités commerciales que sur la lutte contre le régime. Pour celles-ci, ainsi que pour de nombreux autres individus et groupes des deux côtés du conflit, la guerre est source de richesse et sa fin potentielle serait synonyme de pertes.
La fragmentation du pays et la logique de la guerre civile obligent dans de nombreuses situations les deux parties à négocier, à troquer et à faire des compromis. En novembre à Alep, le conseil de la charia, qui gère la vie dans les zones de l'opposition, a menacé de couper l'approvisionnement en eau dans les zones tenues par le gouvernement si les coupures d'électricité pratiquées par le régime n’étaient pas suspendues. Finalement, un accord “eau contre électricité” a été convenu par les deux parties. Dans la région d'Idlib, des groupes rebelles détenant des stocks de blé auraient conclu un accord avec les autorités gouvernementales locales qui contrôlaient un moulin à blé. En échange de blé, les rebelles ont reçu de la farine pour faire cuire leur pain.
Événement tout aussi significatif, en avril dernier, plusieurs rapports ont fait état d’un accord conclu entre le Front al-Nosra et le gouvernement pour la fourniture de pétrole par le Front, qui avait pris le contrôle de plusieurs champs de pétrole dans la région de Deir ez-Zor. Cette information a été confirmée par diverses sources.
Le fait que deux parties belligérantes soient prêtes à négocier une ressource-clé comme le pétrole est symptomatique d'une guerre civile. De toute évidence, la guerre syrienne s’est engagée dans une logique alimentée par de nouvelles activités économiques. La guerre et son économie se perpétuent mutuellement.