Un article du Dossier
L’Administration de la statistique publie enfin les comptes nationaux
Robert Kasparian a joué un rôle prépondérant dans la genèse de l’ancienne Direction centrale de la statistique (DCS) puis en dirigeant l’actuelle Administration centrale de la statistique (ACS) de 1993 à 1998. Il a ensuite été chargé par le Premier ministre de l’établissement de la comptabilité nationale libanaise des années 1997 à 2010. Désormais retraité, il vient de publier ses mémoires : “Histoire de la statistique libanaise de 1960 à 2011” (éditions Dar an-Nahar). Il y livre son éclairage sur les difficultés de la production de statistiques nationales et tire la sonnette d’alarme sur certaines lacunes compromettant cette mission de service public.
Vos mémoires sonnent comme un plaidoyer pour le renforcement, voire la sauvegarde d’un service public de statistiques efficient au Liban. Vous le considérez même comme « l’un des piliers de tout État moderne » avec le monopole de la force légale et la justice...
Comme l’indique l’étymologie (NDLR : “statistique” est dérivée de l’italien “statista” qui désigne un homme d’État), la statistique est un service indispensable à la bonne conduite de l’action publique. Peut-on concevoir qu’une société et une économie modernes fonctionnent efficacement sans informations chiffrées et fiables pour éclairer les structures dirigeantes sur l’état du pays ?
Il n’est pas anodin que la Direction centrale de la statistique soit née lors de la réforme administrative initiée par le président Fouad Chéhab en 1959. Il y avait alors la véritable volonté politique de doter le pays d’un outil efficace pour servir la planification économique. Ce service public a connu ses années fastes jusqu’au début des années 1970. Aujourd’hui, les statistiques sont davantage conçues comme un outil d’aide à la décision des instances dirigeantes, publiques comme privées. Mais leur nécessité demeure.
Les statistiques au Liban sont lacunaires. Vous les décrivez comme “boiteuses”. Est-ce à dire que cette volonté politique d’établir des statistiques fiables et honnêtes sur la réalité du pays s’est désormais estompée ?
La statistique officielle a d’abord été la victime des vingt années de guerre du Liban qui ont paralysé entièrement ses services et créé un immense vide du point de vue de ses ressources humaines. Les départs n’ont jamais été remplacés et le Liban manque désormais cruellement de statisticiens compétents. Cela relève en partie d’une absence de volonté politique : à l’époque chéhabiste, le Liban avait financé la formation en France de sept statisticiens, vous pouvez imaginer ce que cela représente en termes de coûts et de symboles ! Aujourd’hui, les priorités dans le recrutement semblent se situer ailleurs et l’on préfère solliciter l’aide d’experts étrangers pour établir la comptabilité nationale ou mener diverses opérations statistiques. Or, ces derniers ne connaissent parfois pas suffisamment le contexte libanais et peuvent être amenés à y calquer des méthodes inadaptées qui finissent par désorienter l’analyse. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai été amené à plusieurs reprises à peser pour que certains fonds initialement destinés à financer la venue d’experts étrangers ou à l’achat de matériel soient réorientés vers la formation de techniciens libanais. L’Union européenne a par exemple accepté le financement de la formation en France de six statisticiens pendant deux à trois ans.
Mais c’est surtout la crise des vocations qui me préoccupe : de manière générale, travailler pour l’État n’a plus le prestige d’antan et l’écart des salaires avec des postes équivalents dans le secteur privé ou dans le Golfe continue de se creuser. Or, il faut bien avoir conscience du niveau de qualification et de responsabilités qu’exige la fonction de statisticien : une erreur dans l’estimation du PIB ou de l’inflation a des conséquences directes sur les prévisions de l’ensemble des agents économiques. ll faut donc reconsidérer sérieusement la rémunération des spécialistes et adopter de toute urgence une politique de formation efficace.
La pénurie de personnel qualifié ne semble pas seule en cause : votre ouvrage évoque plusieurs ingérences du pouvoir politique et une certaine indifférence politique par rapport au sort de l’institution, comme l’illustre l’histoire de l’attribution de ses locaux…
J’ai effectivement eu à connaître certaines interférences des pouvoirs publics tout au long de ma carrière, mais cela ne s’est jamais traduit par une demande visant à truquer les chiffres. En revanche, il est vrai que la tentation est souvent forte de ne pas publier certains résultats comme cela est arrivé pour l’indice des prix entre 1967 et 1972.
Quant à l’histoire de l’hébergement de l’ACS, elle est en effet symptomatique. Les bâtiments de l’ancienne DCS ayant été détruits pendant la guerre, l’ACS n’a pu les récupérer au moment de sa création, en 1979. À cette époque, la nouvelle administration n’avait pas repris réellement ses activités et ne disposait que d’un appartement de quatre pièces emprunté à l’Université libanaise. Lorsque l’ACS a réellement repris ses activités en 1994, le gouvernement n’a pas été en mesure d’allouer un local ou de débloquer des crédits pour en louer un à même d’héberger ses 70 employés. C’est par hasard, à la suite d’une discussion lors d’une réception avec Farid Raphaël, le PDG de la Banque libano-française, que ce dernier, sensible au sort de la statistique, propose de nous prêter gracieusement pendant un an un local dans son immeuble “Commerce et Finances”, rue Kantari. Le Conseil des ministres décide alors d’accepter ce don tout en prévoyant que l’ACS prenne possession d’une partie de l’“immeuble en verre”, place du Musée. Mais, un an plus tard, alors que les travaux d’aménagement des locaux promis étaient achevés, le président Rafic Hariri change d’avis et décide que ces locaux ne seraient pas attribués à la statistique. Je n’ai pas su pourquoi, mais ai appris que plusieurs ministres convoitaient également ces locaux. L’un d’eux se serait plaint que l’on donne un « bel immeuble à Kasparian », ce qui en dit long sur la conception que se font certains hommes politiques des institutions… Toujours est-il que je me retrouve dans la situation de choisir entre fermer l’ACS ou de rester rue Kantari en engageant des dépenses sans passer par la procédure légale. À la demande du président du Conseil, nous sommes restés en régularisant a posteriori notre situation, mais cela m’a valu d’être poursuivi en justice par la Cour des comptes. Une procédure qui s’est heureusement conclue par un non-lieu.
La création d’une autorité administrative indépendante est-elle la solution ?
Je fais partie de ceux qui ont plaidé pour l’institution d’un établissement autonome des statistiques et un projet a été étudié sous le mandat de Rafic Hariri, avant d’être abandonné ; essentiellement pour des divergences de vues entre nous sur la nécessité d’une loi pour créer une telle institution et la personne à nommer à sa tête. L’idéal serait de créer par la loi un Conseil national de la statistique fondé sur une représentation tripartite (État, travailleurs, patronat), et disposant d’une autonomie organique et financière. Mais là encore, cela serait prématuré, voire dangereux, de lui conférer cette autonomie sans l’avoir préalablement doté d’un corps de statisticiens de haut niveau. Je cite souvent cette phrase de François Bloch-Lainé, un grand commis de l’État français : « Tout comme la justice (…), le maniement des statistiques essentielles appelle des magistratures. » Or, il ne peut y avoir de magistrature sans magistrats !
Votre expérience professionnelle soulève également la question des effets pervers du système confessionnel sur ce service public : vous racontez par exemple qu’une loi de 1961 interdit à la Direction centrale de la statistique de s’intéresser aux questions démographiques, qui sont pourtant à la base de l’activité statistique !
Cette loi est à mon sens le symbole des dérives que le système confessionnel a entraînées. Elle a été adoptée à la suite des intrigues d’un fonctionnaire qui convoitait mon poste et avait convaincu les autorités politiques sunnites du danger de confier ce service à quelqu’un d’une autre communauté. Là encore, la sémantique est éclairante : en arabe, “statistique” et “recensement” sont désignés par un terme identique (ihssa’), ce qui alimentait évidemment certaines craintes. Cette loi a toutefois été supprimée lors de la création de l’Administration centrale de la statistique en 1979 et, même avant, nos services avaient pu la contourner en procédant par exemple à des enquêtes par sondage sur “les forces du travail” en 1972.
L’impact du confessionnalisme sur l’accès des compétences aux postes adéquats est également souvent évoqué et j’ai pu moi-même être victime de l’intervention de tel chef de communauté ou de parti dans le choix des nominations. Il convient toutefois de nuancer ce jugement : d’une part, cette pratique se limite presque essentiellement aux postes de fonctionnaires de première catégorie et, d’autre part, les compétences sont présentes dans toutes les communautés. Le véritable enjeu est encore une fois d’attirer ces compétences par une sélection fiable et une rémunération adéquate.
Comme l’indique l’étymologie (NDLR : “statistique” est dérivée de l’italien “statista” qui désigne un homme d’État), la statistique est un service indispensable à la bonne conduite de l’action publique. Peut-on concevoir qu’une société et une économie modernes fonctionnent efficacement sans informations chiffrées et fiables pour éclairer les structures dirigeantes sur l’état du pays ?
Il n’est pas anodin que la Direction centrale de la statistique soit née lors de la réforme administrative initiée par le président Fouad Chéhab en 1959. Il y avait alors la véritable volonté politique de doter le pays d’un outil efficace pour servir la planification économique. Ce service public a connu ses années fastes jusqu’au début des années 1970. Aujourd’hui, les statistiques sont davantage conçues comme un outil d’aide à la décision des instances dirigeantes, publiques comme privées. Mais leur nécessité demeure.
Les statistiques au Liban sont lacunaires. Vous les décrivez comme “boiteuses”. Est-ce à dire que cette volonté politique d’établir des statistiques fiables et honnêtes sur la réalité du pays s’est désormais estompée ?
La statistique officielle a d’abord été la victime des vingt années de guerre du Liban qui ont paralysé entièrement ses services et créé un immense vide du point de vue de ses ressources humaines. Les départs n’ont jamais été remplacés et le Liban manque désormais cruellement de statisticiens compétents. Cela relève en partie d’une absence de volonté politique : à l’époque chéhabiste, le Liban avait financé la formation en France de sept statisticiens, vous pouvez imaginer ce que cela représente en termes de coûts et de symboles ! Aujourd’hui, les priorités dans le recrutement semblent se situer ailleurs et l’on préfère solliciter l’aide d’experts étrangers pour établir la comptabilité nationale ou mener diverses opérations statistiques. Or, ces derniers ne connaissent parfois pas suffisamment le contexte libanais et peuvent être amenés à y calquer des méthodes inadaptées qui finissent par désorienter l’analyse. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai été amené à plusieurs reprises à peser pour que certains fonds initialement destinés à financer la venue d’experts étrangers ou à l’achat de matériel soient réorientés vers la formation de techniciens libanais. L’Union européenne a par exemple accepté le financement de la formation en France de six statisticiens pendant deux à trois ans.
Mais c’est surtout la crise des vocations qui me préoccupe : de manière générale, travailler pour l’État n’a plus le prestige d’antan et l’écart des salaires avec des postes équivalents dans le secteur privé ou dans le Golfe continue de se creuser. Or, il faut bien avoir conscience du niveau de qualification et de responsabilités qu’exige la fonction de statisticien : une erreur dans l’estimation du PIB ou de l’inflation a des conséquences directes sur les prévisions de l’ensemble des agents économiques. ll faut donc reconsidérer sérieusement la rémunération des spécialistes et adopter de toute urgence une politique de formation efficace.
La pénurie de personnel qualifié ne semble pas seule en cause : votre ouvrage évoque plusieurs ingérences du pouvoir politique et une certaine indifférence politique par rapport au sort de l’institution, comme l’illustre l’histoire de l’attribution de ses locaux…
J’ai effectivement eu à connaître certaines interférences des pouvoirs publics tout au long de ma carrière, mais cela ne s’est jamais traduit par une demande visant à truquer les chiffres. En revanche, il est vrai que la tentation est souvent forte de ne pas publier certains résultats comme cela est arrivé pour l’indice des prix entre 1967 et 1972.
Quant à l’histoire de l’hébergement de l’ACS, elle est en effet symptomatique. Les bâtiments de l’ancienne DCS ayant été détruits pendant la guerre, l’ACS n’a pu les récupérer au moment de sa création, en 1979. À cette époque, la nouvelle administration n’avait pas repris réellement ses activités et ne disposait que d’un appartement de quatre pièces emprunté à l’Université libanaise. Lorsque l’ACS a réellement repris ses activités en 1994, le gouvernement n’a pas été en mesure d’allouer un local ou de débloquer des crédits pour en louer un à même d’héberger ses 70 employés. C’est par hasard, à la suite d’une discussion lors d’une réception avec Farid Raphaël, le PDG de la Banque libano-française, que ce dernier, sensible au sort de la statistique, propose de nous prêter gracieusement pendant un an un local dans son immeuble “Commerce et Finances”, rue Kantari. Le Conseil des ministres décide alors d’accepter ce don tout en prévoyant que l’ACS prenne possession d’une partie de l’“immeuble en verre”, place du Musée. Mais, un an plus tard, alors que les travaux d’aménagement des locaux promis étaient achevés, le président Rafic Hariri change d’avis et décide que ces locaux ne seraient pas attribués à la statistique. Je n’ai pas su pourquoi, mais ai appris que plusieurs ministres convoitaient également ces locaux. L’un d’eux se serait plaint que l’on donne un « bel immeuble à Kasparian », ce qui en dit long sur la conception que se font certains hommes politiques des institutions… Toujours est-il que je me retrouve dans la situation de choisir entre fermer l’ACS ou de rester rue Kantari en engageant des dépenses sans passer par la procédure légale. À la demande du président du Conseil, nous sommes restés en régularisant a posteriori notre situation, mais cela m’a valu d’être poursuivi en justice par la Cour des comptes. Une procédure qui s’est heureusement conclue par un non-lieu.
La création d’une autorité administrative indépendante est-elle la solution ?
Je fais partie de ceux qui ont plaidé pour l’institution d’un établissement autonome des statistiques et un projet a été étudié sous le mandat de Rafic Hariri, avant d’être abandonné ; essentiellement pour des divergences de vues entre nous sur la nécessité d’une loi pour créer une telle institution et la personne à nommer à sa tête. L’idéal serait de créer par la loi un Conseil national de la statistique fondé sur une représentation tripartite (État, travailleurs, patronat), et disposant d’une autonomie organique et financière. Mais là encore, cela serait prématuré, voire dangereux, de lui conférer cette autonomie sans l’avoir préalablement doté d’un corps de statisticiens de haut niveau. Je cite souvent cette phrase de François Bloch-Lainé, un grand commis de l’État français : « Tout comme la justice (…), le maniement des statistiques essentielles appelle des magistratures. » Or, il ne peut y avoir de magistrature sans magistrats !
Votre expérience professionnelle soulève également la question des effets pervers du système confessionnel sur ce service public : vous racontez par exemple qu’une loi de 1961 interdit à la Direction centrale de la statistique de s’intéresser aux questions démographiques, qui sont pourtant à la base de l’activité statistique !
Cette loi est à mon sens le symbole des dérives que le système confessionnel a entraînées. Elle a été adoptée à la suite des intrigues d’un fonctionnaire qui convoitait mon poste et avait convaincu les autorités politiques sunnites du danger de confier ce service à quelqu’un d’une autre communauté. Là encore, la sémantique est éclairante : en arabe, “statistique” et “recensement” sont désignés par un terme identique (ihssa’), ce qui alimentait évidemment certaines craintes. Cette loi a toutefois été supprimée lors de la création de l’Administration centrale de la statistique en 1979 et, même avant, nos services avaient pu la contourner en procédant par exemple à des enquêtes par sondage sur “les forces du travail” en 1972.
L’impact du confessionnalisme sur l’accès des compétences aux postes adéquats est également souvent évoqué et j’ai pu moi-même être victime de l’intervention de tel chef de communauté ou de parti dans le choix des nominations. Il convient toutefois de nuancer ce jugement : d’une part, cette pratique se limite presque essentiellement aux postes de fonctionnaires de première catégorie et, d’autre part, les compétences sont présentes dans toutes les communautés. Le véritable enjeu est encore une fois d’attirer ces compétences par une sélection fiable et une rémunération adéquate.
Extrait Des interférences politiques dès les débuts Robert Kasparian a été témoin, tout au long de sa carrière, de nombreuses dérives et de dysfonctionnements qui ont entravé la bonne marche de l’élaboration des statistiques libanaises. Déjà malmené par la rareté des candidatures, le recrutement ne fait pas exception. L’auteur raconte par exemple comment dès les débuts de la jeune Direction centrale de la statistique, lorsqu’il s’est agi de recruter des jeunes élèves fonctionnaires et les envoyer en France pour les former à la fonction de statisticien du secteur public, la procédure a été altérée à plusieurs reprises. Ainsi, après avoir organisé un concours de sélection réussi par sept candidats, le Conseil de la fonction publique décide de faire fi de l’ordre de mérite : « À ma grande surprise, le candidat classé dernier parmi les économistes était proposé à la place de la candidate qui était classée première parmi les mathématiciens. J’étais d’autant plus choqué que (…) sa réussite était due à la clémence du jury qui avait beaucoup facilité les épreuves d’économie [et à dix points attribués de manière indue par l’administration des concours]. Je crie au scandale et fais parvenir mes protestations au président du Conseil de la fonction publique (…) Pour étouffer le scandale, le Conseil des ministres décide d’envoyer les sept candidats se former à l’Insee (qui) refuse évidemment d’admettre le candidat classé dernier et propose de lui faire suivre le cursus d’aide-statisticien et non de statisticien. » (pp. 49-51). |