Ancien d’Élie Saab et de M1 Fashion, Nadim Chammas distribue depuis 2012 Slowear, un concept-store regroupant quatre marques italiennes haut de gamme. À l’occasion des petits déjeuners du Meref à l’École supérieure des affaires (Esa), il fait le point sur l’avenir des groupes de distribution de luxe au Liban. La crise, liée à la désaffection des touristes du Golfe et des expatriés, conduit ce segment à redéfinir son modèle économique. Entretien.
Que représente le secteur de l’habillement de luxe au Liban ?
Nous n’avons pas de chiffres d’affaires du secteur. Mais j’estime à 25 % la baisse des volumes au Liban en 2013 et 2014 par rapport à 2010. Il faut dire que de 2007 à 2010 les distributeurs de marques de luxe ont connu une sorte de “parenthèse enchantée” : une croissance à deux chiffres portée par les achats des touristes arabes et des expatriés libanais. Depuis 2011, la situation géopolitique régionale a fait fuir cette très riche clientèle. Les distributeurs ont donc dû s’adapter à une cible, secondaire jusqu’alors : les Libanais résidents, dont les attentes et le pouvoir d’achat sont différents. C’est un vrai changement de paradigme.
L’absence des touristes arabes a-t-elle à ce point mis en péril le luxe beyrouthin ?
En quatre ans, le Liban a perdu la moitié de ses touristes, soit un million environ… Ceux qui, malgré tout, viennent encore n’ont pas le même profil ni le même niveau de dépense moyenne. Il suffit d’une donnée simple pour saisir la gravité de cette crise : si on vend 20 % de volumes en moins, cela correspond par effet mécanique à une baisse de 45 % des marges brutes. Si, en plus, au lieu de vendre, comme auparavant, 50 % de la marchandise à prix plein, vous n’en vendez plus que 30 %, votre marge baisse encore… On peut ainsi se retrouver avec une chute des marges brutes de 60 % !
La stratégie prix n’est-elle pas aussi responsable de la situation ?
De nombreux produits sont plus chers au Liban que dans leur pays de fabrication. Cela s’explique notamment par les droits de douane (hors produits européens importés dans le cadre des accords de libre-échange depuis 2006), les frais de dédouanement… Mais aussi par le fait que les volumes commandés ne sont en général pas suffisants pour négocier en position forte avec les fournisseurs. Entre 2007 et 2010, cela ne posait guère de problème : les touristes sont, par nature, moins regardants sur les prix et achètent par ailleurs le plus souvent pendant la saison (non en solde). Grâce aux volumes réalisés pendant la pleine saison, les détaillants pouvaient même consentir une réduction du prix de vente aux acheteurs résidents. Aujourd’hui que les touristes ont déserté, cette solution “pragmatique” est difficile : d’un côté, la boutique n’a plus de réelle marge de manœuvre. De l’autre, le client local entend toujours bénéficier de “sa” remise. Il voyage lui aussi et compare les prix. Il ne veut pas payer (beaucoup) plus qu’avant ou qu’ailleurs. Cela crée une tension aussi sur les ventes.
Y a-t-il des variables d’ajustement possibles ?
À court terme, peu de solutions sont envisageables. Les loyers ? Ils sont signés, en général, pour trois ans, ce qui laisse peu de marge immédiate. Bien sûr, certains promoteurs ont accepté de renégocier : il est en effet plus intelligent de réduire son loyer de 20 % sur deux ans plutôt que de voir sa boutique fermée pendant six mois. Mais ce sont, pour l’heure, des accords ponctuels. Une réduction du personnel ? Une baisse des salaires ? Cela paraît difficile car, dans le luxe, vous avez besoin de compétences, d’une formation longue et continue pour assurer un service digne des marques que vous représentez et de la clientèle que vous attirez. Donc, pour l’heure, la plupart des groupes font le dos rond en espérant que ce “cycle baissier” soit le plus court possible.
Et vous, croyez-vous que la crise soit ponctuelle ?
Même si la crise se résorbe, elle laissera des traces profondes. En effet, les “années d’euphorie touristiques” (2007-2010) ont aussi été des années d’euphorie pour les promoteurs immobiliers avec une explosion des loyers réclamés. Aujourd’hui, certes les loyers baissent : nous retrouvons les loyers de 2012… Mais avec le nombre de touristes de 2007 dont le profil a changé ! Pour moi, le déséquilibre est structurel : il y a, dans de nombreux quartiers, une inadéquation entre les loyers pratiqués et l’affluence effective, et donc le potentiel de vente. On nous propose parfois 600 dollars le m2 pour de grands espaces ou 1 500 dollars pour de plus petits espaces “bien placés”, alors que le trafic effectif n’est pas au rendez-vous… Pour l’instant, la majorité des promoteurs refusent d’entendre parler de rendements de 2 à 3 % annuels comme c’est le cas en Europe ou aux États-Unis. Et continuent d’exiger 6 % de rentabilité annuelle pour correspondre aux promesses du “placement de référence” libanais, à savoir les bons du Trésor de la Banque du Liban. Si la crise du retail persiste, la question de la survie de Beyrouth comme “place de marché” pour les produits de luxe se posera avec acuité.
Vous dites que Beyrouth représente une “place de marché”. Qu’est-ce que cela signifie ?
Beyrouth n’est pas seulement un marché. La ville, qui concentre 80 % des ventes au Liban, a toujours été le lieu où touristes et résidents viennent dénicher les “nouvelles marques qui montent”. Elle a une fonction de “vitrine” pour les marques, voire de “premier test” avant de démarcher la région. C’est de fait une “place de marché” à vocation régionale. Cette place de marché s’appuie aussi sur des artistes, des designers, des architectes, des publicitaires et des médias puissants et créatifs. Eux aussi alimentent le secteur du retail au Liban. Mais cet écosystème est menacé : d’autres villes dans la région concurrencent Beyrouth, comme Dubaï évidemment. La mégapole draine 30 % des ventes de luxe de la région, selon le cabinet Bain & Company. Et cette concentration est accentuée par l’émergence de mégacentres commerciaux. À lui seul, Dubai Mall, qui compte 1 200 boutiques, attire 50 % des achats luxe de la mégapole. Quand j’ai lancé Slowear en 2011, Beyrouth était “naturellement” la place où ouvrir la première boutique, de l’avis même de mes fournisseurs italiens. Aujourd’hui, la performance de Slowear dans les autres villes de la région (Dubaï, Doha, Djeddah, Riyad) est bien meilleure qu’à Beyrouth…
Beyrouth est donc en train de se repositionner sur un marché local plus contraint. Et le centre-ville, où le luxe se concentrait jusqu’à présent, entre en concurrence frontale avec les nouveaux centres commerciaux, qui attireront à leur tour de plus en plus de marques haut de gamme.
Comment s’adapter dans ce cas ?
Nous devons d’abord mieux servir la clientèle locale, et compter en retour sur sa fidélité et, qui sait, quand même, sur son sens patriotique… Grâce à une meilleure connaissance de nos clients et une meilleure segmentation, nous pourrons leur proposer des produits plus adaptés. Au lieu de la course aux nouvelles marques, on peut aussi leur proposer un renouvellement plus rapide des collections de marques déjà installées. Je pense par ailleurs qu’il va falloir redimensionner les espaces. Pour les marques qui le peuvent, passer de l’imposant magasin monomarque à des espaces multimarques plus accueillants, offrant une sélection plus restreinte, mais pointue et haut de gamme. Cette évolution me semble possible parce que la marque en tant que “label” va s’avérer probablement moins capitale dans l’acte d’achat. Le client sera plus sensible à l’espace de vente, à la relation qui s’établit et, de plus en plus, au produit lui-même… Chez Slowear, par exemple, des clients s’intéressent à nos produits autant que nous : ils les achètent, les portent puis viennent nous en parler, parfois après avoir fait des recherches sur les tissus et les matières.
À terme, on peut aller jusqu’à imaginer des concepts-stores très innovants, des boutiques qui mêlent aux vêtements des lieux d’exposition, des restaurants, des musées, des espaces de soins de la personne, de jeux…
Il y a un élément que vous n’évoquez pas, c’est le e-commerce. Croyez-vous qu’il soit impossible de l’envisager au Liban ?
La problématique “luxe et e-commerce” est la même partout dans le monde. Au Liban, certains sites locaux ou régionaux sont déjà très actifs. Namshi.com, dont la fondatrice est libanaise (et le siège à Dubaï) livre au Liban. En 2013, ce site de vente de vêtements en ligne a réalisé plus de 30 millions de dollars de chiffre d’affaires dans la région. De même, MarkaVIP.com, un spécialiste des ventes flashs, assure une livraison gratuite au Liban. En 2013, selon certaines sources, il aurait réalisé plus de 10 millions de dollars au Liban avec le panier d’achat moyen le plus élevé de la région et, plus important encore, un taux de retour marchandise très faible. Ces acteurs sont loin du luxe stricto sensu. Mais, avec d’autres sites internationaux comme Amazon ou Net-à-porter qui livrent également à Beyrouth, ils prouvent que les résistances des clients ou les difficultés opérationnelles auxquelles on pense de prime abord quand on parle de e-commerce au Liban peuvent être surmontées. Cela peut de fait aussi être une solution pour les distributeurs libanais.
Nous n’avons pas de chiffres d’affaires du secteur. Mais j’estime à 25 % la baisse des volumes au Liban en 2013 et 2014 par rapport à 2010. Il faut dire que de 2007 à 2010 les distributeurs de marques de luxe ont connu une sorte de “parenthèse enchantée” : une croissance à deux chiffres portée par les achats des touristes arabes et des expatriés libanais. Depuis 2011, la situation géopolitique régionale a fait fuir cette très riche clientèle. Les distributeurs ont donc dû s’adapter à une cible, secondaire jusqu’alors : les Libanais résidents, dont les attentes et le pouvoir d’achat sont différents. C’est un vrai changement de paradigme.
L’absence des touristes arabes a-t-elle à ce point mis en péril le luxe beyrouthin ?
En quatre ans, le Liban a perdu la moitié de ses touristes, soit un million environ… Ceux qui, malgré tout, viennent encore n’ont pas le même profil ni le même niveau de dépense moyenne. Il suffit d’une donnée simple pour saisir la gravité de cette crise : si on vend 20 % de volumes en moins, cela correspond par effet mécanique à une baisse de 45 % des marges brutes. Si, en plus, au lieu de vendre, comme auparavant, 50 % de la marchandise à prix plein, vous n’en vendez plus que 30 %, votre marge baisse encore… On peut ainsi se retrouver avec une chute des marges brutes de 60 % !
La stratégie prix n’est-elle pas aussi responsable de la situation ?
De nombreux produits sont plus chers au Liban que dans leur pays de fabrication. Cela s’explique notamment par les droits de douane (hors produits européens importés dans le cadre des accords de libre-échange depuis 2006), les frais de dédouanement… Mais aussi par le fait que les volumes commandés ne sont en général pas suffisants pour négocier en position forte avec les fournisseurs. Entre 2007 et 2010, cela ne posait guère de problème : les touristes sont, par nature, moins regardants sur les prix et achètent par ailleurs le plus souvent pendant la saison (non en solde). Grâce aux volumes réalisés pendant la pleine saison, les détaillants pouvaient même consentir une réduction du prix de vente aux acheteurs résidents. Aujourd’hui que les touristes ont déserté, cette solution “pragmatique” est difficile : d’un côté, la boutique n’a plus de réelle marge de manœuvre. De l’autre, le client local entend toujours bénéficier de “sa” remise. Il voyage lui aussi et compare les prix. Il ne veut pas payer (beaucoup) plus qu’avant ou qu’ailleurs. Cela crée une tension aussi sur les ventes.
Y a-t-il des variables d’ajustement possibles ?
À court terme, peu de solutions sont envisageables. Les loyers ? Ils sont signés, en général, pour trois ans, ce qui laisse peu de marge immédiate. Bien sûr, certains promoteurs ont accepté de renégocier : il est en effet plus intelligent de réduire son loyer de 20 % sur deux ans plutôt que de voir sa boutique fermée pendant six mois. Mais ce sont, pour l’heure, des accords ponctuels. Une réduction du personnel ? Une baisse des salaires ? Cela paraît difficile car, dans le luxe, vous avez besoin de compétences, d’une formation longue et continue pour assurer un service digne des marques que vous représentez et de la clientèle que vous attirez. Donc, pour l’heure, la plupart des groupes font le dos rond en espérant que ce “cycle baissier” soit le plus court possible.
Et vous, croyez-vous que la crise soit ponctuelle ?
Même si la crise se résorbe, elle laissera des traces profondes. En effet, les “années d’euphorie touristiques” (2007-2010) ont aussi été des années d’euphorie pour les promoteurs immobiliers avec une explosion des loyers réclamés. Aujourd’hui, certes les loyers baissent : nous retrouvons les loyers de 2012… Mais avec le nombre de touristes de 2007 dont le profil a changé ! Pour moi, le déséquilibre est structurel : il y a, dans de nombreux quartiers, une inadéquation entre les loyers pratiqués et l’affluence effective, et donc le potentiel de vente. On nous propose parfois 600 dollars le m2 pour de grands espaces ou 1 500 dollars pour de plus petits espaces “bien placés”, alors que le trafic effectif n’est pas au rendez-vous… Pour l’instant, la majorité des promoteurs refusent d’entendre parler de rendements de 2 à 3 % annuels comme c’est le cas en Europe ou aux États-Unis. Et continuent d’exiger 6 % de rentabilité annuelle pour correspondre aux promesses du “placement de référence” libanais, à savoir les bons du Trésor de la Banque du Liban. Si la crise du retail persiste, la question de la survie de Beyrouth comme “place de marché” pour les produits de luxe se posera avec acuité.
Vous dites que Beyrouth représente une “place de marché”. Qu’est-ce que cela signifie ?
Beyrouth n’est pas seulement un marché. La ville, qui concentre 80 % des ventes au Liban, a toujours été le lieu où touristes et résidents viennent dénicher les “nouvelles marques qui montent”. Elle a une fonction de “vitrine” pour les marques, voire de “premier test” avant de démarcher la région. C’est de fait une “place de marché” à vocation régionale. Cette place de marché s’appuie aussi sur des artistes, des designers, des architectes, des publicitaires et des médias puissants et créatifs. Eux aussi alimentent le secteur du retail au Liban. Mais cet écosystème est menacé : d’autres villes dans la région concurrencent Beyrouth, comme Dubaï évidemment. La mégapole draine 30 % des ventes de luxe de la région, selon le cabinet Bain & Company. Et cette concentration est accentuée par l’émergence de mégacentres commerciaux. À lui seul, Dubai Mall, qui compte 1 200 boutiques, attire 50 % des achats luxe de la mégapole. Quand j’ai lancé Slowear en 2011, Beyrouth était “naturellement” la place où ouvrir la première boutique, de l’avis même de mes fournisseurs italiens. Aujourd’hui, la performance de Slowear dans les autres villes de la région (Dubaï, Doha, Djeddah, Riyad) est bien meilleure qu’à Beyrouth…
Beyrouth est donc en train de se repositionner sur un marché local plus contraint. Et le centre-ville, où le luxe se concentrait jusqu’à présent, entre en concurrence frontale avec les nouveaux centres commerciaux, qui attireront à leur tour de plus en plus de marques haut de gamme.
Comment s’adapter dans ce cas ?
Nous devons d’abord mieux servir la clientèle locale, et compter en retour sur sa fidélité et, qui sait, quand même, sur son sens patriotique… Grâce à une meilleure connaissance de nos clients et une meilleure segmentation, nous pourrons leur proposer des produits plus adaptés. Au lieu de la course aux nouvelles marques, on peut aussi leur proposer un renouvellement plus rapide des collections de marques déjà installées. Je pense par ailleurs qu’il va falloir redimensionner les espaces. Pour les marques qui le peuvent, passer de l’imposant magasin monomarque à des espaces multimarques plus accueillants, offrant une sélection plus restreinte, mais pointue et haut de gamme. Cette évolution me semble possible parce que la marque en tant que “label” va s’avérer probablement moins capitale dans l’acte d’achat. Le client sera plus sensible à l’espace de vente, à la relation qui s’établit et, de plus en plus, au produit lui-même… Chez Slowear, par exemple, des clients s’intéressent à nos produits autant que nous : ils les achètent, les portent puis viennent nous en parler, parfois après avoir fait des recherches sur les tissus et les matières.
À terme, on peut aller jusqu’à imaginer des concepts-stores très innovants, des boutiques qui mêlent aux vêtements des lieux d’exposition, des restaurants, des musées, des espaces de soins de la personne, de jeux…
Il y a un élément que vous n’évoquez pas, c’est le e-commerce. Croyez-vous qu’il soit impossible de l’envisager au Liban ?
La problématique “luxe et e-commerce” est la même partout dans le monde. Au Liban, certains sites locaux ou régionaux sont déjà très actifs. Namshi.com, dont la fondatrice est libanaise (et le siège à Dubaï) livre au Liban. En 2013, ce site de vente de vêtements en ligne a réalisé plus de 30 millions de dollars de chiffre d’affaires dans la région. De même, MarkaVIP.com, un spécialiste des ventes flashs, assure une livraison gratuite au Liban. En 2013, selon certaines sources, il aurait réalisé plus de 10 millions de dollars au Liban avec le panier d’achat moyen le plus élevé de la région et, plus important encore, un taux de retour marchandise très faible. Ces acteurs sont loin du luxe stricto sensu. Mais, avec d’autres sites internationaux comme Amazon ou Net-à-porter qui livrent également à Beyrouth, ils prouvent que les résistances des clients ou les difficultés opérationnelles auxquelles on pense de prime abord quand on parle de e-commerce au Liban peuvent être surmontées. Cela peut de fait aussi être une solution pour les distributeurs libanais.