La fermeture du bassin n° 4 du port de Beyrouth et sa transformation en une aire de stockage de conteneurs ont suscité une vive opposition qui est allée jusqu’à mobiliser le patriarche maronite. Le point sur ce dossier dont le sort dépend d’une décision politique.

Une décision du Conseil des ministres est attendue pour trancher le conflit entre les différents acteurs qui interviennent au port de Beyrouth sur le sort de travaux d’aménagements qui ont été suspendus, le temps pour les politiques d’évaluer la situation. Ces travaux concernent le remblaiement du bassin n° 4, qui devrait devenir un terre-plein de stockage pour les conteneurs dans l’attente de leur sortie du port.  Pour comprendre ce dossier difficile, il faut revenir au moment où les autorités portuaires de Beyrouth achèvent le terminal de conteneurs à la mi-2013. Installé en lieu et place du bassin n° 5, ce terminal dispose de six grues de déchargement de 9 000 tonnes chacune ainsi que d’un nouveau quai (le quai n° 16) d’une longueur de 500 mètres et d’un tirant d’eau de près de 16,5 mètres, faisant de Beyrouth l’un des ports les plus profonds de Méditerranée orientale. C’est une mini-révolution, qui replace Beyrouth au cœur du transit commercial méditerranéen, reliant directement la capitale libanaise à Chypre, l’Égypte, l’Italie, la Syrie ou la Turquie. Grâce à ses investissements, Beyrouth dépasse des ports comme Lattaquié (même avant la guerre en Syrie) ou Izmir, en Turquie, et fait presque jeu égal avec Haïfa ou Ashdod, en Israël.
À peine ce terminal inauguré en 2013, le port de Beyrouth entame une nouvelle phase de travaux avec la création d’une zone de stockage de 150 000 m2, à l’arrière du nouveau quai n° 16, où accostent les porte-conteneurs. Il s’agit ici de fermer totalement le bassin n° 4 et de créer un terre-plein dédié au stockage des conteneurs. Cette zone relie ainsi le quai n° 12 au quai n° 16. En tout, si le projet est achevé, cela porterait la longueur du quai à quelque 1 600 mètres pour un tirant d’eau de 17 mètres, permettant aux plus grands navires (porte-conteneurs et navires conventionnels) d’accoster sans peine. Pour mener à bien ce nouveau chantier, le port s’appuie sur un décret de 1996, qui l’autorise à mener différents travaux « pour l’expansion et pour la réhabilitation du port de Beyrouth ». C’est précisément ce que contestent les détracteurs du projet, selon qui la portée de ce décret ne va pas jusqu’à couvrir ces nouvelles phases de travaux.
Car le projet ne fait pas du tout l’unanimité. Pour certains des transitaires et pour certains syndicats, cette décision implique la mort du transport conventionnel, c’est-à-dire des bateaux transportant de la marchandise en vrac, non conteneurisée, comme l’acier, le bétail, le blé, etc. « Même avec les quais disponibles actuellement, nous faisons face à un manque de place pour laisser les bateaux accoster. C’est, à chaque fois, un bras de fer terrible. Les délais s’allongent, les frais augmentent et les bateaux attendent au large plusieurs jours durant. Avec un bassin en moins, les options seront encore plus limitées et les délais davantage allongés. Ce sera ingérable et l’on finira par attribuer au port de Tripoli la gestion des navires conventionnels. Ce que nous refusons fermement », explique Naïm Saleh, de Saleh Shipping, l’une des entreprises les plus en pointe sur ce dossier.
Autre figure de la lutte contre la fermeture du bassin n° 4 : le syndicat des propriétaires de camions, qui regroupe environ 1 500 camionneurs. Pour ce syndicat, ces travaux sont une hérésie, qui met en péril l’emploi de ses adhérents. « La majorité de nos camions ne sont pas en mesure de transporter des conteneurs. C’est la mort de nos entreprises », explique Naïm Sawaya, président du syndicat.
Saleh Shipping ou le syndicat des camionneurs prêchent bien sûr pour leur paroisse. Mais ils posent aussi une question essentielle : quel avenir pour le port de Beyrouth ? L’Autorité du port semble vouloir spécialiser Beyrouth en tant que « terminal à conteneurs », à la manière du port italien de Gioia Taura, reconverti en 1994 en une plate-forme régionale du transit maritime des conteneurs. Il faut dire que l’avenir est aux conteneurs : dans le monde, 90 % des échanges mondiaux de marchandises circulent aujourd’hui par mer, grâce à l’apparition depuis le milieu des années 1950 des conteneurs, ces boîtes standardisées, qui facilitent les opérations de chargement et de déchargement des navires.
Pour l’Autorité du port, la question est tranchée : il faut réaliser les investissements là où la rentabilité est évidente. En l’occurrence, sur les conteneurs. « L’activité conteneurs représente 80 % de nos revenus, mais s’étend sur 20 % de la superficie du port. Les navires conventionnels, soit les marchandises en vrac, ne représentent que 20 % des revenus, mais occupent 80 % de la surface du port », explique Hassan Kraytem, directeur de l'Autorité portuaire de Beyrouth.
Pour lui, la fermeture du bassin répond de facto au problème de congestion posée par la croissance rapide de l’activité conteneurs de Beyrouth. En 2014, ce trafic a représenté 1,21 EVP (équivalent 20 pieds), l’unité internationale qui mesure le trafic de conteneurs, +8,3 % par rapport à 2013. « Compte tenu des délais, nous sommes à saturation », précise Hassan Jaroudi, président des agents maritimes. La capacité maximale (750 000 EVP) étant ici largement dépassée : depuis 2007, le terminal de conteneurs travaille au-delà de ses capacités théoriques.
Avec la nouvelle aire de stockage, la capacité théorique de la plate-forme de conteneurs devrait d’ailleurs doubler et passer à 1,2 million EVP par an. « Les frontières du port ne sont pas extensibles. Je ne peux pas, par exemple, m’étendre au-delà, vers le fleuve de Beyrouth : la nature des sols rend cette hypothèse irréaliste. Cette place, je dois nécessairement la trouver en réorganisant les activités du port. Et cette solution, c’est la fermeture du bassin n° 4 et l’extension du quai n° 16. Mais, si vous trouvez un moyen de ramener les délais d’attente des conteneurs, qui restent bloqués de 10 à 15 jours au port, la moyenne actuelle, à seulement trois à quatre jours, je n’aurai alors plus besoin de fermer ce bassin, car je n’aurais plus besoin de stockage supplémentaire. Personnellement, je n’ai pas les moyens d’influer sur ces délais, qui dépendent d’acteurs comme les douanes. »
Dans ce combat, les opposants ont obtenu le soutien de la plupart des partis politiques d’obédience chrétienne, jouant sur l’angoisse confessionnelle : au-delà de l’enjeu économique, ce serait “l’emploi chrétien” qui serait menacé au port de Beyrouth. Rapport et chiffres à l’appui, Hassan Kraytem répond qu’aucun changement n’aura lieu de ce point de vue. « La fermeture du bassin n° 4 n’aura pas d’incidence pour les navires conventionnels. Personne n’ira à Tripoli. Nous allons rebasculer ce trafic sur les autres bassins, qui sont de toutes les façons sous-exploités. » D’autres projets sont par ailleurs dans les tiroirs qui pourraient aider à un règlement du conflit : la réhabilitation d’un port passager pour les bateaux de croisière, la rénovation des quais où accostent les navires conventionnels, voire la construction d’un immeuble pour entreposer les voitures importées sont à l’étude…
Reste un point que ce conflit pose : c’est la question des réseaux de corruption. Si certains sont vent debout contre ces changements, c’est peut-être aussi parce que l’importance accordée aux conteneurs met à mal les réseaux traditionnels et l’argent occulte qu’on retrouve plus facilement dans la gestion des navires de marchandises en vrac que dans la gestion (informatisée) des conteneurs, assurent bon nombre d’experts internationaux.

Un contrat de gré à gré qui pose problème

C’est en 2009 que l’appel d’offres est lancé pour des travaux d’élargissement du port. Dans cette première phase, il s’agit de la création du quai n° 16 à la place du bassin n° 5. C’est un consortium libano-danois Pihl-Hourié qui remporte le contrat pour un montant de 128,8 millions de dollars. En mars 2012, la seconde phase des travaux du port est approuvée. Cette fois, il s’agit de la fermeture du bassin n° 4 et de la création d’un terre-plein pour le stockage. Cette fois, aucun appel d’offres n’est mené. Seul un contrat de gré à gré est signé avec le même entrepreneur qui avait gagné l’appel d’offres initial pour une facture globale d’un montant équivalent au premier, soit 129,9 millions. Une procédure de gré à gré justifiée par la nécessité d’aller vite avec un partenaire déjà connu qui est contesté par certains acteurs du secteur en raison de l’importance du montant attribué sans faire jouer la concurrence.