Le groupe Averda, qui possède les sociétés Sukleen et Sukomi, prend en charge la collecte et le traitement des ordures du Grand Beyrouth depuis 1997. Le nouvel appel d’offres lancé par le gouvernement libanais il y a deux mois pourrait remettre en cause ce monopole. Retour sur un contrat particulièrement opaque.
Au moment de mettre sous presse fin avril, le groupe Averda n’avait toujours pas retiré les cahiers des charges pour répondre à l’appel d’offres relatif à la collecte et le traitement des déchets solides lancé le 10 février 2015 par le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) et expirant le 26 mai. « On ne peut pas vous dire si nous allons y répondre, c’est une décision qui sera prise par la direction », explique sobrement Pascale Nassar, responsable de la communication de Sukleen. C’est la première fois en vingt ans que le CDR lance un appel d’offres à l’échelle nationale, en vertu du nouveau plan de gestion des déchets décidé par le gouvernement libanais le 12 janvier 2015. Jusqu’ici, le groupe Averda jouissait d’un monopole controversé dans la région de Beyrouth et du Mont-Liban, avec ses filiales Sukleen, chargée du ramassage des déchets, et Sukomi, responsable du traitement des ordures et du dépôt en décharge.
Un statut privilégié
L’apparition du groupe Averda (avant 2001, le groupe s’appelait SEG, Sukkar Engineering Group) sur l’échiquier libanais date de l’après-guerre. À la fin du conflit, les municipalités sont exsangues financièrement et le gouvernement charge le CDR dès 1993 d’élaborer une stratégie pour la gestion des ordures, qui reste légalement de leur ressort. En 1994, le CDR lance un appel d’offres international pour la collecte de 1 400 tonnes de déchets par jour pour la région du Grand Beyrouth. À la surprise générale, Sukleen remporte l’appel d’offres, coiffant au poteau une dizaine d’entreprises internationales spécialisées dans la collecte et le traitement des déchets. La société a été fondée à peine deux mois avant l’appel d’offres avec un capital de 20 000 dollars, alors que les cahiers des charges prévoyaient que seules les entreprises disposant d’une solide expérience dans la collecte et le traitement des déchets pouvaient être préqualifiées. Il faut dire que Maysara Sukkar, un entrepreneur qui vit alors entre le Liban et l’Arabie saoudite, PDG de Sukleen et du groupe SEG, spécialisé dans l’installation et l’exploitation d’usines et de machines pour l’industrie alimentaire, est l’un des proches de Rafic Hariri. Sukleen remporte le contrat de 23 millions de dollars par an pour l’entretien des rues et le ramassage des ordures ménagères (soit 18 dollars/tonne). En décembre 1995, les prestations de Sukleen ayant été jugées satisfaisantes, le contrat de Sukleen est renouvelé, cette fois pour une durée de cinq ans et pour 1 700 tonnes d’ordures par jour. Il est mentionné dans le contrat qu’il sera ensuite reconduit « jusqu’à ce qu’une décision soit prise par le ministère de l’Intérieur pour y mettre un terme ».
À l’été 2003, le gouvernement décide de mettre fin au contrat de Sukleen et Sukomi et demande au CDR de préparer un nouveau cahier des charges pour la collecte et le traitement des ordures début 2004. Il n’en sera rien et le contrat est à nouveau prolongé. En novembre 2007, le contrat est étendu pour trois ans jusqu’au 17 janvier 2011.
À l’issue d’un bras de fer opposant à partir de l’été 2010 les ministres du 14 et du 8 Mars, ces derniers refusant de prolonger le contrat sans pouvoir y accéder, la reconduction est à nouveau votée pour quatre ans. « Tous les partis, quelle que soit leur couleur politique, ont bénéficié des largesses du groupe Averda », explique une source qui a suivi les négociations. Entre-temps, le Premier ministre de l’époque, Saad Hariri, annonce que le groupe Averda a consenti une réduction de 4 % de ses profits nets si son contrat est prolongé de quatre ans. Une réduction qui ne sera jamais appliquée dans les faits, selon un ancien ministre.
Sukomi, société sœur de Sukleen
Parallèlement, le plan d’urgence de traitement des déchets adopté en 1997 installe durablement le groupe Averda dans le paysage libanais à travers son autre filiale, Sukomi. Après la fermeture du dépotoir de Bourj Hammoud – réceptacle des déchets du Grand Beyrouth pendant la guerre civile –, le plan prévoit la construction et l’exploitation de deux usines de tri, d’une usine de compostage ainsi que la création de deux décharges sanitaires contrôlées : celle de Naamé et celle de Bsalim dédiées aux déchets inertes. C’est Sukomi qui tire le gros lot : sans appel d’offres, deux contrats lui sont attribués pour une durée de dix ans (1998-2008). Le premier porte sur le traitement des déchets pour un montant de 25 millions de dollars par an ainsi que le dépôt dans les décharges contrôlées pour un coût de 14 millions de dollars. Son contrat a depuis été reconduit régulièrement de gré à gré jusqu’en 2015. Au fil des années, le groupe Averda a peu à peu étendu sa zone géographique d’intervention. En 1995, le contrat de Sukleen prévoyait uniquement que la société collecte les déchets dans Beyrouth et sa proche banlieue, mais au fur et à mesure des renouvellements de contrats, l’entreprise a étendu son périmètre aux cazas de Aley, du Chouf, de Baabda, de Metn et du Kesrouan, couvrant la quasi-totalité des municipalités du Mont-Liban, à l’exception de Jbeil. Sukleen collecte même des déchets jusqu’à Niha, dans le Chouf, à plus de 70 km du centre de tri des déchets de La Quarantaine. Dans certains cas, c’est une autre entreprise du groupe Averda, Servicorp, qui a directement passé des contrats avec certaines municipalités, comme Jounié, pour la collecte des ordures. Au total, le groupe Averda couvre aujourd’hui 290 municipalités, soit environ 2,5 millions d’habitants.
Les tarifs les plus élevés de la région
Si la qualité du ramassage des ordures de Sukleen est généralement peu contestée, le traitement des déchets, lui, fait polémique, en raison de son coût anormalement élevé. Très peu d’informations filtrent sur le tarif exact versé au groupe Averda par tonne de déchets collectés et traités. Selon les chiffres publiés sur le site du ministère des Finances en 2012, la somme versée au titre de la collecte et du traitement des déchets ménagers s’élève à 179 millions de dollars, dont près de 95 % revient aux sociétés du groupe Averda. Ce qui fixe le prix de la tonne autour de 165 dollars, dont 80 % environ sont affectés au traitement et à la mise en décharge, le reste concernant le nettoyage des rues et la collecte des ordures. L’organisation Sweepnet, qui fournit des statistiques sur les déchets dans la région Mena, avance, elle, le chiffre de 143 dollars/tonne. Ce montant est prélevé sur le budget des municipalités, sans leur accord, à travers une ponction directe dans la Caisse autonome des municipalités (Cam) qui n’a rien d’autonome en réalité, mais correspond à un compte du Trésor. Les ressources de cette caisse ne sont d’ailleurs pas suffisantes et c’est le Trésor public qui paie la différence. Le coût de nettoyage, de collecte et de traitement des ordures est le plus élevé du Liban. Il est par exemple de 115 dollars/tonne à Saïda (20 dollars pour la balayage et la collecte, 95 pour le traitement), de 92 dollars à Tripoli, ou de 37 dollars à Zahlé. Dans toute la région, l’Algérie, second pays après le Liban en termes de coût de collecte et de traitement des déchets, plafonne à 86 dollars/tonne, selon une étude de Sweepnet publiée en 2012. Et dans les pays développés, les tarifs sont généralement inférieurs à ceux du groupe Averda.
Pas d’intérêt financier à recycler et à composter
La facture est d’autant plus salée pour la collectivité que Sukomi envoie 85 % des déchets dans la décharge de Naamé. Or, le coût des prestations liées à la mise en décharge est celui qui est le plus élevé : mise en balle des déchets, emballage avec une enveloppe plastique pour le transport et surtout traitement dans le centre d’enfouissement, dont le tarif varie à lui seul entre 38 et 52 dollars par tonne, selon Sweepnet. Sukomi étant payée au poids de déchets traités, elle a donc intérêt à en mettre le maximum en décharge. En Europe, c’est l’option inverse qui est de plus en plus privilégiée, avec l’instauration de taxes sur la mise en décharge.
En revanche, le recyclage et le compostage des déchets – qui pourraient diminuer considérablement la quantité enfouie à Naamé – sont nettement moins intéressants financièrement pour Sukomi. Ces opérations sont moins bien rémunérées (respectivement 26 et 30 dollars la tonne) et les déchets n’étant pas triés à la source par les habitants, il est plus difficile et coûteux de les séparer avec précision dans les usines de tri, pour ensuite les valoriser. Par exemple, produire un bon compost pouvant être vendu aux agriculteurs exige qu’il soit presque exclusivement composé de déchets organiques, et non « pollué » par d’autres matières comme le sable, de petits morceaux de plastique, etc. De ce fait, le compost qui sort de l’usine Coral (groupe Averda) n’est même pas d’assez bonne qualité pour être vendu. « Il est donné gratuitement à 300 agriculteurs », explique Pascale Nassar. La société affirme composter 160 tonnes de déchets par jour (5,3 %) et en recycler 300 tonnes (soit 10 %). Un rapport du ministère de l’Environnement en 2014 avance lui le chiffre de 7 % de déchets recyclés, alors que les associations écologistes estiment généralement qu’il est possible d’en recycler 20 à 30 %. Le recyclage ne constitue une source potentielle de profits pour la compagnie que pour certaines catégories de plastiques à forte valeur ajoutée, et sans que cela nécessite d’importants investissements. C’est par exemple le cas du plastique PET (Polyéthylène téréphthalate), couramment utilisé dans les bouteilles d’eau gazeuse. Averda ne peut pas le recycler directement. Elle a donc signé depuis 2005 un contrat annuel avec la société Lefico (famille Helbawi), qui prévoit la livraison de 3 000 tonnes de PET par an, facturé 300 dollars la tonne, soit un montant de 900 000 dollars/an, selon Ahmad Helbawi, directeur général de Lefico. Lefico recycle ensuite le PET pour produire des fibres de polyesther utilisées notamment dans le textile ou pour la fabrication de matelas. Recyclo, une autre filiale d’Averda, dispose de sa propre usine à Choueifate, où elle recycle essentiellement du plastique PE (LDPE et HDPE, qui se retrouvent par exemple dans les bouteilles de jus de fruit ou de détergent). Elle revend ensuite les produits recyclés à des sociétés libanaises – qui fabriquent par exemple des tubes d’irrigation – ou les réexporte à l’étranger. Le PE recyclé peut se vendre entre 200 et 300 dollars la tonne. Averda ne communique aucune information concernant les volumes ainsi traités et les recettes qu’il en tire.
Il est en revanche moins avantageux pour Averda de trier du carton et du papier usagés, pour les revendre à des entreprises de recyclage. Le prix à la tonne est plus bas : il varie majoritairement de 30 à 100 dollars (selon la qualité de la marchandise et l’état de l’offre et de la demande). Averda a ainsi signé un contrat annuel avec Solicar, son principal client, qui prévoit la vente de 2 200 tonnes/mois de carton ondulé (Old Corrigated Container). Une quantité assez faible par rapport aux 14 000 tonnes de carton et papier collectés par Sukleen chaque mois (une estimation fondée sur le chiffre de 15,6 % de carton et papier dans les déchets ménagers réceptionnés au centre de tri de La Quarantaine, selon la société Laceco). La plupart du carton et du papier finissent donc en décharge. Solicar n’a pas souhaité communiquer au Commerce du Levant le prix à la tonne de carton ondulé versé à la société Averda, mais plusieurs sources interrogées affirment qu’il est écoulé à un prix assez bas, environ 50 dollars par tonne, en raison de sa mauvaise qualité (il est mélangé à d’autres déchets, notamment organiques). « Le carton que nous achetons à Averda est de moins bonne qualité que celui que nous achetons aux collecteurs informels, qui eux trient directement à la source dans les poubelles », admet Fadi Gemayel, PDG de Solicar et de Gemayel Frères.
Un contrat avantageux
En réalité, Averda ne fait que tirer profit d’un contrat avantageux conclu avec l’État libanais en 1997. Les représentants de ce dernier n’ont jamais pris la peine de le renégocier ou de le soumettre à la concurrence. Le contrat initial de Sukomi lui fixait par exemple comme objectifs de recycler 160 tonnes (9,4 %) de déchets par jour et d’en composter 300 tonnes (17,6 %), sur les 1 700 tonnes de déchets du Grand Beyrouth. À charge pour l’État de fournir les équipements nécessaires à ces opérations : le tri se fait dans deux usines lui appartenant, l’une au nord de Beyrouth, à La Quarantaine, et l’autre à Amroussié, au Sud. Quant au compostage, il se fait dans l’usine Coral, près de Bourj Hammoud sur un terrain public de 2 000 m². Le plan de 1997 prévoyait la mise à disposition d’une surface supplémentaire pour construire une seconde usine de compostage afin d’augmenter sa capacité de 300 à 850 tonnes/jour (soit 50 % des déchets). La quantité de déchets enfouie à Naamé devait, elle, diminuer de 1 240 tonnes/jour à 690 tonnes/jour. Mais 18 ans plus tard, l’État n’a toujours pas rempli ses obligations, alors que la quantité des déchets a pratiquement doublé en 20 ans, passant de 1 700 à 3 000 tonnes par jour. Sukomi argue donc qu’elle ne dispose pas d’assez de place pour davantage de compostage. Rien ne l’incite non plus à recycler des déchets. Le groupe Averda n’a jamais véritablement cherché à favoriser le recyclage. En 2013, il a bien lancé le programme “Red and blue”, avec l’installation de deux gros conteneurs, des “igloo”, l’un bleu pour le papier et le carton, le second rouge pour les matières plastiques. Mais il ne les a installés que dans 42 emplacements… pour couvrir Tout-Beyrouth et le Mont-Liban. L’entreprise affirme fonctionner parallèlement avec un réseau de 1 400 entreprises, chez lesquelles elle collecte le carton, le papier ou le plastique. Un chiffre impossible à vérifier. Doculand, une entreprise spécialisée dans l’impression, et qui a collaboré avec Averda dans le cadre de ce programme, pointe toutefois le manque d’engagement de la compagnie. « Les camions ne passaient qu’une fois par jour, ou parfois pas du tout, et nos déchets s’accumulaient dans l’entreprise. Au bout d’un an, nous avons arrêté de faire appel à leurs services », raconte Allam Jurdy, le directeur de Doculand.
Un statut privilégié
L’apparition du groupe Averda (avant 2001, le groupe s’appelait SEG, Sukkar Engineering Group) sur l’échiquier libanais date de l’après-guerre. À la fin du conflit, les municipalités sont exsangues financièrement et le gouvernement charge le CDR dès 1993 d’élaborer une stratégie pour la gestion des ordures, qui reste légalement de leur ressort. En 1994, le CDR lance un appel d’offres international pour la collecte de 1 400 tonnes de déchets par jour pour la région du Grand Beyrouth. À la surprise générale, Sukleen remporte l’appel d’offres, coiffant au poteau une dizaine d’entreprises internationales spécialisées dans la collecte et le traitement des déchets. La société a été fondée à peine deux mois avant l’appel d’offres avec un capital de 20 000 dollars, alors que les cahiers des charges prévoyaient que seules les entreprises disposant d’une solide expérience dans la collecte et le traitement des déchets pouvaient être préqualifiées. Il faut dire que Maysara Sukkar, un entrepreneur qui vit alors entre le Liban et l’Arabie saoudite, PDG de Sukleen et du groupe SEG, spécialisé dans l’installation et l’exploitation d’usines et de machines pour l’industrie alimentaire, est l’un des proches de Rafic Hariri. Sukleen remporte le contrat de 23 millions de dollars par an pour l’entretien des rues et le ramassage des ordures ménagères (soit 18 dollars/tonne). En décembre 1995, les prestations de Sukleen ayant été jugées satisfaisantes, le contrat de Sukleen est renouvelé, cette fois pour une durée de cinq ans et pour 1 700 tonnes d’ordures par jour. Il est mentionné dans le contrat qu’il sera ensuite reconduit « jusqu’à ce qu’une décision soit prise par le ministère de l’Intérieur pour y mettre un terme ».
À l’été 2003, le gouvernement décide de mettre fin au contrat de Sukleen et Sukomi et demande au CDR de préparer un nouveau cahier des charges pour la collecte et le traitement des ordures début 2004. Il n’en sera rien et le contrat est à nouveau prolongé. En novembre 2007, le contrat est étendu pour trois ans jusqu’au 17 janvier 2011.
À l’issue d’un bras de fer opposant à partir de l’été 2010 les ministres du 14 et du 8 Mars, ces derniers refusant de prolonger le contrat sans pouvoir y accéder, la reconduction est à nouveau votée pour quatre ans. « Tous les partis, quelle que soit leur couleur politique, ont bénéficié des largesses du groupe Averda », explique une source qui a suivi les négociations. Entre-temps, le Premier ministre de l’époque, Saad Hariri, annonce que le groupe Averda a consenti une réduction de 4 % de ses profits nets si son contrat est prolongé de quatre ans. Une réduction qui ne sera jamais appliquée dans les faits, selon un ancien ministre.
Sukomi, société sœur de Sukleen
Parallèlement, le plan d’urgence de traitement des déchets adopté en 1997 installe durablement le groupe Averda dans le paysage libanais à travers son autre filiale, Sukomi. Après la fermeture du dépotoir de Bourj Hammoud – réceptacle des déchets du Grand Beyrouth pendant la guerre civile –, le plan prévoit la construction et l’exploitation de deux usines de tri, d’une usine de compostage ainsi que la création de deux décharges sanitaires contrôlées : celle de Naamé et celle de Bsalim dédiées aux déchets inertes. C’est Sukomi qui tire le gros lot : sans appel d’offres, deux contrats lui sont attribués pour une durée de dix ans (1998-2008). Le premier porte sur le traitement des déchets pour un montant de 25 millions de dollars par an ainsi que le dépôt dans les décharges contrôlées pour un coût de 14 millions de dollars. Son contrat a depuis été reconduit régulièrement de gré à gré jusqu’en 2015. Au fil des années, le groupe Averda a peu à peu étendu sa zone géographique d’intervention. En 1995, le contrat de Sukleen prévoyait uniquement que la société collecte les déchets dans Beyrouth et sa proche banlieue, mais au fur et à mesure des renouvellements de contrats, l’entreprise a étendu son périmètre aux cazas de Aley, du Chouf, de Baabda, de Metn et du Kesrouan, couvrant la quasi-totalité des municipalités du Mont-Liban, à l’exception de Jbeil. Sukleen collecte même des déchets jusqu’à Niha, dans le Chouf, à plus de 70 km du centre de tri des déchets de La Quarantaine. Dans certains cas, c’est une autre entreprise du groupe Averda, Servicorp, qui a directement passé des contrats avec certaines municipalités, comme Jounié, pour la collecte des ordures. Au total, le groupe Averda couvre aujourd’hui 290 municipalités, soit environ 2,5 millions d’habitants.
Les tarifs les plus élevés de la région
Si la qualité du ramassage des ordures de Sukleen est généralement peu contestée, le traitement des déchets, lui, fait polémique, en raison de son coût anormalement élevé. Très peu d’informations filtrent sur le tarif exact versé au groupe Averda par tonne de déchets collectés et traités. Selon les chiffres publiés sur le site du ministère des Finances en 2012, la somme versée au titre de la collecte et du traitement des déchets ménagers s’élève à 179 millions de dollars, dont près de 95 % revient aux sociétés du groupe Averda. Ce qui fixe le prix de la tonne autour de 165 dollars, dont 80 % environ sont affectés au traitement et à la mise en décharge, le reste concernant le nettoyage des rues et la collecte des ordures. L’organisation Sweepnet, qui fournit des statistiques sur les déchets dans la région Mena, avance, elle, le chiffre de 143 dollars/tonne. Ce montant est prélevé sur le budget des municipalités, sans leur accord, à travers une ponction directe dans la Caisse autonome des municipalités (Cam) qui n’a rien d’autonome en réalité, mais correspond à un compte du Trésor. Les ressources de cette caisse ne sont d’ailleurs pas suffisantes et c’est le Trésor public qui paie la différence. Le coût de nettoyage, de collecte et de traitement des ordures est le plus élevé du Liban. Il est par exemple de 115 dollars/tonne à Saïda (20 dollars pour la balayage et la collecte, 95 pour le traitement), de 92 dollars à Tripoli, ou de 37 dollars à Zahlé. Dans toute la région, l’Algérie, second pays après le Liban en termes de coût de collecte et de traitement des déchets, plafonne à 86 dollars/tonne, selon une étude de Sweepnet publiée en 2012. Et dans les pays développés, les tarifs sont généralement inférieurs à ceux du groupe Averda.
Pas d’intérêt financier à recycler et à composter
La facture est d’autant plus salée pour la collectivité que Sukomi envoie 85 % des déchets dans la décharge de Naamé. Or, le coût des prestations liées à la mise en décharge est celui qui est le plus élevé : mise en balle des déchets, emballage avec une enveloppe plastique pour le transport et surtout traitement dans le centre d’enfouissement, dont le tarif varie à lui seul entre 38 et 52 dollars par tonne, selon Sweepnet. Sukomi étant payée au poids de déchets traités, elle a donc intérêt à en mettre le maximum en décharge. En Europe, c’est l’option inverse qui est de plus en plus privilégiée, avec l’instauration de taxes sur la mise en décharge.
En revanche, le recyclage et le compostage des déchets – qui pourraient diminuer considérablement la quantité enfouie à Naamé – sont nettement moins intéressants financièrement pour Sukomi. Ces opérations sont moins bien rémunérées (respectivement 26 et 30 dollars la tonne) et les déchets n’étant pas triés à la source par les habitants, il est plus difficile et coûteux de les séparer avec précision dans les usines de tri, pour ensuite les valoriser. Par exemple, produire un bon compost pouvant être vendu aux agriculteurs exige qu’il soit presque exclusivement composé de déchets organiques, et non « pollué » par d’autres matières comme le sable, de petits morceaux de plastique, etc. De ce fait, le compost qui sort de l’usine Coral (groupe Averda) n’est même pas d’assez bonne qualité pour être vendu. « Il est donné gratuitement à 300 agriculteurs », explique Pascale Nassar. La société affirme composter 160 tonnes de déchets par jour (5,3 %) et en recycler 300 tonnes (soit 10 %). Un rapport du ministère de l’Environnement en 2014 avance lui le chiffre de 7 % de déchets recyclés, alors que les associations écologistes estiment généralement qu’il est possible d’en recycler 20 à 30 %. Le recyclage ne constitue une source potentielle de profits pour la compagnie que pour certaines catégories de plastiques à forte valeur ajoutée, et sans que cela nécessite d’importants investissements. C’est par exemple le cas du plastique PET (Polyéthylène téréphthalate), couramment utilisé dans les bouteilles d’eau gazeuse. Averda ne peut pas le recycler directement. Elle a donc signé depuis 2005 un contrat annuel avec la société Lefico (famille Helbawi), qui prévoit la livraison de 3 000 tonnes de PET par an, facturé 300 dollars la tonne, soit un montant de 900 000 dollars/an, selon Ahmad Helbawi, directeur général de Lefico. Lefico recycle ensuite le PET pour produire des fibres de polyesther utilisées notamment dans le textile ou pour la fabrication de matelas. Recyclo, une autre filiale d’Averda, dispose de sa propre usine à Choueifate, où elle recycle essentiellement du plastique PE (LDPE et HDPE, qui se retrouvent par exemple dans les bouteilles de jus de fruit ou de détergent). Elle revend ensuite les produits recyclés à des sociétés libanaises – qui fabriquent par exemple des tubes d’irrigation – ou les réexporte à l’étranger. Le PE recyclé peut se vendre entre 200 et 300 dollars la tonne. Averda ne communique aucune information concernant les volumes ainsi traités et les recettes qu’il en tire.
Il est en revanche moins avantageux pour Averda de trier du carton et du papier usagés, pour les revendre à des entreprises de recyclage. Le prix à la tonne est plus bas : il varie majoritairement de 30 à 100 dollars (selon la qualité de la marchandise et l’état de l’offre et de la demande). Averda a ainsi signé un contrat annuel avec Solicar, son principal client, qui prévoit la vente de 2 200 tonnes/mois de carton ondulé (Old Corrigated Container). Une quantité assez faible par rapport aux 14 000 tonnes de carton et papier collectés par Sukleen chaque mois (une estimation fondée sur le chiffre de 15,6 % de carton et papier dans les déchets ménagers réceptionnés au centre de tri de La Quarantaine, selon la société Laceco). La plupart du carton et du papier finissent donc en décharge. Solicar n’a pas souhaité communiquer au Commerce du Levant le prix à la tonne de carton ondulé versé à la société Averda, mais plusieurs sources interrogées affirment qu’il est écoulé à un prix assez bas, environ 50 dollars par tonne, en raison de sa mauvaise qualité (il est mélangé à d’autres déchets, notamment organiques). « Le carton que nous achetons à Averda est de moins bonne qualité que celui que nous achetons aux collecteurs informels, qui eux trient directement à la source dans les poubelles », admet Fadi Gemayel, PDG de Solicar et de Gemayel Frères.
Un contrat avantageux
En réalité, Averda ne fait que tirer profit d’un contrat avantageux conclu avec l’État libanais en 1997. Les représentants de ce dernier n’ont jamais pris la peine de le renégocier ou de le soumettre à la concurrence. Le contrat initial de Sukomi lui fixait par exemple comme objectifs de recycler 160 tonnes (9,4 %) de déchets par jour et d’en composter 300 tonnes (17,6 %), sur les 1 700 tonnes de déchets du Grand Beyrouth. À charge pour l’État de fournir les équipements nécessaires à ces opérations : le tri se fait dans deux usines lui appartenant, l’une au nord de Beyrouth, à La Quarantaine, et l’autre à Amroussié, au Sud. Quant au compostage, il se fait dans l’usine Coral, près de Bourj Hammoud sur un terrain public de 2 000 m². Le plan de 1997 prévoyait la mise à disposition d’une surface supplémentaire pour construire une seconde usine de compostage afin d’augmenter sa capacité de 300 à 850 tonnes/jour (soit 50 % des déchets). La quantité de déchets enfouie à Naamé devait, elle, diminuer de 1 240 tonnes/jour à 690 tonnes/jour. Mais 18 ans plus tard, l’État n’a toujours pas rempli ses obligations, alors que la quantité des déchets a pratiquement doublé en 20 ans, passant de 1 700 à 3 000 tonnes par jour. Sukomi argue donc qu’elle ne dispose pas d’assez de place pour davantage de compostage. Rien ne l’incite non plus à recycler des déchets. Le groupe Averda n’a jamais véritablement cherché à favoriser le recyclage. En 2013, il a bien lancé le programme “Red and blue”, avec l’installation de deux gros conteneurs, des “igloo”, l’un bleu pour le papier et le carton, le second rouge pour les matières plastiques. Mais il ne les a installés que dans 42 emplacements… pour couvrir Tout-Beyrouth et le Mont-Liban. L’entreprise affirme fonctionner parallèlement avec un réseau de 1 400 entreprises, chez lesquelles elle collecte le carton, le papier ou le plastique. Un chiffre impossible à vérifier. Doculand, une entreprise spécialisée dans l’impression, et qui a collaboré avec Averda dans le cadre de ce programme, pointe toutefois le manque d’engagement de la compagnie. « Les camions ne passaient qu’une fois par jour, ou parfois pas du tout, et nos déchets s’accumulaient dans l’entreprise. Au bout d’un an, nous avons arrêté de faire appel à leurs services », raconte Allam Jurdy, le directeur de Doculand.
Averda : la plus grande compagnie de la région Mena Le groupe Averda est la plus grande compagnie de traitement des déchets de la région Mena. Après s’être solidement implanté au Liban depuis le milieu des années 1990, la société s’est lancée à partir de 2009 dans une série d’acquisitions. D’abord au Moyen-Orient, dès 2009, puis à partir de 2012 en Afrique. Elle est aussi présente en dehors de ses frontières naturelles depuis 2012 en Irlande. Au total, le groupe est implanté dans onze pays et une quinzaine de villes, où il assure la collecte et/ou le traitement des ordures. Averda a pour objectif d’être présent dans 50 villes dans 10 ans. Il emploie actuellement 10 000 personnes et couvre 9 millions d’habitants. 2009 : implantation à Dubaï à travers l’acquisition de Technique Waste Managment. 2010 : rachat de Ghadeer Waste Collection Company qui opère dans la région de Charjah, aux Émirats arabes unis. Reprise de Wasteco LCC à Dubaï et de New Wave Cleaning Services, spécialiste du retraitement des eaux usées au Qatar. 2011 : conclusion d’un contrat de cinq ans avec le Centre de gestion des déchets d’Abou Dhabi, une agence gouvernementale des Émirats arabes unis pour la collecte et le traitement des ordures à Abou Dhabi. 2012 : implantation au Maroc, où Averda gère notamment la collecte et le traitement des déchets à Casablanca. Acquisition de la société The City Bin Co., une compagnie de traitement des déchets irlandaise, qui opère à Dublin et à Galeway. 2014 : contrat de cinq ans pour la gestion des déchets dans la ville de Luanda et d’Ingombota, en Angola (via la joint-venture Ecoverde). 2015 : en février, le groupe prend en charge la gestion des déchets à Libreville, au Gabon. Au mois d’avril, il annonce l’acquisition de la majorité des parts du leader sud-africain de la gestion des déchets Wasterman Holdings (PTY). |
Opacité à tous les niveaux Au cours de son enquête sur le traitement des déchets ménagers, Le Commerce du Levant a constaté le manque total de transparence entourant le groupe Averda. Interrogée sur les conditions financières du contrat le liant à l’État, la conseillère de presse du ministère des Finances, Joy Mourani, a expliqué que « le ministre ne fournira jamais d’informations sur cette question, ni maintenant ni plus tard ». Quant à la responsable de la communication du groupe Averda, elle « ne peut pas répondre à cette question ». Le président du CDR, Nabil Jisr, a non seulement refusé de communiquer sur des questions concernant l’argent des contribuables, mais il n’a pas non plus autorisé une visite des usines de traitement de Sukomi ou de la décharge de Naamé. Il a également refusé l’accès à des responsables de l’obscure société Laceco du groupe Averda, qui supervise les activités de Sukleen, après avoir bénéficié d’un contrat sans appel d’offres maintes fois renouvelé. Son président, Sélim Diab, est un ancien député du courant du Futur. L’opacité du groupe se retrouve jusque dans son actionnariat. Son capital de deux millions de dollars est détenu à 50,4 % par Averda International SA, immatriculée aux Îles Vierges britanniques, et à 49,6 % par la société Virokar Limited SA. Impossible de retrouver une trace de cette dernière société aux consonances indiennes. Impossible également d’obtenir des détails sur l’actionnariat d’Averda International SA sur le registre du commerce des Îles Vierges britanniques, archipel des Antilles et territoire d’outremer, qui ne tient pas de registre public des bénéficiaires des sociétés installées sur son territoire. Pas vraiment surprenant quand on sait que ce petit territoire de 153 km² est un paradis fiscal en vogue, où les multinationales rapatrient leurs profits : il n’y existe ni impôt sur la société ni impôt sur la fortune. Après trois mois de requêtes infructueuses, il n’a pas été possible de rencontrer Ali Mohammad Hodeib, le directeur général, pour obtenir des détails. « Le directeur général n’est pas joignable. Il vient au Liban seulement les week-ends et repart le lundi soir avec des journées surchargées », s’est justifié le service de communication du groupe Averda. Peut-être au fond n’avait-il pas franchement envie de répondre à nos questions. |