Après des débats de plusieurs semaines, le gouvernement a fini par adopter un plan national de traitement des déchets, le 12 janvier 2015, afin de trouver une alternative à la fermeture programmée de la plus grande décharge sanitaire du pays, à Naamé. Un plan “politique” parsemé de nombreuses zones d’ombre qui rendent son application difficile.
Pour bien comprendre le contexte du dernier plan gouvernemental de gestion des déchets adopté en début d’année, il faut remonter à janvier 2014. Pendant près d’une semaine, des protestataires bloquent l’entrée de Naamé – la plus grande décharge du pays, dans le Chouf – réclamant sa fermeture immédiate. La crise est sans précédent. Des montagnes d’ordures s’amoncellent dans Beyrouth, car les sociétés du groupe Averda (Sukleen et Sukomi) ne peuvent plus y décharger leurs cargaisons alors qu’elles absorbent d’ordinaire plus de 80 % des ordures de la capitale et du Mont-Liban. Walid Joumblatt, maître du jeu à Naamé, calme le jeu en promettant de trouver une solution dans un délai d’un an, expirant le 17 janvier 2015, date de la fin du contrat de Sukomi, qui gère le centre d’enfouissement, mais aussi de Sukleen, chargée du ramassage des ordures.
Cette fermeture programmée impose dès lors de trouver des alternatives. En mars 2014, peu après la formation du gouvernement de Tammam Salam, un comité ministériel se met au travail. Le 30 octobre, le cabinet accouche d’un premier plan assez vague qui prévoit de lancer dans un délai de deux mois un appel d’offres pour la collecte et le traitement des ordures à Beyrouth, au Mont-Liban et dans le Nord. L’État ne met en place aucune stratégie : il laisse aux sociétés privées la responsabilité de proposer les techniques et les sites appropriés pour la gestion des déchets. Après plusieurs semaines de débats houleux, le gouvernement amende sa copie et propose le 12 janvier 2015 un nouveau plan qui entretient davantage encore la confusion.
« Partage du gâteau »
Le Liban est divisé en six zones dans lesquelles la collecte et le traitement seront confiés par l’État à des sociétés privées à l’issue d’une adjudication. Une solution qui généralise à tout le territoire l’option jusque-là réservée à Beyrouth et au Mont-Liban : depuis le milieu des années 1990, le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) a directement confié au groupe Averda (Sukleen en 1994 et Sukomi en 1998) ces tâches pour Beyrouth et le Mont-Liban. Dans le reste du pays, ce sont les municipalités ou les unions de municipalités qui passent des contrats avec des sociétés privées (Batco dans le Nord, EES Joseph Kahi and Associates à Zahlé, NTCC et IBC à Saïda…). Car la gestion des déchets et le nettoyage des rues relèvent légalement de leur domaine de compétence depuis la loi du 30 juin 1977.
La centralisation de la gestion des déchets au niveau de l’État pourrait s’expliquer par une volonté de rationalisation. Mais le découpage territorial choisi (voir carte) semble davantage répondre à des considérations de partage politique et clientéliste, puisqu’il ne se fonde sur aucune division administrative (caza ou mohafazat) et ne repose pas non plus sur des critères concrets comme le tonnage de déchets. La répartition des zones suivant ce critère n’est pas du tout homogène : Beyrouth et ses banlieues produisent par exemple 1 550 tonnes/jour, contre 655 tonnes/jour dans la zone des cazas du Chouf, Aley et Baabda, selon les chiffres fournis par le CDR. « C’est un partage du gâteau dans la plus pure tradition libanaise », commente un fin connaisseur sous couvert d’anonymat. « Avant, Averda prenait la grosse part et la partageait avec les différentes forces politiques du pays en se réservant la cerise. Désormais, l’idée est de se partager le gâteau à l’origine en se réservant chacun sa petite cerise », ironise un ancien ministre.
S’il est difficile à ce stade d’identifier les mécanismes de cette logique clientéliste, force est de constater que le plan gouvernemental favorise implicitement des solutions techniques – laissées à l’appréciation de chaque candidat – impliquant de gros contrats d’investissement et ne met pas vraiment l’accent sur le tri ou le recyclage autrement qu’en fixant un objectif chiffré difficile à atteindre de l’aveu de tous les spécialistes. L’État ne s’engage peut-être pas pleinement dans cette voie – laissant cette tâche à des ONG –, car le tri à la source est la méthode la plus exigeante de gestion des déchets. Et probablement la moins rentable pour la classe politique libanaise, car totalement décentralisée.
Des objectifs contradictoires
Le plan impose aux sociétés de ne rejeter que 40 % des déchets en décharge au cours des trois premières années, puis 25 % maximum les années suivantes (sur un contrat de sept ans), tout en restant flou quant aux solutions que devront choisir les sociétés privées qu’il se borne à énumérer : tri à la source, recyclage et compostage, et “Waste to Energy”, principalement par l’incinération ou le RDF (Refuse Derived Fuel), qui permettent de transformer les déchets en électricité ou en vapeur à partir de leur combustion.
Or il est très difficile d’atteindre les objectifs de mise en décharge dans un délai aussi court (surtout que les sociétés ne disposent que de six mois après la signature du contrat pour respecter les pourcentages fixés) en l’absence de tri à la source par les citoyens. Ce tri est indispensable pour isoler les matières recyclables et organiques. Les premières (papier, carton, plastique, verre) alimentent toute une industrie, tandis que les autres facilitent la fabrication d’un compost de bonne qualité destiné aux agriculteurs. Pourtant la décision du 12 janvier 2015 se contente de parler d’augmenter « la sensibilisation au tri à la source (…) via des projets pilotes en coordination avec le ministère de l’Intérieur », sans préciser quels seront ces projets.
Même à supposer que la compagnie sélectionnée pour une zone donnée s’engage dans une campagne de promotion du tri à la source, il est peu probable qu’elle arrive à atteindre un objectif satisfaisant en trois ans, ce type de pratique nécessitant 10, voire 15 ans avant de rentrer dans les mœurs.
Au contraire, l’incinération des déchets est la méthode qui réduit le plus rapidement le volume des déchets (plus de 90 %). « Il est quasiment impossible de parvenir à 25 % en décharge au bout de trois ans sans recourir à l’incinération », affirme un responsable de l’une des sociétés participant à l’appel d’offres pour la région de Tripoli. Une source au ministère de l’Environnement qui a participé de près aux négociations juge « difficile » de respecter les pourcentages requis sans recourir aux techniques de “Waste to Energy”.
Mais là encore, les délais ne sont pas cohérents avec le plan. L’installation d’un incinérateur dure trois à quatre ans en moyenne : il faut trouver un terrain, réaliser des études de faisabilité, mener des études d’impact environnemental, importer le matériel de l’étranger… sans compter la mise en place d’un cadre légal. Pour construire des installations de méthanisation – une autre technologie plus expérimentale qui consiste à transformer les déchets organiques en biogaz et en électricité –, il faut au minimum deux ans. Le RDF prendra aussi plusieurs années avant de pouvoir être opérationnel.
Que se passera-t-il donc pendant les premières années des contrats pour les sociétés qui auront opté pour la solution “Waste to Energy”, en particulier l’incinération ? Pourquoi les sociétés construiraient-elles d’importantes infrastructures de tri et de compostage, alors qu’elles les utiliseront peu avec l’incinération ?
Pas de réponses claires
Sur ces questions, le plan gouvernemental n’apporte pas de réponse claire. « Il n’a pas de logique économique ou écologique. Il risque tout simplement de ne pas pouvoir s’appliquer, ce qui aura pour conséquence de renouveler à nouveau les contrats de Sukomi et Sukleen », prévient Paul Abi Rached, président de Terre Liban.
« Un plan qui propose une palette de solutions n’apporte pas de solution. Il y a contradiction entre vouloir, d’une part, le tri à la source et le recyclage et, d’autre part, l’incinération des déchets. Si les matériaux sont triés et recyclés, l’incinérateur fonctionnera en sous-capacité et ne pourra pas être rentabilisé », analyse Dominique Salameh, chef du département de chimie à la faculté des sciences de l’USJ. Sans compter que « l’on ignore toujours les volumes exacts et la composition des déchets dans les différentes régions du pays, ce qui est un préalable indispensable à l’adoption d’un modèle économique approprié et durable », poursuit le spécialiste en traitement des déchets solides.
Autre incohérence du plan du 12 janvier : les sociétés sont appelées à déterminer elles-mêmes la localisation des décharges. Un vrai défi lorsque l’on sait que ces vingt dernières années, l’État libanais n’a pas réussi à imposer de décharge sanitaire. « C’est un cadeau piégé, empoisonné », assure Riad al-Assaad, président de South of Construction, une société qui va participer à l’appel d’offres en joint-venture avec la compagnie espagnole Hera. À moins que ce ne soit une incitation de plus à encourager les sociétés privées à s’adresser à un “parrain” politique dans chacune des régions concernées dont la coloration est identifiable par le premier Libanais venu. À défaut, le plan prévoit, qu’en dernier recours, le ministère de l’Environnement et le CDR choisiront l’emplacement de ces décharges.
Qui peut être candidat ? - La société candidate doit avoir réalisé un chiffre d’affaires minimum variable selon les régions : 80 millions de dollars pour Beyrouth, 65 millions de dollars pour le Metn, le Kesrouan et Jbeil, et 50 millions de dollars pour Baabda, Aley et le Chouf. - Des joint-ventures avec des partenaires étrangers sont autorisés, sous réserve que chacun des partenaires ait un chiffre d’affaires d’au moins 20 % du seuil qualifiant et que celui-ci soit atteint par le consortium. - Les consortiums sont autorisés à condition de réunir trois sociétés maximum. Le joint-venture doit réunir : une société libanaise, déjà préqualifiée par le Conseil du développement et de la reconstruction pour exécuter des travaux ou des projets d’une valeur supérieure à 10 millions de dollars, une société étrangère, et soit une société étrangère, soit une société libanaise. |
Les plans de traitement de déchets depuis la fin de la guerre Le plan SWEMP : en 1996, le gouvernement libanais lance une nouvelle stratégie qui prévoit la création de quinze décharges sanitaires contrôlées, la fermeture et la réhabilitation de décharges sauvages, la construction de deux usines de compostage (à Saïda et Zahlé) et d’un incinérateur pour les déchets hospitaliers. Le plan doit être financé par un prêt de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (Bird) de 55 millions de dollars, mais le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) et la Bird se mettent finalement d’accord pour diminuer le financement de moitié, face à la difficulté de trouver des emplacements pour installer des décharges. Certains hommes politiques ont également exprimé le souhait d’investir davantage dans du matériel de collecte des déchets (camions, bennes…) et non dans l’installation de décharges. Seule la décharge sanitaire de Zahlé ainsi qu’une usine de compostage à proximité ont pu être finalement construites. Le plan d’urgence pour le traitement des déchets dans le Grand Beyrouth : en 1997, suite à la fermeture du dépotoir de Bourj Hammoud, ce nouveau plan prévoit la création de deux décharges sanitaires contrôlées : la décharge de Naamé et celle de Bsalim, en théorie dédiées aux déchets inertes. Il prévoit également la construction et l’exploitation de deux usines de tri (La Quarantaine et Amroussié) d’une usine de compostage (Coral). Toutes ces infrastructures sont gérées par la société Sukomi, filiale du groupe Averda. Plan directeur pour la gestion des déchets municipaux solides : ce plan est élaboré par le CDR et le ministère de l’Environnement en 2006. Il divise le Liban en quatre zones (Beyrouth et Mont-Liban, Nord, Sud, Békaa) et opte toujours pour la création de décharges sanitaires – deux dans chaque zone – tout en prônant une décentralisation du traitement des déchets, avec la construction de deux à quatre usines de tri et de compostage dans chaque zone (12 à 14 au total). Le plan, qui est adopté juste avant la guerre de l’été 2006, ne sera ensuite pas appliqué. Le plan “Waste to Energy” : en septembre 2010, le gouvernement change de cap, et recommande dans une décision en dix points de recourir à la technologie de “Waste to Energy” dans les grandes villes et d’adopter les recommandations de 2006 concernant le reste du pays. Le “Waste to Energy” consiste à transformer les déchets en électricité par combustion. La décision du Conseil des ministres charge le ministère de l’Environnement de préparer un cadre légal pour cette technologie et demande au CDR de mandater une compagnie internationale pour étudier les possibilités de la mettre en œuvre au Liban. La firme danoise Ramboll sera sélectionnée. |
Les principaux points du plan de gestion des déchets solides du 12 janvier 2015 1) Le Liban est divisé en six secteurs, alors que dans les plans précédents, Beyrouth et le Mont-Liban étaient toujours regroupés dans une zone unique, gérée par les sociétés Sukleen (collecte) et Sukomi (traitement), filiales du groupe Averda. 2) La part des déchets rejetés en décharge ne pourra pas dépasser 40 % au cours des trois premières années et 25 % les années suivantes. La récupération de 60 %, puis 75 % des déchets doit se faire grâce au tri à la source, au recyclage, au compostage et à la récupération d’énergie, jusqu’au stade de la destruction thermique. 3) Il appartient à chaque candidat de proposer les techniques de traitement et les emplacements des sites d’enfouissement et des centres de traitement. Les sites sont sélectionnés dans une liste établie par le ministère de l’Environnement qui regroupe surtout des carrières et des décharges sauvages. S’ils ne parviennent pas à assurer ces emplacements dans un délai d’un mois, c’est au ministère de l’Environnement et au Conseil du développement et de la reconstruction de le faire. 4) La période du contrat est de sept ans, renouvelable trois ans. 5) Les candidats sélectionnés peuvent couvrir deux zones. Trois sociétés pourraient donc se diviser tout le Liban. 6) Il n’existe qu’un contrat unique pour la collecte et le traitement, et non deux contrats séparés, contrairement à ce qui avait été décidé dans la décision du 30 octobre 2014. 7) La facturation se fait au tonnage des déchets reçus dans les centres de traitement et d’enfouissement. 8) Le contrat de Sukleen pourra être reconduit pour une durée de trois mois renouvelable (il a été prolongé jusqu’au 12 juillet 2015). |