Vingt-cinq ans après la fin de la guerre civile, le secteur des déchets, comme celui de l’électricité ou de l’eau, est à l’image de l’État libanais : miné par l’incompétence et la corruption. Et ce n’est pas près de changer.
« La gestion des déchets solides nécessite une vision à long terme, un engagement et un consensus politiques. Ces conditions n’étant pas réunies, le gouvernement libanais a toujours recours à des solutions d’urgence. » Ce constat dressé par le ministère de l’Environnement, le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) et les consultants d’Ecodit dans une étude parue en 2011, est malheureusement aussi valable aujourd’hui qu’il l’était il y a cinq ans, ou il y a 20 ans.
C’est encore une solution d’urgence que le gouvernement a approuvée le 12 mars dernier, après environ huit mois de crise.
Le plan que le Conseil des ministres, comme à son habitude, n’a pas pris la peine de présenter en détail à l’opinion publique, est censé être “temporaire”. Il prévoit de rouvrir la décharge de Naamé durant deux mois pour enfouir les plus de 300 000 tonnes de déchets accumulés dans la nature depuis le 17 juillet. En parallèle, deux décharges sanitaires devraient être aménagées : l’une à Bourj Hammoud-Bauchrié et l’autre à Choueifate, dans une région appelée Costa Brava. À Bourj Hammoud, il s’agira de réhabiliter l’ancien dépotoir pour accueillir quelque 1 200 tonnes de déchets par jour venant du Kesrouan, du Metn et d’une partie de Baabda, préalablement triés au centre de la Quarantaine. La décharge de Costa Brava, elle, recevra environ 1 100 tonnes par jour et un centre de traitement y sera construit. Les ordures du Beyrouth administratif seront divisées entre l’usine de traitement de Saïda et les deux autres décharges (une centaine de tonnes chacune). Le gouvernement précise que ces infrastructures serviront les municipalités du Grand Beyrouth et du Mont-Liban « qui le souhaitent », sachant que certaines d’entre elles ont mis en place pendant la crise leurs propres centres de traitement.
Un troisième site est envisagé pour les régions du Chouf et d’Aley, mais son choix doit encore faire l’objet de “concertations” avec les autorités locales, selon le communiqué du Conseil des ministres. Les décharges seront aménagées sur les côtes et des terrains seront remblayés sur la mer. Le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) a été chargé d’organiser d’ici à deux mois des appels d’offres pour l’attribution des contrats de construction des infrastructures, et de collecte et de traitement des déchets. En attendant, la société Sukleen se chargera de les entreposer sur les deux nouveaux sites, et sa société sœur, Sukomi, s’occupera de l’enfouissement à Naamé.
Ce plan, que les ministres ont mis de si longs mois à concocter, ressemble étrangement à celui qui était en place depuis près de 20 ans. Avec une même classe politique, et un même modus operandi, l’histoire tend malheureusement à se répéter.
D’urgence en urgence
En 1997, le “plan d’urgence pour le Grand Beyrouth”, adopté après la fermeture du dépotoir de Bourj Hammoud, était lui aussi censé être temporaire. On lui doit la mise en place de deux usines de tri (à la Quarantaine et à Amroussié), d’une usine de compostage (Coral) et de deux décharges sanitaires, l’une à Naamé et l’autre à Bsalim pour les déchets inertes. Alors que le décret de 1974 sur le maintien de la propreté publique impute aux municipalités la responsabilité de la collecte et du traitement des déchets ménagers, la mise en œuvre de ce plan avait, elle aussi, été confiée au CDR, un organisme relevant du Premier ministre, qui a sous-traité la gestion de l’ensemble de la chaîne à une société privée, Sukkar Engineering Group (aujourd’hui Averda Group). Ce système est resté en vigueur jusqu’à l’année dernière, après avoir été étendu au fil des ans à 290 municipalités du Mont-Liban, englobant près de 55 % des déchets du pays.
Les autres collectivités locales, en revanche, ont été abandonnées à leur sort, sans que jamais le pouvoir central ne leur donne les moyens techniques ou financiers d’assumer leurs responsabilités. Grâce à des programmes financés par des bailleurs de fonds internationaux, comme Usaid ou l’Union européenne, certaines grandes villes, comme Tripoli ou Zahlé, et quelques groupements de municipalités ont mis en place leur propre système de traitement, avec plus ou moins de succès. Car, l’État n’a jamais pris la peine de définir un cadre institutionnel et stratégique clair pour une gestion intégrée des déchets. Tripoli a par exemple un dépotoir géant qui mesure déjà plusieurs mètres de hauteur.
Incapacité à planifier
Une loi a été élaborée en 2005, mais jamais votée, avec pour conséquences un enchevêtrement des prérogatives et une dilution des responsabilités entre notamment le ministère de l’Environnement, le CDR, les municipalités et le bureau d’État pour la Réforme administrative (Omsar) qui met en œuvre les programmes financés par l’Union européenne.
Plus grave, « l’absence de planification et d’orientation a miné la cohérence et la viabilité des différents projets menés, malgré les sommes importantes investies dans ce secteur », déplore un expert international, sous couvert d’anonymat.
Selon la Banque mondiale, la gestion des déchets a représenté l’un des principaux postes de dépenses publiques entre 1998 et 2008. Pour la seule région de Beyrouth et du Mont-Liban (hors Jbeil), qui génère un peu plus de la moitié des déchets du pays, le Trésor a déboursé plus de deux milliards de dollars depuis 1996. Avec un bilan peu reluisant, tant au niveau des régions concernées qu’à l’échelle nationale.
Selon une étude réalisée par le réseau Sweep Net en avril 2014, sur les 2,04 millions de tonnes de déchets collectés l’année précédente dans l’ensemble du pays, 8 % avaient été recyclés, 15 % compostés, 48 % enfouis dans des décharges sanitaires ou contrôlées, et le reste – soit près d’un tiers des déchets ménagers – avait été jeté dans la nature.
Cette étude souligne que même dans la région du Grand Beyrouth et du Mont-Liban, où un système avait le mérite d’exister, le traitement des déchets présentait deux grandes failles : un coût extrêmement élevé (estimé à 143 dollars la tonne contre 37 dollars à Zahlé et 92 dollars à Tripoli) et un taux d’enfouissement trop important. Plus de 85 % des déchets générés étaient en effet enfouis à Naamé.
Plusieurs “stratégies” ont pourtant été élaborées (en 1996, en 2006, puis en 2010…) pour minimiser la mise en décharge, en se basant sur les fameux quatre R : réduire, réutiliser, recycler et valoriser énergétiquement (Recover en anglais). Mais aucune n’a été appliquée et aucune réglementation n’a été introduite pour limiter la production de déchets ou encourager le recyclage. Au fil des ans, le volume de déchets enfouis et la superficie de la décharge de Naamé n’ont cessé d’augmenter, sans qu’aucune alternative ne soit proposée. Car les affaires “roulaient” pour le groupe Averda, payé à la tonne de déchets enfouis.
Le cas emblématique de Sukleen
Le “cas Sukleen” illustre parfaitement le système entretenu par la classe politique depuis la fin de la guerre, qui consiste à puiser allègrement dans les poches du contribuable pour financer un réseau de clientélisme. À défaut de procédures judiciaires, ou d’investigations approfondies, peu de preuves matérielles existent pour étayer cette affirmation, fondée sur la concordance d’un nombre incalculable d’acteurs et d’observateurs du système en place.
Les faits sont toutefois assez parlants. Cette entreprise, détenue par un proche de Rafic Hariri, Mayssara Sukkar, a obtenu le contrat de balayage et de collecte des déchets du Grand Beyrouth en 1994, à l’issue d’un appel d’offres organisé par le CDR auquel avaient pourtant participé des compagnies internationales bien plus expérimentées. Trois ans plus tard, le CDR confie, de gré à gré cette fois, le contrat de traitement et d’enfouissement des déchets de la région à une autre filiale du groupe, Sukomi. Ces contrats ont été régulièrement renouvelés et la zone d’activité du groupe progressivement élargie. Par conséquent, les sommes versées par le CDR aux deux sociétés, puisées en partie dans la Caisse autonome des municipalités, sont passées de 73,2 millions de dollars en 1998 à plus de 170 millions de dollars en 2013. Si le volume des déchets collectés a été multiplié par 1,7 en 15 ans, les coûts, eux, ont été multipliés par 2,4. Poussé par la société civile et le parti Kataëb, le parquet financier a fini par enquêter sur cette explosion des coûts. Il a récemment engagé des poursuites contre Averda et les deux consultants chargés de superviser les activités du groupe (DG Jones and Partners et Laceco) pour gaspillage des fonds publics et non-respect de leurs engagements. Le dossier a été transféré au premier juge d’instruction de Beyrouth, Ghassan Oueidate. Averda est notamment soupçonnée d’avoir triché sur le volume des ordures traitées, négligé l’entretien des véhicules mis à sa disposition et facturé des prestations qu’elle n’aurait pas menées dans certaines municipalités. Le parquet financier a requis une peine de trois ans de prison contre les dirigeants des quatre sociétés incriminées. Les pouvoirs publics ne semblent pas considérer l’ouverture d’une enquête comme une raison valable pour suspendre les activités de Sukleen. Cette dernière continue, et continuera pendant les semaines, voire les mois, à venir à collecter les déchets, en vertu de la décision du 12 mars, en attendant les nouveaux appels d’offres prévus dans deux mois. Ce délai paraît d’ailleurs très court pour permettre aux concurrents éventuels du groupe de se préparer.
Au-delà d’éventuelles malversations du groupe Averda, le gouvernement n’a pas non plus rempli ses obligations : il n’a jamais réalisé les investissements nécessaires pour augmenter la capacité de traitement de la société, ni amendé le contrat initial qui fixait des objectifs en tonnage et non en pourcentage, alors que le volume de déchets ne cessait d’augmenter. Mais à ce jour, la responsabilité de l’État n’a pas été mise en cause par le pouvoir judiciaire, ni celle du CDR, qui a rédigé les contrats, ni celle des ministres, qui ont approuvé leur prolongation d’année en année, la plupart sans même y avoir eu accès, alors qu’ils sont censés défendre les intérêts du contribuable.
Une mafia à l’américaine
Pour comprendre pourquoi ce système a perduré aussi longtemps, un fin connaisseur de ses rouages fait une analogie avec le film “Le Parrain”. « On peut comparer la classe politique libanaise à la mafia américaine. Chaque “famille” contrôle des régions et des secteurs d’activité déterminés dans lesquels il est impossible de prospérer sans sa “bénédiction”. Sukleen a obtenu l’exclusivité de la gestion des déchets de Beyrouth avec le soutien de la “famille” dont la capitale est la chasse gardée. Pour étendre ses activités à d’autres régions, la société a dû récompenser aussi les autres “familles” : ses services ont donc été surfacturés, avec une tarification basée sur une simple estimation du nombre d’habitants et du volume de déchets produit. Cela a fonctionné jusqu’au moment où un chef de clan a exigé une plus grande part et grippé l’ensemble du système, en fermant la décharge de Naamé. Il a fallu procéder à un nouveau partage du gâteau. C’est ainsi qu’est née l’idée de découper le Liban en six régions et d’organiser un appel d’offres pour confier la gestion des déchets à six opérateurs différents. »
Ce découpage est celui proposé dans le plan national de traitement des déchets adopté par le Conseil des ministres, le 12 janvier 2015. Il imposait à toutes les municipalités du pays l’achat d’un service à des conditions et des prix déterminés par le CDR, sans qu’elles n’aient leur mot à dire. « Les autorités locales auraient pu contester la décision auprès du Conseil d’État. Mais elles ne l’ont pas fait, étant donné leur allégeance aux “familles” régnantes », poursuit la source précitée. Contre toute attente, la contestation est venue de la rue. Les manifestations qui ont secoué le pays ont poussé le gouvernement à annuler l’appel d’offres le 25 août.
L’illusion du plan Chehayeb
Dans un premier temps, le gouvernement crée l’illusion en adoptant le désormais fameux plan Cheyaheb. « Lorsqu’il nous a été présenté, en septembre, nous étions relativement satisfaits, se souvient Pierre Issa, cofondateur et ex-directeur général de l’association Arcenciel qui soutient des municipalités dans la mise en place de projets de recyclage et de compostage. « Le document reprenait l’essentiel de nos propositions, notamment au niveau de la valorisation des matières recyclables et la décentralisation de la gestion des déchets en faveur des municipalités. » L’État promet à ces dernières des fonds et un soutien technique et administratif, et plaide pour une gestion durable du secteur incluant le tri, le compostage et le recyclage, après une période transitoire de 18 mois durant laquelle la totalité des déchets devaient être enfouis dans de nouvelles décharges. Mais les habitudes ont la vie dure. « Tous les efforts se sont concentrés sur la recherche de nouveaux sites d’enfouissement et le plan dans sa globalité a été rapidement enterré », déplore Pierre Issa.
Refusant de tirer les leçons de ses échecs, le gouvernement adopte une nouvelle fois une approche à court terme et purement politique du dossier. Exit l’idée d’une commission nationale, composée de représentants du gouvernement, de la société civile et des municipalités, pour se pencher sur les différents aspects du problème et restaurer un minimum de confiance dans la classe dirigeante. L’affaire est traitée à la table du dialogue et son émanation à un niveau infra – la commission ministérielle, les différents leaders étant appelés à imposer des décharges dans leurs zones d’influence respectives. Au lieu d’être abordé sous un angle économique, social ou écologique (en prenant par exemple en compte les coûts de transports et l’incidence foncière), le choix des décharges prend une tournure communautaire et est utilisé à des fins de blocage politique pendant des mois. « Une étude réalisée dans les années 1990 par le CDR et le ministère de l’Environnement avait identifié des dizaines de sites potentiels, notamment d’anciennes carrières, mais certaines parties n’étaient pas prêtes à faire des compromis », raconte un ministre. Optant, comme toujours, pour la facilité, et cédant sans doute aux sirènes d’apporteurs de contrats, le gouvernement envisage l’option de l’exportation, tout en la qualifiant d’aberrante, étant donné son coût exorbitant (voir par ailleurs). Le fiasco de la “solution” de l’exportation le contraint à revenir par défaut à celle des décharges.
Nouveau partage du gâteau
Comme par magie, à la mi-mars, la situation se débloque. « À ce moment, il y a eu une vraie volonté de la part du gouvernement de trouver une solution », explique une source proche du Sérail. Comme s’il était normal que des ministres puissent, pendant des mois, ne pas « vouloir trouver une solution » à une crise de santé publique. Cette “volonté” retrouvée aurait été renforcée par les menaces de démission de Tammam Salam, à qui il a fallu plus de sept mois pour “envisager” de tirer les leçons de l’échec de son gouvernement.
Plusieurs sources ont témoigné, sous couvert d’anonymat, du marchandage politique qui a prévalu en Conseil des ministres sur les “compensations” qui devront être versées aux municipalités accueillant les sites de traitement. Un décret adopté en 2002 avait prévu des incitations financières spécifiques, mais il n’avait jamais été appliqué jusque-là.
Cette fois, les municipalités de Bourj Hammoud, de Jdeidé-Bauchrié, de Choueifate et de Bourj Brajné, ainsi que les municipalités du Chouf et de Aley qui seront concernées par l’éventuelle troisième décharge, ont obtenu le déblocage d’une enveloppe de 40 millions de dollars pour cette année, renouvelable sur décision du Conseil des ministres. Cette somme sera puisée dans la Caisse autonome des municipalités, qui financera également l’enfouissement des déchets à Naamé à un tarif fixé à six dollars la tonne.
Les régions concernées par les décharges ont par ailleurs obtenu une aide au développement de 50 millions de dollars, répartie sur quatre ans. Mais ces aides ne sont que la cerise sur le gâteau.
Le véritable enjeu pour elles étant le droit qui leur a été octroyé d’exploiter les terrains remblayés sur la mer. Selon des informations obtenues par le quotidien as-Safir, la décharge de Bourj Hammoud à elle seule permettra de gagner sur la mer près de 350 000 mètres carrés. Ces surfaces seront divisées entre l’État, les municipalités de Bourj Hammoud et de Jdeidé, et la société privée chargée des travaux, et le même modèle sera adopté à Costa Brava, affirme le journal.
Comme si la crise n’avait jamais eu lieu, le Conseil des ministres a chargé le CDR, dont le manque de transparence a été vivement dénoncé par la société civile, d’attribuer par appel d’offres cinq nouveaux contrats, couvrant les activités suivantes : le balayage, la collecte et le transport ; le tri et le traitement ; la mise en décharge ; la construction et la gestion des centres de tri des décharges sanitaires, et les infrastructures nécessaires, y compris les infrastructures maritimes ; enfin, l’étude et la supervision des projets.
Tout cela évidemment pour une solution “temporaire”, le gouvernement s’étant donné quatre ans pour mettre en place une “solution durable”. Cette solution durable, évoquée en quelques lignes à peine, repose sur trois pistes, restées au stade de l’idée : la mise en place d’usines de transformation de déchets en énergie, “Waste to Energy”, le droit des municipalités qui le souhaitent de gérer leurs propres déchets, et l’instauration du tri à la source. Si la mise en œuvre des deux dernières options reste très hypothétique – et paraît contradictoire avec la première – celle du “Waste to Energy” semble déjà en route.
Un appel d’offres déjà en cours
L’option de la valorisation énergétique à travers l’incinération, qui est dans les tiroirs depuis 2010, présente l’avantage de réduire l’enfouissement, mais elle a l’inconvénient d’être potentiellement dangereuse pour la santé si les équipements sont mal contrôlés et de coûter cher. A fortiori, si elle ne s’inscrit dans aucune logique économique (voir par ailleurs). Le projet semble toutefois sur les rails. En toute discrétion, dans un encart publié sur son site Internet et dans la presse le 22 février, le CDR a invité les entreprises intéressées à se préqualifier pour l’attribution d’un contrat de conception, de construction et de gestion d’une usine de transformation de déchets en énergie, d’une capacité de 2 000 tonnes par jour, soit 730 000 tonnes par an, l’équivalent de plus de 35 % des déchets du pays. L’annonce dit se baser sur un décret du Conseil des ministres daté du 21 décembre 2015, dont Le Commerce du Levant n’a pas pu retrouver la trace dans le Journal officiel.
Interrogé à ce sujet, le CDR n’a pas souhaité répondre à nos questions, tandis qu’un ministre membre de la commission saisie du dossier des déchets reconnaît ne pas être au courant des contours exacts de l’éventuel appel d’offres, expliquant en tout cas que le modèle de financement n’a pas encore été défini.
Malgré les promesses de transparence, ni la société civile ni les municipalités n’ont été associées au processus de réflexion. Ces dernières sont pourtant les premières concernées, puisque ce sont leurs déchets qui alimenteront la future usine et leur budget qui la financera. « On se rend compte que le gouvernement n’a jamais eu l’intention de confier la gestion des déchets aux autorités locales comme il l’a promis, regrette un activiste désabusé. La classe politique a en fait entretenu la crise pendant plusieurs mois pour démontrer que les municipalités étaient incapables de s’en sortir seules, et continuer à gérer le dossier d’une façon centralisée et totalement opaque, qui lui permet de prétendre à de juteuses commissions. »
Un argument qu’un ministre réfute en mettant en cause l’absence de compétences des élus municipaux : « On nous traite de corrompus quoi que l’on fasse. Ce que la société civile refuse de voir, c’est que la situation est encore pire au niveau local. »
Des municipalités déresponsabilisées
L’expérience des derniers mois, ou même des dernières années, ne plaide pas forcément en faveur d’une décentralisation de la gestion des déchets. De nombreux projets municipaux, financés par des bailleurs de fonds, ont échoué pour des raisons de corruption ou de querelles d’élus locaux. Pendant la crise, quelques municipalités ont su prendre l’initiative (voir par ailleurs) tandis que d’autres, notamment celle de Beyrouth, ont brillé par leur inertie. Beaucoup se sont contentées de jeter clandestinement les ordures dans la nature, dans leur propre commune ou celles de leurs voisins, ou pire de les brûler à l’air libre.
« Les municipalités ont été privées des ressources nécessaires pour assurer ces fonctions et elles ont été totalement déresponsabilisées pendant des années », nuance Olivia Maamari, responsable du programme environnement chez Arcenciel. « La gestion de ce secteur nécessite un savoir-faire dont peu disposent actuellement. Mais elles pourraient sous-traiter cette tâche au secteur privé si elles bénéficiaient d’un soutien institutionnel et technique adéquat, notamment pour l’élaboration des cahiers des charges, des critères de performance, etc. », ajoute-t-elle.
Les représentants de la société civile démentent l’accusation de naïveté et d’idéalisme qui leur est adressée. Beaucoup d’entre eux se disent conscients des risques de dérives clientélistes et d’échecs en cas de transfert réel de la gestion des déchets aux municipalités. Mais cette demande reste au cœur de leur revendication, car il est plus facile, selon eux, de demander des comptes à un élu local qu’au gouvernement, ou au CDR. En tout cas, la crise a montré qu’au niveau de l’État, tous, et donc personne n’était responsable.
C’est encore une solution d’urgence que le gouvernement a approuvée le 12 mars dernier, après environ huit mois de crise.
Le plan que le Conseil des ministres, comme à son habitude, n’a pas pris la peine de présenter en détail à l’opinion publique, est censé être “temporaire”. Il prévoit de rouvrir la décharge de Naamé durant deux mois pour enfouir les plus de 300 000 tonnes de déchets accumulés dans la nature depuis le 17 juillet. En parallèle, deux décharges sanitaires devraient être aménagées : l’une à Bourj Hammoud-Bauchrié et l’autre à Choueifate, dans une région appelée Costa Brava. À Bourj Hammoud, il s’agira de réhabiliter l’ancien dépotoir pour accueillir quelque 1 200 tonnes de déchets par jour venant du Kesrouan, du Metn et d’une partie de Baabda, préalablement triés au centre de la Quarantaine. La décharge de Costa Brava, elle, recevra environ 1 100 tonnes par jour et un centre de traitement y sera construit. Les ordures du Beyrouth administratif seront divisées entre l’usine de traitement de Saïda et les deux autres décharges (une centaine de tonnes chacune). Le gouvernement précise que ces infrastructures serviront les municipalités du Grand Beyrouth et du Mont-Liban « qui le souhaitent », sachant que certaines d’entre elles ont mis en place pendant la crise leurs propres centres de traitement.
Un troisième site est envisagé pour les régions du Chouf et d’Aley, mais son choix doit encore faire l’objet de “concertations” avec les autorités locales, selon le communiqué du Conseil des ministres. Les décharges seront aménagées sur les côtes et des terrains seront remblayés sur la mer. Le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) a été chargé d’organiser d’ici à deux mois des appels d’offres pour l’attribution des contrats de construction des infrastructures, et de collecte et de traitement des déchets. En attendant, la société Sukleen se chargera de les entreposer sur les deux nouveaux sites, et sa société sœur, Sukomi, s’occupera de l’enfouissement à Naamé.
Ce plan, que les ministres ont mis de si longs mois à concocter, ressemble étrangement à celui qui était en place depuis près de 20 ans. Avec une même classe politique, et un même modus operandi, l’histoire tend malheureusement à se répéter.
D’urgence en urgence
En 1997, le “plan d’urgence pour le Grand Beyrouth”, adopté après la fermeture du dépotoir de Bourj Hammoud, était lui aussi censé être temporaire. On lui doit la mise en place de deux usines de tri (à la Quarantaine et à Amroussié), d’une usine de compostage (Coral) et de deux décharges sanitaires, l’une à Naamé et l’autre à Bsalim pour les déchets inertes. Alors que le décret de 1974 sur le maintien de la propreté publique impute aux municipalités la responsabilité de la collecte et du traitement des déchets ménagers, la mise en œuvre de ce plan avait, elle aussi, été confiée au CDR, un organisme relevant du Premier ministre, qui a sous-traité la gestion de l’ensemble de la chaîne à une société privée, Sukkar Engineering Group (aujourd’hui Averda Group). Ce système est resté en vigueur jusqu’à l’année dernière, après avoir été étendu au fil des ans à 290 municipalités du Mont-Liban, englobant près de 55 % des déchets du pays.
Les autres collectivités locales, en revanche, ont été abandonnées à leur sort, sans que jamais le pouvoir central ne leur donne les moyens techniques ou financiers d’assumer leurs responsabilités. Grâce à des programmes financés par des bailleurs de fonds internationaux, comme Usaid ou l’Union européenne, certaines grandes villes, comme Tripoli ou Zahlé, et quelques groupements de municipalités ont mis en place leur propre système de traitement, avec plus ou moins de succès. Car, l’État n’a jamais pris la peine de définir un cadre institutionnel et stratégique clair pour une gestion intégrée des déchets. Tripoli a par exemple un dépotoir géant qui mesure déjà plusieurs mètres de hauteur.
Incapacité à planifier
Une loi a été élaborée en 2005, mais jamais votée, avec pour conséquences un enchevêtrement des prérogatives et une dilution des responsabilités entre notamment le ministère de l’Environnement, le CDR, les municipalités et le bureau d’État pour la Réforme administrative (Omsar) qui met en œuvre les programmes financés par l’Union européenne.
Plus grave, « l’absence de planification et d’orientation a miné la cohérence et la viabilité des différents projets menés, malgré les sommes importantes investies dans ce secteur », déplore un expert international, sous couvert d’anonymat.
Selon la Banque mondiale, la gestion des déchets a représenté l’un des principaux postes de dépenses publiques entre 1998 et 2008. Pour la seule région de Beyrouth et du Mont-Liban (hors Jbeil), qui génère un peu plus de la moitié des déchets du pays, le Trésor a déboursé plus de deux milliards de dollars depuis 1996. Avec un bilan peu reluisant, tant au niveau des régions concernées qu’à l’échelle nationale.
Selon une étude réalisée par le réseau Sweep Net en avril 2014, sur les 2,04 millions de tonnes de déchets collectés l’année précédente dans l’ensemble du pays, 8 % avaient été recyclés, 15 % compostés, 48 % enfouis dans des décharges sanitaires ou contrôlées, et le reste – soit près d’un tiers des déchets ménagers – avait été jeté dans la nature.
Cette étude souligne que même dans la région du Grand Beyrouth et du Mont-Liban, où un système avait le mérite d’exister, le traitement des déchets présentait deux grandes failles : un coût extrêmement élevé (estimé à 143 dollars la tonne contre 37 dollars à Zahlé et 92 dollars à Tripoli) et un taux d’enfouissement trop important. Plus de 85 % des déchets générés étaient en effet enfouis à Naamé.
Plusieurs “stratégies” ont pourtant été élaborées (en 1996, en 2006, puis en 2010…) pour minimiser la mise en décharge, en se basant sur les fameux quatre R : réduire, réutiliser, recycler et valoriser énergétiquement (Recover en anglais). Mais aucune n’a été appliquée et aucune réglementation n’a été introduite pour limiter la production de déchets ou encourager le recyclage. Au fil des ans, le volume de déchets enfouis et la superficie de la décharge de Naamé n’ont cessé d’augmenter, sans qu’aucune alternative ne soit proposée. Car les affaires “roulaient” pour le groupe Averda, payé à la tonne de déchets enfouis.
Le cas emblématique de Sukleen
Le “cas Sukleen” illustre parfaitement le système entretenu par la classe politique depuis la fin de la guerre, qui consiste à puiser allègrement dans les poches du contribuable pour financer un réseau de clientélisme. À défaut de procédures judiciaires, ou d’investigations approfondies, peu de preuves matérielles existent pour étayer cette affirmation, fondée sur la concordance d’un nombre incalculable d’acteurs et d’observateurs du système en place.
Les faits sont toutefois assez parlants. Cette entreprise, détenue par un proche de Rafic Hariri, Mayssara Sukkar, a obtenu le contrat de balayage et de collecte des déchets du Grand Beyrouth en 1994, à l’issue d’un appel d’offres organisé par le CDR auquel avaient pourtant participé des compagnies internationales bien plus expérimentées. Trois ans plus tard, le CDR confie, de gré à gré cette fois, le contrat de traitement et d’enfouissement des déchets de la région à une autre filiale du groupe, Sukomi. Ces contrats ont été régulièrement renouvelés et la zone d’activité du groupe progressivement élargie. Par conséquent, les sommes versées par le CDR aux deux sociétés, puisées en partie dans la Caisse autonome des municipalités, sont passées de 73,2 millions de dollars en 1998 à plus de 170 millions de dollars en 2013. Si le volume des déchets collectés a été multiplié par 1,7 en 15 ans, les coûts, eux, ont été multipliés par 2,4. Poussé par la société civile et le parti Kataëb, le parquet financier a fini par enquêter sur cette explosion des coûts. Il a récemment engagé des poursuites contre Averda et les deux consultants chargés de superviser les activités du groupe (DG Jones and Partners et Laceco) pour gaspillage des fonds publics et non-respect de leurs engagements. Le dossier a été transféré au premier juge d’instruction de Beyrouth, Ghassan Oueidate. Averda est notamment soupçonnée d’avoir triché sur le volume des ordures traitées, négligé l’entretien des véhicules mis à sa disposition et facturé des prestations qu’elle n’aurait pas menées dans certaines municipalités. Le parquet financier a requis une peine de trois ans de prison contre les dirigeants des quatre sociétés incriminées. Les pouvoirs publics ne semblent pas considérer l’ouverture d’une enquête comme une raison valable pour suspendre les activités de Sukleen. Cette dernière continue, et continuera pendant les semaines, voire les mois, à venir à collecter les déchets, en vertu de la décision du 12 mars, en attendant les nouveaux appels d’offres prévus dans deux mois. Ce délai paraît d’ailleurs très court pour permettre aux concurrents éventuels du groupe de se préparer.
Au-delà d’éventuelles malversations du groupe Averda, le gouvernement n’a pas non plus rempli ses obligations : il n’a jamais réalisé les investissements nécessaires pour augmenter la capacité de traitement de la société, ni amendé le contrat initial qui fixait des objectifs en tonnage et non en pourcentage, alors que le volume de déchets ne cessait d’augmenter. Mais à ce jour, la responsabilité de l’État n’a pas été mise en cause par le pouvoir judiciaire, ni celle du CDR, qui a rédigé les contrats, ni celle des ministres, qui ont approuvé leur prolongation d’année en année, la plupart sans même y avoir eu accès, alors qu’ils sont censés défendre les intérêts du contribuable.
Une mafia à l’américaine
Pour comprendre pourquoi ce système a perduré aussi longtemps, un fin connaisseur de ses rouages fait une analogie avec le film “Le Parrain”. « On peut comparer la classe politique libanaise à la mafia américaine. Chaque “famille” contrôle des régions et des secteurs d’activité déterminés dans lesquels il est impossible de prospérer sans sa “bénédiction”. Sukleen a obtenu l’exclusivité de la gestion des déchets de Beyrouth avec le soutien de la “famille” dont la capitale est la chasse gardée. Pour étendre ses activités à d’autres régions, la société a dû récompenser aussi les autres “familles” : ses services ont donc été surfacturés, avec une tarification basée sur une simple estimation du nombre d’habitants et du volume de déchets produit. Cela a fonctionné jusqu’au moment où un chef de clan a exigé une plus grande part et grippé l’ensemble du système, en fermant la décharge de Naamé. Il a fallu procéder à un nouveau partage du gâteau. C’est ainsi qu’est née l’idée de découper le Liban en six régions et d’organiser un appel d’offres pour confier la gestion des déchets à six opérateurs différents. »
Ce découpage est celui proposé dans le plan national de traitement des déchets adopté par le Conseil des ministres, le 12 janvier 2015. Il imposait à toutes les municipalités du pays l’achat d’un service à des conditions et des prix déterminés par le CDR, sans qu’elles n’aient leur mot à dire. « Les autorités locales auraient pu contester la décision auprès du Conseil d’État. Mais elles ne l’ont pas fait, étant donné leur allégeance aux “familles” régnantes », poursuit la source précitée. Contre toute attente, la contestation est venue de la rue. Les manifestations qui ont secoué le pays ont poussé le gouvernement à annuler l’appel d’offres le 25 août.
L’illusion du plan Chehayeb
Dans un premier temps, le gouvernement crée l’illusion en adoptant le désormais fameux plan Cheyaheb. « Lorsqu’il nous a été présenté, en septembre, nous étions relativement satisfaits, se souvient Pierre Issa, cofondateur et ex-directeur général de l’association Arcenciel qui soutient des municipalités dans la mise en place de projets de recyclage et de compostage. « Le document reprenait l’essentiel de nos propositions, notamment au niveau de la valorisation des matières recyclables et la décentralisation de la gestion des déchets en faveur des municipalités. » L’État promet à ces dernières des fonds et un soutien technique et administratif, et plaide pour une gestion durable du secteur incluant le tri, le compostage et le recyclage, après une période transitoire de 18 mois durant laquelle la totalité des déchets devaient être enfouis dans de nouvelles décharges. Mais les habitudes ont la vie dure. « Tous les efforts se sont concentrés sur la recherche de nouveaux sites d’enfouissement et le plan dans sa globalité a été rapidement enterré », déplore Pierre Issa.
Refusant de tirer les leçons de ses échecs, le gouvernement adopte une nouvelle fois une approche à court terme et purement politique du dossier. Exit l’idée d’une commission nationale, composée de représentants du gouvernement, de la société civile et des municipalités, pour se pencher sur les différents aspects du problème et restaurer un minimum de confiance dans la classe dirigeante. L’affaire est traitée à la table du dialogue et son émanation à un niveau infra – la commission ministérielle, les différents leaders étant appelés à imposer des décharges dans leurs zones d’influence respectives. Au lieu d’être abordé sous un angle économique, social ou écologique (en prenant par exemple en compte les coûts de transports et l’incidence foncière), le choix des décharges prend une tournure communautaire et est utilisé à des fins de blocage politique pendant des mois. « Une étude réalisée dans les années 1990 par le CDR et le ministère de l’Environnement avait identifié des dizaines de sites potentiels, notamment d’anciennes carrières, mais certaines parties n’étaient pas prêtes à faire des compromis », raconte un ministre. Optant, comme toujours, pour la facilité, et cédant sans doute aux sirènes d’apporteurs de contrats, le gouvernement envisage l’option de l’exportation, tout en la qualifiant d’aberrante, étant donné son coût exorbitant (voir par ailleurs). Le fiasco de la “solution” de l’exportation le contraint à revenir par défaut à celle des décharges.
Nouveau partage du gâteau
Comme par magie, à la mi-mars, la situation se débloque. « À ce moment, il y a eu une vraie volonté de la part du gouvernement de trouver une solution », explique une source proche du Sérail. Comme s’il était normal que des ministres puissent, pendant des mois, ne pas « vouloir trouver une solution » à une crise de santé publique. Cette “volonté” retrouvée aurait été renforcée par les menaces de démission de Tammam Salam, à qui il a fallu plus de sept mois pour “envisager” de tirer les leçons de l’échec de son gouvernement.
Plusieurs sources ont témoigné, sous couvert d’anonymat, du marchandage politique qui a prévalu en Conseil des ministres sur les “compensations” qui devront être versées aux municipalités accueillant les sites de traitement. Un décret adopté en 2002 avait prévu des incitations financières spécifiques, mais il n’avait jamais été appliqué jusque-là.
Cette fois, les municipalités de Bourj Hammoud, de Jdeidé-Bauchrié, de Choueifate et de Bourj Brajné, ainsi que les municipalités du Chouf et de Aley qui seront concernées par l’éventuelle troisième décharge, ont obtenu le déblocage d’une enveloppe de 40 millions de dollars pour cette année, renouvelable sur décision du Conseil des ministres. Cette somme sera puisée dans la Caisse autonome des municipalités, qui financera également l’enfouissement des déchets à Naamé à un tarif fixé à six dollars la tonne.
Les régions concernées par les décharges ont par ailleurs obtenu une aide au développement de 50 millions de dollars, répartie sur quatre ans. Mais ces aides ne sont que la cerise sur le gâteau.
Le véritable enjeu pour elles étant le droit qui leur a été octroyé d’exploiter les terrains remblayés sur la mer. Selon des informations obtenues par le quotidien as-Safir, la décharge de Bourj Hammoud à elle seule permettra de gagner sur la mer près de 350 000 mètres carrés. Ces surfaces seront divisées entre l’État, les municipalités de Bourj Hammoud et de Jdeidé, et la société privée chargée des travaux, et le même modèle sera adopté à Costa Brava, affirme le journal.
Comme si la crise n’avait jamais eu lieu, le Conseil des ministres a chargé le CDR, dont le manque de transparence a été vivement dénoncé par la société civile, d’attribuer par appel d’offres cinq nouveaux contrats, couvrant les activités suivantes : le balayage, la collecte et le transport ; le tri et le traitement ; la mise en décharge ; la construction et la gestion des centres de tri des décharges sanitaires, et les infrastructures nécessaires, y compris les infrastructures maritimes ; enfin, l’étude et la supervision des projets.
Tout cela évidemment pour une solution “temporaire”, le gouvernement s’étant donné quatre ans pour mettre en place une “solution durable”. Cette solution durable, évoquée en quelques lignes à peine, repose sur trois pistes, restées au stade de l’idée : la mise en place d’usines de transformation de déchets en énergie, “Waste to Energy”, le droit des municipalités qui le souhaitent de gérer leurs propres déchets, et l’instauration du tri à la source. Si la mise en œuvre des deux dernières options reste très hypothétique – et paraît contradictoire avec la première – celle du “Waste to Energy” semble déjà en route.
Un appel d’offres déjà en cours
L’option de la valorisation énergétique à travers l’incinération, qui est dans les tiroirs depuis 2010, présente l’avantage de réduire l’enfouissement, mais elle a l’inconvénient d’être potentiellement dangereuse pour la santé si les équipements sont mal contrôlés et de coûter cher. A fortiori, si elle ne s’inscrit dans aucune logique économique (voir par ailleurs). Le projet semble toutefois sur les rails. En toute discrétion, dans un encart publié sur son site Internet et dans la presse le 22 février, le CDR a invité les entreprises intéressées à se préqualifier pour l’attribution d’un contrat de conception, de construction et de gestion d’une usine de transformation de déchets en énergie, d’une capacité de 2 000 tonnes par jour, soit 730 000 tonnes par an, l’équivalent de plus de 35 % des déchets du pays. L’annonce dit se baser sur un décret du Conseil des ministres daté du 21 décembre 2015, dont Le Commerce du Levant n’a pas pu retrouver la trace dans le Journal officiel.
Interrogé à ce sujet, le CDR n’a pas souhaité répondre à nos questions, tandis qu’un ministre membre de la commission saisie du dossier des déchets reconnaît ne pas être au courant des contours exacts de l’éventuel appel d’offres, expliquant en tout cas que le modèle de financement n’a pas encore été défini.
Malgré les promesses de transparence, ni la société civile ni les municipalités n’ont été associées au processus de réflexion. Ces dernières sont pourtant les premières concernées, puisque ce sont leurs déchets qui alimenteront la future usine et leur budget qui la financera. « On se rend compte que le gouvernement n’a jamais eu l’intention de confier la gestion des déchets aux autorités locales comme il l’a promis, regrette un activiste désabusé. La classe politique a en fait entretenu la crise pendant plusieurs mois pour démontrer que les municipalités étaient incapables de s’en sortir seules, et continuer à gérer le dossier d’une façon centralisée et totalement opaque, qui lui permet de prétendre à de juteuses commissions. »
Un argument qu’un ministre réfute en mettant en cause l’absence de compétences des élus municipaux : « On nous traite de corrompus quoi que l’on fasse. Ce que la société civile refuse de voir, c’est que la situation est encore pire au niveau local. »
Des municipalités déresponsabilisées
L’expérience des derniers mois, ou même des dernières années, ne plaide pas forcément en faveur d’une décentralisation de la gestion des déchets. De nombreux projets municipaux, financés par des bailleurs de fonds, ont échoué pour des raisons de corruption ou de querelles d’élus locaux. Pendant la crise, quelques municipalités ont su prendre l’initiative (voir par ailleurs) tandis que d’autres, notamment celle de Beyrouth, ont brillé par leur inertie. Beaucoup se sont contentées de jeter clandestinement les ordures dans la nature, dans leur propre commune ou celles de leurs voisins, ou pire de les brûler à l’air libre.
« Les municipalités ont été privées des ressources nécessaires pour assurer ces fonctions et elles ont été totalement déresponsabilisées pendant des années », nuance Olivia Maamari, responsable du programme environnement chez Arcenciel. « La gestion de ce secteur nécessite un savoir-faire dont peu disposent actuellement. Mais elles pourraient sous-traiter cette tâche au secteur privé si elles bénéficiaient d’un soutien institutionnel et technique adéquat, notamment pour l’élaboration des cahiers des charges, des critères de performance, etc. », ajoute-t-elle.
Les représentants de la société civile démentent l’accusation de naïveté et d’idéalisme qui leur est adressée. Beaucoup d’entre eux se disent conscients des risques de dérives clientélistes et d’échecs en cas de transfert réel de la gestion des déchets aux municipalités. Mais cette demande reste au cœur de leur revendication, car il est plus facile, selon eux, de demander des comptes à un élu local qu’au gouvernement, ou au CDR. En tout cas, la crise a montré qu’au niveau de l’État, tous, et donc personne n’était responsable.