L’Observatoire libanais de la corruption (OLC), un organisme proche du parti Kataëb, a dévoilé le 12 juillet l’identité de 14 personnes physiques et morales ayant sollicité une remise gracieuse ou une modération de leurs amendes fiscales, et dont la demande devait être examinée deux jours plus tard par le Conseil des ministres. La liste des noms – obtenue à partir d’un courrier adressé par le ministre des Finances à la présidence du Conseil et censé être confidentiel – inclut des individus mais aussi de grandes entreprises comme Solidere, BankMed, le Casino du Liban, la compagnie d’assurances al-Ittihad al-Watani, Procter & Gamble ou encore la Bank Audi. Le document mentionne également les montants dus par chacun, composés de pénalités de recouvrement – imposées à l’issue d’un contrôle fiscal lorsqu’un contribuable n’a pas, ou mal, déclaré ses revenus – et de pénalités de retard. Leur somme cumulée s’élève à plus de 105 millions de dollars. Le courrier de Ali Hassan Khalil ne précise pas les raisons pour lesquelles ces sociétés réclament une baisse de leurs amendes, affirme le coordinateur de l’Observatoire libanais de la corruption, Charles Saba. Mais étant donné leur profil et la situation des finances publiques, le sujet a provoqué un tollé, sur fond d’accusations de collusion entre la classe politique et le secteur privé. Dans ce contexte, le Conseil des ministres a décidé de reporter l’examen de la demande, en « attendant des informations supplémentaires de la part du ministère des Finances », comme annoncé à l’issue de la séance. Certains médias ont, quant à eux, expliqué le report par des tensions entre le ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, et Fouad Siniora, le chef du courant du Futur, un parti dont sont proches Solidere et la BankMed, qui doivent à elles seules 63 millions de dollars à l’État, soit plus de la moitié des sommes en question.
Sur le principe, le Conseil des ministres a parfaitement le droit d’accorder des remises gracieuses des pénalités fiscales, conformément à la loi n° 662 du 4 février 2005. Ce texte est venu encadrer une pratique inaugurée dans les années 1990 par Fouad Siniora, alors ministre des Finances.
Une loi pour éviter les mesures discrétionnaires
En se basant sur une loi budgétaire des années 1950, ce dernier accordait des réductions aux contribuables qui en faisaient la demande, de manière discrétionnaire. Au lendemain de la guerre, ces décisions se justifiaient par la nécessité de soulager les citoyens ou les entreprises qui n’étaient pas en mesure de payer les pénalités accumulées pendant le conflit. Mais au fil des années, la pratique s’est installée. À défaut de pouvoir y mettre fin, « on a voulu en 2004 instaurer une règle qui s’appliquerait à tous, et pas seulement à certains », explique le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani.
Le projet de loi, porté par Élias Saba, reconnaît au ministre le droit d’accorder des remises généralisées et d’en définir les modalités et les proportions par arrêté, mais il fixe un taux de réduction maximal de 85 % pour les pénalités de recouvrement et de 75 % pour les pénalités de retard. « Notre approche était réaliste, raconte-t-il. Dans le contexte de l’époque, nous savions que le Parlement n’approuverait pas une loi plus restrictive. » Les députés ont toutefois estimé que le texte accordait trop de prérogatives au seul ministre des Finances, et imposé un plafond d’un milliard de livres d’amendes (666 000 dollars) au-delà duquel les demandes de grâce doivent être examinées par le Conseil des ministres. Ce dernier ayant le choix de la refuser ou de l’accepter, et d’en définir le cas échéant les modalités.
Cette disposition a introduit une distorsion entre les contribuables ayant moins d’un milliard d’amendes et les autres contraints de recourir au Conseil des ministres. D’autant que, depuis le vote de cette loi, les premiers bénéficient d’une modération des amendes quasi systématique. « La loi a fixé un seuil, en espérant que les baisses, qui représentent un manque à gagner pour l’État, seront de moins en moins importantes avec le temps, à mesure que la culture fiscale se développe et la situation du pays s’améliore », souligne Alain Bifani. Mais le populisme l’a emporté sur les intérêts de l’État. À quelques exceptions près, les ministres qui se sont succédé ont à chaque fois accordé des réductions maximales. Cette année encore, en vertu d’une décision ministérielle publiée le 12 juillet au Journal officiel, et courant jusqu’au 30 septembre, les contribuables contrevenants ne paieront que 15 % des pénalités de recouvrement qui leur ont été imposées et 25 % de leurs pénalités de retard.
« Les décisions ministérielles sont devenues tellement prévisibles que plus personne, ou presque, ne paye ses amendes spontanément », déplore Alain Bifani.
L’exception devient une règle
Les 14 contribuables épinglés par l’Observatoire libanais de la corruption, eux, attendent toujours le verdict du Conseil des ministres. « Il y a de nombreux facteurs pouvant justifier une demande de réduction, notamment la situation économique générale du pays, tempère Jacques Saadé, PDG du cabinet Mazars. Reporter la décision pour des raisons politiques a des conséquences négatives pour les contribuables concernés, obligés de provisionner les amendes, alors que ceux dont les pénalités sont inférieures à un milliard de livres peuvent régulariser leurs amendes », souligne-t-il.
Charles Saba, lui, est beaucoup moins compréhensif. Pour lui, il est inacceptable que de grandes entreprises, comme Solidere ou les banques, qui ne manquent pas de fiscalistes, ne payent pas la totalité de leurs impôts en temps et en heure. « Dans l’esprit de la loi, les grâces devaient être accordées dans des circonstances exceptionnelles. Mais avec le temps l’exception est devenue la règle. Les retards sont désormais courants, car les sociétés préfèrent faire fructifier le montant de leurs impôts dans les banques, avec des taux d’intérêt variant entre 6 et 7 %, en sachant que le gouvernement finira par annuler leurs amendes comme il l’a toujours fait précédemment », ajoute-t-il, soulignant que certaines demandes remontent à 2013, à l’époque où le Conseil des ministres ne se réunissait plus.
Selon Alain Bifani, « qu’il accepte ou qu’il refuse, l’exécutif doit en tout cas trancher, car on ne peut pas laisser des contribuables dans l’attente pendant des années ».
Dans l’absolu, le directeur général du ministère des Finances se dit favorable à l’arrêt de ces pratiques, d’autant que l’amendement du code de procédure fiscale en 2008 a déjà baissé les pénalités de manière substantielle. Mais pour cela, l’administration doit elle aussi se réformer. « Le problème est qu’aujourd’hui le pire des délinquants fiscaux est traité de la même manière qu’un agent ayant commis une erreur de bonne foi. Par peur de la corruption, la loi n’a donné aucune marge d’appréciation ou de manœuvre au fonctionnaire, qui lui permettrait d’évaluer la bonne foi de l’agent et les pertes réelles subies par l’État. Les pénalités sont imposées de manière systématique », explique-t-il. Selon lui, il faudrait redonner des prérogatives aux fonctionnaires à condition de créer un contre-pouvoir capable de les évaluer, une sorte d’inspection centrale efficace. « Il faut aussi développer le nombre de commissions de contestations, poursuit-il. Il n’y en a aujourd’hui qu’une par mohafazat, et parfois la nomination des magistrats qui les composent peuvent prendre des années. Ces commissions devaient d’ailleurs être remplacées par des tribunaux administratifs, qui n’ont jamais vu le jour. »
En France, les demandes de remise gracieuse ou de modération des pénalités doivent être dument justifiées et adressées à l’administration fiscale, à qui revient la décision. Cette dernière tranche après avoir évalué « les capacités réelles de paiement du contribuable (…) en prenant en compte l’ensemble des particularités du dossier, ainsi que le comportement habituel du contribuable en matière de déclaration et de paiement, le respect de ses engagements pris et les efforts déjà fournis pour se libérer de sa dette », lit-on sur le site du fisc français.
Au Liban, le législateur a confié ce pouvoir aux politiques, comme s’ils étaient moins corruptibles que les fonctionnaires...
Sur le principe, le Conseil des ministres a parfaitement le droit d’accorder des remises gracieuses des pénalités fiscales, conformément à la loi n° 662 du 4 février 2005. Ce texte est venu encadrer une pratique inaugurée dans les années 1990 par Fouad Siniora, alors ministre des Finances.
Une loi pour éviter les mesures discrétionnaires
En se basant sur une loi budgétaire des années 1950, ce dernier accordait des réductions aux contribuables qui en faisaient la demande, de manière discrétionnaire. Au lendemain de la guerre, ces décisions se justifiaient par la nécessité de soulager les citoyens ou les entreprises qui n’étaient pas en mesure de payer les pénalités accumulées pendant le conflit. Mais au fil des années, la pratique s’est installée. À défaut de pouvoir y mettre fin, « on a voulu en 2004 instaurer une règle qui s’appliquerait à tous, et pas seulement à certains », explique le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani.
Le projet de loi, porté par Élias Saba, reconnaît au ministre le droit d’accorder des remises généralisées et d’en définir les modalités et les proportions par arrêté, mais il fixe un taux de réduction maximal de 85 % pour les pénalités de recouvrement et de 75 % pour les pénalités de retard. « Notre approche était réaliste, raconte-t-il. Dans le contexte de l’époque, nous savions que le Parlement n’approuverait pas une loi plus restrictive. » Les députés ont toutefois estimé que le texte accordait trop de prérogatives au seul ministre des Finances, et imposé un plafond d’un milliard de livres d’amendes (666 000 dollars) au-delà duquel les demandes de grâce doivent être examinées par le Conseil des ministres. Ce dernier ayant le choix de la refuser ou de l’accepter, et d’en définir le cas échéant les modalités.
Cette disposition a introduit une distorsion entre les contribuables ayant moins d’un milliard d’amendes et les autres contraints de recourir au Conseil des ministres. D’autant que, depuis le vote de cette loi, les premiers bénéficient d’une modération des amendes quasi systématique. « La loi a fixé un seuil, en espérant que les baisses, qui représentent un manque à gagner pour l’État, seront de moins en moins importantes avec le temps, à mesure que la culture fiscale se développe et la situation du pays s’améliore », souligne Alain Bifani. Mais le populisme l’a emporté sur les intérêts de l’État. À quelques exceptions près, les ministres qui se sont succédé ont à chaque fois accordé des réductions maximales. Cette année encore, en vertu d’une décision ministérielle publiée le 12 juillet au Journal officiel, et courant jusqu’au 30 septembre, les contribuables contrevenants ne paieront que 15 % des pénalités de recouvrement qui leur ont été imposées et 25 % de leurs pénalités de retard.
« Les décisions ministérielles sont devenues tellement prévisibles que plus personne, ou presque, ne paye ses amendes spontanément », déplore Alain Bifani.
L’exception devient une règle
Les 14 contribuables épinglés par l’Observatoire libanais de la corruption, eux, attendent toujours le verdict du Conseil des ministres. « Il y a de nombreux facteurs pouvant justifier une demande de réduction, notamment la situation économique générale du pays, tempère Jacques Saadé, PDG du cabinet Mazars. Reporter la décision pour des raisons politiques a des conséquences négatives pour les contribuables concernés, obligés de provisionner les amendes, alors que ceux dont les pénalités sont inférieures à un milliard de livres peuvent régulariser leurs amendes », souligne-t-il.
Charles Saba, lui, est beaucoup moins compréhensif. Pour lui, il est inacceptable que de grandes entreprises, comme Solidere ou les banques, qui ne manquent pas de fiscalistes, ne payent pas la totalité de leurs impôts en temps et en heure. « Dans l’esprit de la loi, les grâces devaient être accordées dans des circonstances exceptionnelles. Mais avec le temps l’exception est devenue la règle. Les retards sont désormais courants, car les sociétés préfèrent faire fructifier le montant de leurs impôts dans les banques, avec des taux d’intérêt variant entre 6 et 7 %, en sachant que le gouvernement finira par annuler leurs amendes comme il l’a toujours fait précédemment », ajoute-t-il, soulignant que certaines demandes remontent à 2013, à l’époque où le Conseil des ministres ne se réunissait plus.
Selon Alain Bifani, « qu’il accepte ou qu’il refuse, l’exécutif doit en tout cas trancher, car on ne peut pas laisser des contribuables dans l’attente pendant des années ».
Dans l’absolu, le directeur général du ministère des Finances se dit favorable à l’arrêt de ces pratiques, d’autant que l’amendement du code de procédure fiscale en 2008 a déjà baissé les pénalités de manière substantielle. Mais pour cela, l’administration doit elle aussi se réformer. « Le problème est qu’aujourd’hui le pire des délinquants fiscaux est traité de la même manière qu’un agent ayant commis une erreur de bonne foi. Par peur de la corruption, la loi n’a donné aucune marge d’appréciation ou de manœuvre au fonctionnaire, qui lui permettrait d’évaluer la bonne foi de l’agent et les pertes réelles subies par l’État. Les pénalités sont imposées de manière systématique », explique-t-il. Selon lui, il faudrait redonner des prérogatives aux fonctionnaires à condition de créer un contre-pouvoir capable de les évaluer, une sorte d’inspection centrale efficace. « Il faut aussi développer le nombre de commissions de contestations, poursuit-il. Il n’y en a aujourd’hui qu’une par mohafazat, et parfois la nomination des magistrats qui les composent peuvent prendre des années. Ces commissions devaient d’ailleurs être remplacées par des tribunaux administratifs, qui n’ont jamais vu le jour. »
En France, les demandes de remise gracieuse ou de modération des pénalités doivent être dument justifiées et adressées à l’administration fiscale, à qui revient la décision. Cette dernière tranche après avoir évalué « les capacités réelles de paiement du contribuable (…) en prenant en compte l’ensemble des particularités du dossier, ainsi que le comportement habituel du contribuable en matière de déclaration et de paiement, le respect de ses engagements pris et les efforts déjà fournis pour se libérer de sa dette », lit-on sur le site du fisc français.
Au Liban, le législateur a confié ce pouvoir aux politiques, comme s’ils étaient moins corruptibles que les fonctionnaires...