En août 2015, des milliers de Libanais protestaient contre l’irresponsabilité et la corruption au niveau de la gestion des déchets ménagers. Un an et demi plus tard, le premier juge d’instruction de Beyrouth a tranché : personne ne sera poursuivi. À moins qu’un dernier recours, présenté par le député Samy Gemayel, n’aboutisse.
Les entreprises chargées de la gestion des déchets durant ces vingt dernières années n’ont rien à se reprocher. Leurs agissements étaient couverts par des actes administratifs qui ne peuvent être contestés qu’à travers la justice administrative. Telle est, en substance, la décision rendue par le premier juge d’instruction de Beyrouth le 3 mars. Ghassan Oueidate a ainsi décidé de mettre fin aux poursuites contre les sociétés Sukleen, Sukomi, D.G. Jones & Partners et Laceco, engagées par le parquet financier.
Ce dernier avait été saisi en 2015, à la suite des plaintes déposées par le député Samy Gemayel, l’Association de coopération internationale pour les droits de l’homme, deux municipalités du Akkar et l’ancien ministre Wi’am Wahhab (qui a par la suite retiré sa plainte). À l’époque, la crise des déchets avait mis en lumière les dysfonctionnements qui caractérisent la gestion du secteur depuis 1994, date à laquelle la société Sukleen de Mayssara Sukkar − un homme d’affaires proche de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri − avait remporté un appel d’offres pour la collecte des déchets et le balayage du Grand Beyrouth. En 1997, une filiale du même groupe, Sukomi, a obtenu, sans appel d’offres, deux autres contrats, l’un pour le traitement des déchets (recyclage et compostage) et l’autre pour la mise en décharge. Les contrats étaient octroyés par le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) – qui relève directement du Conseil des ministres − et leur application devait être surveillée par deux consultants : D.G. Jones & Partners et Laceco.
Explosion des coûts
Au fil des ans, ces contrats ont été renouvelés et amendés pour englober davantage de régions et réviser les prix, dans l’opacité la plus totale. Même des ministres n’y avaient pas accès, se contentant de les approuver. Du Grand Beyrouth, la zone d’intervention de Sukleen et Sukomi a été entendue à 290 municipalités, et le montant total payé par le contribuable (consultants compris) est passé de 23,5 millions en 1996 à 183,7 millions de dollars en 2014. Sur les 2,25 milliards de dollars dépensés durant cette période, 35,8 % ont été versés à Sukleen, 28,7 % pour la mise en décharge (Sukomi), 31 % pour le traitement des déchets (Sukomi) et le reste aux deux consultants. Alors que la quantité de déchets ne cessait d’augmenter, la part du recyclage et du compostage est tombée de 27 % à moins de 15 % et la mise en décharge s’accélérait, jusqu’à saturation. Cela a poussé la société civile à s’interroger sur les coûts exorbitants facturés par les deux sociétés, estimés à 143 dollars la tonne, le tarif le plus élevé de la région Mena. Au-delà des prix, l’origine des fonds était aussi contestée. En se basant sur un avis consultatif du Conseil d’État, le gouvernement puisait une partie des sommes dues au groupe dans la Caisse autonome des municipalités (CAM). Or la Cour des comptes avait estimé en 1999 qu’il n’était pas possible pour certaines municipalités de bénéficier de fonds destinés au départ à toutes les municipalités.
À l’issue de près d’un an d’enquête, le procureur financier, Ali Ibrahim, a estimé ces éléments suffisants pour engager des poursuites à l’encontre des quatre sociétés. Sukleen et Sukomi étaient soupçonnées d’avoir triché sur les quantités collectées et traitées, et d’avoir encaissé des sommes indues, en l’absence de surveillance effective de la part des deux consultants. Le parquet a retenu les charges de « manœuvres frauduleuses délibérées, dans l’intention de nuire aux projets de l’État et de favoriser les intérêts privés », passibles jusqu’à trois ans de prison, et renvoyé l’affaire devant un juge d’instruction. Cela est généralement le cas pour les affaires graves ou complexes, qui nécessitent une enquête plus approfondie.
Responsabilité de l’État
Le premier juge d’instruction de Beyrouth, Ghassan Oueidate, hérite du dossier fin février 2016. Il interroge à son tour les représentants des quatre sociétés, ainsi que le président du CDR, Nabil el-Jisr, mais il aboutit à une conclusion radicalement différente. Selon lui l’enquête ne permet pas d’incriminer les entreprises pour fraude. Leurs agissements « étaient soumis au contrôle des autorités administratives ». Leurs contrats et leurs obligations émanaient « de décisions prises par le Conseil des ministres, les autorités administratives compétentes et les ministres concernés », et l’utilisation de la Caisse autonome des municipalités « est une décision du Conseil des ministres et n’a concerné que les municipalités bénéficiant des contrats de nettoyage », lit-on dans le compte-rendu de la décision. « Ces mesures étant des actes administratifs appliquant des décisions du pouvoir exécutif, leur contestation n’entre pas dans le champ de la justice ordinaire et relève exclusivement de la justice administrative », conclut le juge Ghassan Oueidate.
La responsabilité de l’État est la ligne de défense adoptée par les sociétés concernées tout au long de la crise. Sous les feux des projecteurs, Sukleen et Sukomi répétaient que le gouvernement n’a jamais amendé le volume de déchets à traiter fixé dans le contrat initial, ni ne leur avait jamais donné les moyens de développer leurs activités. L’un des consultants a même souligné auprès du juge que le nombre de contrôleurs déterminé par le CDR était insuffisant pour contrôler les opérations.
Une occasion manquée
Ces arguments font toutefois bondir les représentants de la société civile. « Dire que l’État est responsable ne dédouane pas ses complices, qui savaient pertinemment qu’il ne faisait pas correctement son travail, et d’où venait l’argent », s’insurge Elham Barjas, de l’association Legal Agenda. D’autant que la justice administrative est difficilement mobilisable sur ce dossier. « La jurisprudence montre qu’il est pratiquement impossible de saisir le Conseil d’État sur cette affaire », explique-t-elle. Pour elle, le juge d’instruction « a raté une occasion historique. L’enjeu n’était pas de trancher la culpabilité des entreprises concernées, mais d’autoriser, pour la première fois, un procès de détournement de fonds publics de cette ampleur ».
Au-delà de la symbolique, Elham Barjas tout comme l’avocat du député Samy Gemayel, Mark Habka, reprochent au juge de ne pas avoir poussé l’enquête plus loin, malgré l’importance du dossier et les sommes en jeu. « Alors qu’un juge dispose de moyens pour enquêter qu’aucun autre pouvoir ne détient », souligne-t-elle.
Les sept pages qui composent la décision reprennent essentiellement les arguments des représentants des quatre sociétés et du président du CDR. « Je ne sais pas qui sont les autres personnes interrogées, mais aucun témoignage n’a été jugé assez intéressant pour figurer dans la décision finale », souligne Elham Berjas. Les témoignages ou les éléments présentés par les plaignants ne sont que brièvement abordés. Le texte cite toutefois deux experts mandatés en 2015 pour auditer les activités de Sukleen et Sukomi, qui n’ont rien noté de suspect. Selon eux, il ne pourrait y avoir eu de fraude sans la complicité des deux consultants, or « ils n’ont pas perçu une telle situation », lit-on dans la décision, qui ne précise pas s’il s’agit des mêmes experts que ceux engagés par le parquet.
« Étant donné la complexité du dossier, nous nous serions attendus à ce que le juge nomme de nouveaux experts, des spécialistes », déclare Marc Habka. Ce dernier critique aussi le fait que les avocats des plaignants n’aient pas été conviés à certains interrogatoires. « Des questions que nous avions adressées au juge, notamment sur des transferts suspects entre Sukleen et une société offshore, n’ont pas été soulevées », ajoute-t-il. Les plaignants avaient également souhaité le remplacement du représentant de l’entreprise, au motif qu’il avait été récemment nommé au conseil d’administration. Mais ils n’ont pas été entendus. C’est donc pour exiger une “véritable enquête”, que l’avocat de Samy Gemayel a fait appel de la décision auprès de la chambre d’accusation. Cette dernière peut désormais reprendre l’affaire en main, ou au contraire l’enterrer à tout jamais.
Ce dernier avait été saisi en 2015, à la suite des plaintes déposées par le député Samy Gemayel, l’Association de coopération internationale pour les droits de l’homme, deux municipalités du Akkar et l’ancien ministre Wi’am Wahhab (qui a par la suite retiré sa plainte). À l’époque, la crise des déchets avait mis en lumière les dysfonctionnements qui caractérisent la gestion du secteur depuis 1994, date à laquelle la société Sukleen de Mayssara Sukkar − un homme d’affaires proche de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri − avait remporté un appel d’offres pour la collecte des déchets et le balayage du Grand Beyrouth. En 1997, une filiale du même groupe, Sukomi, a obtenu, sans appel d’offres, deux autres contrats, l’un pour le traitement des déchets (recyclage et compostage) et l’autre pour la mise en décharge. Les contrats étaient octroyés par le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) – qui relève directement du Conseil des ministres − et leur application devait être surveillée par deux consultants : D.G. Jones & Partners et Laceco.
Explosion des coûts
Au fil des ans, ces contrats ont été renouvelés et amendés pour englober davantage de régions et réviser les prix, dans l’opacité la plus totale. Même des ministres n’y avaient pas accès, se contentant de les approuver. Du Grand Beyrouth, la zone d’intervention de Sukleen et Sukomi a été entendue à 290 municipalités, et le montant total payé par le contribuable (consultants compris) est passé de 23,5 millions en 1996 à 183,7 millions de dollars en 2014. Sur les 2,25 milliards de dollars dépensés durant cette période, 35,8 % ont été versés à Sukleen, 28,7 % pour la mise en décharge (Sukomi), 31 % pour le traitement des déchets (Sukomi) et le reste aux deux consultants. Alors que la quantité de déchets ne cessait d’augmenter, la part du recyclage et du compostage est tombée de 27 % à moins de 15 % et la mise en décharge s’accélérait, jusqu’à saturation. Cela a poussé la société civile à s’interroger sur les coûts exorbitants facturés par les deux sociétés, estimés à 143 dollars la tonne, le tarif le plus élevé de la région Mena. Au-delà des prix, l’origine des fonds était aussi contestée. En se basant sur un avis consultatif du Conseil d’État, le gouvernement puisait une partie des sommes dues au groupe dans la Caisse autonome des municipalités (CAM). Or la Cour des comptes avait estimé en 1999 qu’il n’était pas possible pour certaines municipalités de bénéficier de fonds destinés au départ à toutes les municipalités.
À l’issue de près d’un an d’enquête, le procureur financier, Ali Ibrahim, a estimé ces éléments suffisants pour engager des poursuites à l’encontre des quatre sociétés. Sukleen et Sukomi étaient soupçonnées d’avoir triché sur les quantités collectées et traitées, et d’avoir encaissé des sommes indues, en l’absence de surveillance effective de la part des deux consultants. Le parquet a retenu les charges de « manœuvres frauduleuses délibérées, dans l’intention de nuire aux projets de l’État et de favoriser les intérêts privés », passibles jusqu’à trois ans de prison, et renvoyé l’affaire devant un juge d’instruction. Cela est généralement le cas pour les affaires graves ou complexes, qui nécessitent une enquête plus approfondie.
Responsabilité de l’État
Le premier juge d’instruction de Beyrouth, Ghassan Oueidate, hérite du dossier fin février 2016. Il interroge à son tour les représentants des quatre sociétés, ainsi que le président du CDR, Nabil el-Jisr, mais il aboutit à une conclusion radicalement différente. Selon lui l’enquête ne permet pas d’incriminer les entreprises pour fraude. Leurs agissements « étaient soumis au contrôle des autorités administratives ». Leurs contrats et leurs obligations émanaient « de décisions prises par le Conseil des ministres, les autorités administratives compétentes et les ministres concernés », et l’utilisation de la Caisse autonome des municipalités « est une décision du Conseil des ministres et n’a concerné que les municipalités bénéficiant des contrats de nettoyage », lit-on dans le compte-rendu de la décision. « Ces mesures étant des actes administratifs appliquant des décisions du pouvoir exécutif, leur contestation n’entre pas dans le champ de la justice ordinaire et relève exclusivement de la justice administrative », conclut le juge Ghassan Oueidate.
La responsabilité de l’État est la ligne de défense adoptée par les sociétés concernées tout au long de la crise. Sous les feux des projecteurs, Sukleen et Sukomi répétaient que le gouvernement n’a jamais amendé le volume de déchets à traiter fixé dans le contrat initial, ni ne leur avait jamais donné les moyens de développer leurs activités. L’un des consultants a même souligné auprès du juge que le nombre de contrôleurs déterminé par le CDR était insuffisant pour contrôler les opérations.
Une occasion manquée
Ces arguments font toutefois bondir les représentants de la société civile. « Dire que l’État est responsable ne dédouane pas ses complices, qui savaient pertinemment qu’il ne faisait pas correctement son travail, et d’où venait l’argent », s’insurge Elham Barjas, de l’association Legal Agenda. D’autant que la justice administrative est difficilement mobilisable sur ce dossier. « La jurisprudence montre qu’il est pratiquement impossible de saisir le Conseil d’État sur cette affaire », explique-t-elle. Pour elle, le juge d’instruction « a raté une occasion historique. L’enjeu n’était pas de trancher la culpabilité des entreprises concernées, mais d’autoriser, pour la première fois, un procès de détournement de fonds publics de cette ampleur ».
Au-delà de la symbolique, Elham Barjas tout comme l’avocat du député Samy Gemayel, Mark Habka, reprochent au juge de ne pas avoir poussé l’enquête plus loin, malgré l’importance du dossier et les sommes en jeu. « Alors qu’un juge dispose de moyens pour enquêter qu’aucun autre pouvoir ne détient », souligne-t-elle.
Les sept pages qui composent la décision reprennent essentiellement les arguments des représentants des quatre sociétés et du président du CDR. « Je ne sais pas qui sont les autres personnes interrogées, mais aucun témoignage n’a été jugé assez intéressant pour figurer dans la décision finale », souligne Elham Berjas. Les témoignages ou les éléments présentés par les plaignants ne sont que brièvement abordés. Le texte cite toutefois deux experts mandatés en 2015 pour auditer les activités de Sukleen et Sukomi, qui n’ont rien noté de suspect. Selon eux, il ne pourrait y avoir eu de fraude sans la complicité des deux consultants, or « ils n’ont pas perçu une telle situation », lit-on dans la décision, qui ne précise pas s’il s’agit des mêmes experts que ceux engagés par le parquet.
« Étant donné la complexité du dossier, nous nous serions attendus à ce que le juge nomme de nouveaux experts, des spécialistes », déclare Marc Habka. Ce dernier critique aussi le fait que les avocats des plaignants n’aient pas été conviés à certains interrogatoires. « Des questions que nous avions adressées au juge, notamment sur des transferts suspects entre Sukleen et une société offshore, n’ont pas été soulevées », ajoute-t-il. Les plaignants avaient également souhaité le remplacement du représentant de l’entreprise, au motif qu’il avait été récemment nommé au conseil d’administration. Mais ils n’ont pas été entendus. C’est donc pour exiger une “véritable enquête”, que l’avocat de Samy Gemayel a fait appel de la décision auprès de la chambre d’accusation. Cette dernière peut désormais reprendre l’affaire en main, ou au contraire l’enterrer à tout jamais.