Les trois milliards de dollars d’obligations en devises émises par l’État en mars ont rencontré un franc succès auprès des banques locales. Comment expliquer l’appétit des investisseurs, alors que l’ingénierie financière de la Banque centrale, qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois, était justifiée par la crainte d’un tarissement des liquidités ?
L’État libanais a levé en mars trois milliards de dollars à travers une émission record d’obligations en devises. L’opération a été unanimement qualifiée de succès. Preuve en est : elle a été largement sursouscrite, c’est-à-dire que les investisseurs étaient prêts à acheter bien plus que ce qui leur a été alloué par le ministère des Finances. Ce dernier a indiqué avoir reçu des offres pour un montant total de 17,8 milliards de dollars, soit près de six fois la valeur des obligations effectivement émises. Comme toujours, l’écrasante majorité (80 %) a été achetée par des institutions financières locales, essentiellement des banques.
Comment expliquer un tel appétit pour des titres en dollars, alors qu’il y a quelques mois, le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, disait craindre un tarissement de devises dans le pays ? À en croire les banquiers, il s’agit d’une conséquence de la fameuse ingénierie financière, mise en place tout au long du second semestre 2016 par la BDL (voir Le Commerce du Levant d’octobre 2016, de décembre 2016 et de février 2017).
L’ingénierie de la BDL
Un petit retour en arrière s’impose. Fin mai 2016, dans un contexte de ralentissement des entrées de capitaux et des besoins de financement de l’État toujours croissants, les réserves en devises du pays baissent de 10 % en rythme annuel. Ces réserves, qui permettent à la BDL de maintenir la parité de la livre en cas de crise, restent toutefois à un niveau confortable, à 35 milliards de dollars. À l’époque, « les conditions étaient particulièrement difficiles, avec une économie stagnante, une balance des paiements affaiblie, des déficits jumeaux en hausse et une incertitude politique », rappelle le directeur des recherches de FFA Private Bank, Nadim Kabbara, en soulignant toutefois que les chiffres n’avaient rien d’alarmant. La situation du Liban était alors « meilleure que celle de pays équivalents en termes de réserves en devises par rapport au PIB, de taux de couverture des importations ou de besoins de financement du déficit des comptes courants », affirme-t-il.
Mais le gouverneur, lui, n’était pas de cet avis. Craignant une baisse des liquidités dans la région et sans doute une détérioration au niveau local, Riad Salamé cherche à doper les entrées de capitaux, quel qu’en soit le prix. Il propose au secteur bancaire un marché en or : des dollars en échange d’un montant équivalent en livres, majoré d’une forte prime. Il met en place le schéma suivant : les banques rapatrient des fonds placés à l’étranger et les déposent à la BDL en échange de titres émis par cette dernière, appelés certificats de dépôts. Simultanément, et dans les mêmes proportions, la BDL leur achète des bons du Trésor en livres libanaises à un prix très avantageux. Les banques encaissent ainsi la valeur des titres avec une marge de plus de 35 %. L’affaire est tellement intéressante que le secteur se lance dans une course aux dollars. Certains établissements offrent des rémunérations astronomiques à leurs riches clients pour attirer de nouveaux dépôts, placés à leur tour à la BDL. Au fil des mois, la machine s’emballe. Entre mai et novembre, les échanges de titres, appelés “swaps”, portent sur plus de 12 milliards de dollars, et les revenus directs générés par les banques dépassent les cinq milliards de dollars. Ce montant est équivalent à « environ 10 % du PIB, et deux à trois fois les gains du secteur pour une année normale », précise Nadim Kabbara.
Fin 2016, comme par miracle, la situation financière du pays semble s’être redressée. La balance des paiements est à nouveau excédentaire, les réserves en devises sont à un niveau record (à plus de 40 milliards de dollars, quasiment autant que le PIB) et le secteur bancaire affiche une santé éclatante (voir par ailleurs). Le gouverneur s’en félicite, affirmant qu’« aucune des parties n’a perdu de l’argent ». Cet argument semble toutefois difficile à comprendre. L’opération implique forcément un « transfert de revenus du secteur public vers le secteur privé, puisque c’est un jeu à somme nulle », souligne Nadim Tabbara. Dans un rapport publié le 24 janvier, le Fonds monétaire international confirme que l’ingénierie a eu un coût pour la BDL, sans le chiffrer. Accusé d’avoir renfloué les banques aux frais du contribuable, Riad Salamé lie la santé du secteur à sa capacité à financer l’économie, et surtout l’État.
Ce dernier a besoin d’au moins 4,5 milliards de dollars en devises en 2017, dont trois milliards pour rembourser des dettes arrivant à échéance en mars. D’où la décision d’émettre des eurobonds.
Nouveaux swaps
Début 2017, la BDL regorge désormais de dollars, mais son exposition au risque souverain a déjà fortement augmenté suite au rachat massif de bons du Trésor, dans le cadre de l’ingénierie. Le gouverneur propose alors aux banques de leur fournir des liquidités, afin qu’elles financent l’État. Une nouvelle forme de swaps a lieu : la BDL rachète des certificats de dépôts cédés quelques mois plus tôt, et les banques souscrivent, simultanément et dans les mêmes proportions, aux nouveaux eurobonds émis par l’État.
Pour les milieux financiers, la forte demande constatée pour les eurobonds reflète donc la magnitude de l’ingénierie financière et la quantité de certificats de dépôts détenus par le secteur bancaire. « La nécessité de l’ingénierie et son ampleur peuvent être controversées, mais on ne peut pas nier qu’elle a eu des répercussions positives au niveau de l’émission. Sans cela, je ne pense pas que l’État aurait été en mesure de lever trois milliards de dollars aux mêmes conditions », affirme un spécialiste des marchés obligataires.
Mais tout le monde n’est pas du même avis. « La demande locale n’a pas été exclusivement soutenue par les swaps de la BDL, affirme-t-on de source informée. L’opération a aussi été largement sursouscrite par les investisseurs étrangers. Cela montre qu’il y a une abondance de liquidités à la fois sur les marchés internationaux et au Liban ; et que l’ingénierie et les sommes exorbitantes payées aux banques n’étaient pas justifiées. »
Priorité à des instruments liquides ?
Qu’ils soient ou non à l’origine du succès de l’émission, les derniers swaps entre la BDL et les banques soulèvent une dernière question. Quel intérêt avaient les banques à remplacer leurs certificats de dépôts par des eurobonds ? « Ce choix ne répond pas à des intérêts financiers, puisque la BDL a racheté les titres à leur prix nominal et que les deux instruments procurent quasiment les mêmes rendements. La décision de détenir des eurobonds plutôt que des certificats de dépôts est d’ordre stratégique », explique un financier. Les certificats de dépôts ont l’avantage d’être comptabilisés comme des liquidités et ne détériorent donc pas les ratios de liquidité des banques. Certaines banques préfèrent également être exposées à la BDL plutôt qu’au gouvernement libanais. Mais les eurobonds présentent aussi des avantages, et pas des moindres : d’une part, les taxes sur les taux d’intérêt qu’ils génèrent sont déductibles de l’impôt sur les bénéfices, et, de l’autre, ces instruments sont plus liquides. « Au-delà de l’aspect comptable, les certificats de dépôts sont en général détenus à maturité, ils ne sont pas toujours vendables avant. Les eurobonds en revanche sont plus facilement cessibles au besoin », affirme le financier précité. Le remplacement de certificats de dépôts par des eurobonds pourrait donc être interprété comme un signe d’inquiétude, ou du moins de vigilance, de la part de certaines banques conscientes de la nature volatile des dépôts collectés grâce aux revenus de l’ingénierie. En effet, des clients fortunés s’étaient vu proposer des bonus immédiats en échange de l’ouverture d’un compte en dollars, bloqué sur une certaine période. Qu’adviendra-t-il de ces dépôts à échéance ? Nul ne sait, mais mieux vaut être préparé.
Comment expliquer un tel appétit pour des titres en dollars, alors qu’il y a quelques mois, le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, disait craindre un tarissement de devises dans le pays ? À en croire les banquiers, il s’agit d’une conséquence de la fameuse ingénierie financière, mise en place tout au long du second semestre 2016 par la BDL (voir Le Commerce du Levant d’octobre 2016, de décembre 2016 et de février 2017).
L’ingénierie de la BDL
Un petit retour en arrière s’impose. Fin mai 2016, dans un contexte de ralentissement des entrées de capitaux et des besoins de financement de l’État toujours croissants, les réserves en devises du pays baissent de 10 % en rythme annuel. Ces réserves, qui permettent à la BDL de maintenir la parité de la livre en cas de crise, restent toutefois à un niveau confortable, à 35 milliards de dollars. À l’époque, « les conditions étaient particulièrement difficiles, avec une économie stagnante, une balance des paiements affaiblie, des déficits jumeaux en hausse et une incertitude politique », rappelle le directeur des recherches de FFA Private Bank, Nadim Kabbara, en soulignant toutefois que les chiffres n’avaient rien d’alarmant. La situation du Liban était alors « meilleure que celle de pays équivalents en termes de réserves en devises par rapport au PIB, de taux de couverture des importations ou de besoins de financement du déficit des comptes courants », affirme-t-il.
Mais le gouverneur, lui, n’était pas de cet avis. Craignant une baisse des liquidités dans la région et sans doute une détérioration au niveau local, Riad Salamé cherche à doper les entrées de capitaux, quel qu’en soit le prix. Il propose au secteur bancaire un marché en or : des dollars en échange d’un montant équivalent en livres, majoré d’une forte prime. Il met en place le schéma suivant : les banques rapatrient des fonds placés à l’étranger et les déposent à la BDL en échange de titres émis par cette dernière, appelés certificats de dépôts. Simultanément, et dans les mêmes proportions, la BDL leur achète des bons du Trésor en livres libanaises à un prix très avantageux. Les banques encaissent ainsi la valeur des titres avec une marge de plus de 35 %. L’affaire est tellement intéressante que le secteur se lance dans une course aux dollars. Certains établissements offrent des rémunérations astronomiques à leurs riches clients pour attirer de nouveaux dépôts, placés à leur tour à la BDL. Au fil des mois, la machine s’emballe. Entre mai et novembre, les échanges de titres, appelés “swaps”, portent sur plus de 12 milliards de dollars, et les revenus directs générés par les banques dépassent les cinq milliards de dollars. Ce montant est équivalent à « environ 10 % du PIB, et deux à trois fois les gains du secteur pour une année normale », précise Nadim Kabbara.
Fin 2016, comme par miracle, la situation financière du pays semble s’être redressée. La balance des paiements est à nouveau excédentaire, les réserves en devises sont à un niveau record (à plus de 40 milliards de dollars, quasiment autant que le PIB) et le secteur bancaire affiche une santé éclatante (voir par ailleurs). Le gouverneur s’en félicite, affirmant qu’« aucune des parties n’a perdu de l’argent ». Cet argument semble toutefois difficile à comprendre. L’opération implique forcément un « transfert de revenus du secteur public vers le secteur privé, puisque c’est un jeu à somme nulle », souligne Nadim Tabbara. Dans un rapport publié le 24 janvier, le Fonds monétaire international confirme que l’ingénierie a eu un coût pour la BDL, sans le chiffrer. Accusé d’avoir renfloué les banques aux frais du contribuable, Riad Salamé lie la santé du secteur à sa capacité à financer l’économie, et surtout l’État.
Ce dernier a besoin d’au moins 4,5 milliards de dollars en devises en 2017, dont trois milliards pour rembourser des dettes arrivant à échéance en mars. D’où la décision d’émettre des eurobonds.
Nouveaux swaps
Début 2017, la BDL regorge désormais de dollars, mais son exposition au risque souverain a déjà fortement augmenté suite au rachat massif de bons du Trésor, dans le cadre de l’ingénierie. Le gouverneur propose alors aux banques de leur fournir des liquidités, afin qu’elles financent l’État. Une nouvelle forme de swaps a lieu : la BDL rachète des certificats de dépôts cédés quelques mois plus tôt, et les banques souscrivent, simultanément et dans les mêmes proportions, aux nouveaux eurobonds émis par l’État.
Pour les milieux financiers, la forte demande constatée pour les eurobonds reflète donc la magnitude de l’ingénierie financière et la quantité de certificats de dépôts détenus par le secteur bancaire. « La nécessité de l’ingénierie et son ampleur peuvent être controversées, mais on ne peut pas nier qu’elle a eu des répercussions positives au niveau de l’émission. Sans cela, je ne pense pas que l’État aurait été en mesure de lever trois milliards de dollars aux mêmes conditions », affirme un spécialiste des marchés obligataires.
Mais tout le monde n’est pas du même avis. « La demande locale n’a pas été exclusivement soutenue par les swaps de la BDL, affirme-t-on de source informée. L’opération a aussi été largement sursouscrite par les investisseurs étrangers. Cela montre qu’il y a une abondance de liquidités à la fois sur les marchés internationaux et au Liban ; et que l’ingénierie et les sommes exorbitantes payées aux banques n’étaient pas justifiées. »
Priorité à des instruments liquides ?
Qu’ils soient ou non à l’origine du succès de l’émission, les derniers swaps entre la BDL et les banques soulèvent une dernière question. Quel intérêt avaient les banques à remplacer leurs certificats de dépôts par des eurobonds ? « Ce choix ne répond pas à des intérêts financiers, puisque la BDL a racheté les titres à leur prix nominal et que les deux instruments procurent quasiment les mêmes rendements. La décision de détenir des eurobonds plutôt que des certificats de dépôts est d’ordre stratégique », explique un financier. Les certificats de dépôts ont l’avantage d’être comptabilisés comme des liquidités et ne détériorent donc pas les ratios de liquidité des banques. Certaines banques préfèrent également être exposées à la BDL plutôt qu’au gouvernement libanais. Mais les eurobonds présentent aussi des avantages, et pas des moindres : d’une part, les taxes sur les taux d’intérêt qu’ils génèrent sont déductibles de l’impôt sur les bénéfices, et, de l’autre, ces instruments sont plus liquides. « Au-delà de l’aspect comptable, les certificats de dépôts sont en général détenus à maturité, ils ne sont pas toujours vendables avant. Les eurobonds en revanche sont plus facilement cessibles au besoin », affirme le financier précité. Le remplacement de certificats de dépôts par des eurobonds pourrait donc être interprété comme un signe d’inquiétude, ou du moins de vigilance, de la part de certaines banques conscientes de la nature volatile des dépôts collectés grâce aux revenus de l’ingénierie. En effet, des clients fortunés s’étaient vu proposer des bonus immédiats en échange de l’ouverture d’un compte en dollars, bloqué sur une certaine période. Qu’adviendra-t-il de ces dépôts à échéance ? Nul ne sait, mais mieux vaut être préparé.
Un “timing” favorable L’État a émis trois tranches d’eurobonds : la première, de 1,25 milliard de dollars, arrive à échéance en 2027 avec un taux d’intérêt de 6,85 % ; la deuxième, d’un milliard de dollars, arrive à échéance en 2032 avec un taux de 7 % ; et la troisième, de 750 millions de dollars, arrive à échéance en 2037 avec un taux d’intérêt de 7,25 %. Ces taux sont plutôt favorables à l’État libanais, commente un spécialiste des marchés obligataires. Ils s’expliquent par la forte demande qui a permis au ministère des Finances de négocier à la baisse, mais aussi par le “timing” de l’opération. Au moment de l’émission, les rendements des obligations de références, les bons du Trésor américain, étaient orientés à la baisse, grâce aux signaux envoyés au marché par la Réserve fédérale américaine le 15 mars, malgré la hausse des taux directeurs. |