Le récent scandale Harvey Weinstein, du nom du producteur américain accusé d’avoir harcelé, agressé ou violé plusieurs actrices, a délié les langues à Hollywood et bien au-delà. Les témoignages, sur les réseaux sociaux, de milliers de femmes ayant subi un harcèlement sexuel au travail, y compris dans le monde arabe, confirment l’ampleur du phénomène. Au Liban, ce fléau est difficile à mesurer et encore plus difficile à contrer, en l’absence d’une législation protégeant les victimes.
« Je peux t’aider à aller plus loin dans ta carrière », glisse un grand patron libanais, le regard libidineux, à une journaliste en herbe venue l’interviewer, avant de la caresser. Intimidée par la stature et la notoriété de l’homme, elle se laisse faire, ravalant son sentiment de dégoût et d’humiliation. Cette scène, réelle, est loin d’être un incident isolé. Il aura fallu qu’une actrice ose dénoncer le célèbre producteur de cinéma, Harvey Weinstein – qui pendant des années aurait harcelé, agressé, ou violé des dizaines de femmes – pour que la parole se libère à Hollywood et ailleurs. Sur Twitter, sous le hashtag #metoo, ou #anakamen en arabe, des milliers de femmes dans le monde ont avoué avoir été victimes de harcèlement sexuel au travail, y compris des Libanaises.
Il n’y a pas de statistiques officielles sur ce sujet au Liban. Une étude a été réalisée en 2015 par Hussin Jose Hejase, le doyen de la faculté de commerce et d'économie de l’Université américaine des sciences et de la technologie (AUST) en 2015, mais sur un échantillon très réduit : 100 employés, hommes et femmes, de différents secteurs (universités, hôtels, banques et industrie de la fête). Sur ces 100 personnes, 28 ont dit avoir été victimes de harcèlement sexuel, dont 21 au travail. Si l’on ne considère que les femmes, 12 % d’entre elles ont reconnu avoir subi un harcèlement sexuel au cours de leur carrière, un taux faible par rapport à un pays comme la France où il se situe autour de 20 %. Cette sous-évaluation pourrait s’expliquer par l’idée même que se font la plupart des Libanais du harcèlement sexuel. Selon un autre sondage mené par la plate-forme Harass Tracker et financé par l’initiative KIP Project, seulement 53 % des Libanaises considèrent les remarques déplacées ou les avances sexuelles au travail comme étant du harcèlement verbal, et seules 75 % pensent que les attouchements et les gestes obscènes relèvent du harcèlement physique. Pire encore chez les hommes, à peine 35 % reconnaissent le harcèlement verbal.
Si beaucoup d’hommes estiment normal d’imposer leurs désirs, voir leurs volontés aux femmes, les femmes se sentent aussi souvent responsables de ce qui leur arrive. Pas étonnant donc que l’étude de l’AUST ne recense que 5 % de cas de harcèlement sexuel signalés au travail. Raisons invoquées : la peur de ne pas obtenir une promotion, puis celle de ne pas être prise au sérieux. « Le harcèlement sexuel est considéré comme un sujet tabou dans la culture libanaise et la victime peut donc ressentir plus de pression de la part de la communauté si elle en parle ouvertement », note l’étude.
Pas de protection légale
Au-delà de la pression sociale, le vide juridique ne pousse pas les victimes à dénoncer ces agissements. Aucune loi ne porte actuellement sur le harcèlement sexuel. La seule référence légale existante est plutôt vague : les articles 503 et 507 du code pénal, hérités du mandat français, sanctionnent le fait d'obliger une autre personne à avoir des relations sexuelles ou à commettre un acte indécent en dehors du mariage. Non seulement l’indécence n’est pas explicitée, mais les victimes doivent présenter un témoin pour prouver ces agissements.
Le code du travail ne mentionne pas non plus le harcèlement sexuel en tant que tel. L’article 75 permet toutefois au salarié de démissionner avant le terme de son contrat de travail et sans préavis s’il fait l’objet d’un “délit contre les mœurs” commis par son employeur ou un de ses représentants. L’employé peut alors bénéficier des indemnités de licenciement.
Mais la disposition est très limitée. D’abord parce qu’il faut prouver devant le conseil arbitral du travail qu’il y a effectivement eu “délit contre les mœurs”, avec toutes les complications que cela suggère. Ensuite, parce que la loi ne mentionne que l’employeur ou son représentant, et pas les collègues ou le supérieur hiérarchique direct de la victime.
« Cette disposition est injuste pour la victime, car cette dernière perd son travail, alors qu’aucune mesure n’est prise à l’encontre du harceleur », explique Karim Nammour, avocat membre du conseil d’administration de Legal Agenda, coauteur avec le collectif féministe Nasawiya d’une proposition de loi sur le harcèlement sexuel qui n’a jamais trouvé le chemin du Parlement. « La seule solution actuellement offerte aux femmes qui se font harceler au travail est de quitter leur emploi », déplore Nay el-Rahi, activiste et cofondatrice de la plate-forme Harrass Tracker, qui a recensé plus de 200 cas de harcèlements sexuels depuis son lancement en mars 2016.
Deux projets de loi
Deux textes de loi criminalisant le harcèlement sexuel, une proposition et un projet, sont pourtant au Parlement. Le premier a été déposé il y a plus de deux ans par le député Ghassan Moukheiber, tandis que le second, porté par le ministre d'État aux Droits de la femme, Jean Oghassabian, a été approuvé en Conseil des ministres et envoyé au Parlement cette année. Mais aucun d’entre eux n’a été placé depuis à l’ordre du jour. « Nous avions commencé l’année dernière à débattre ma proposition de loi en séance plénière, mais il a été décidé de donner du temps au ministre nouvellement nommé de préparer son propre projet de loi, raconte Ghassan Moukheiber. Le texte a donc été renvoyé en commission. Il serait préférable, pour gagner du temps, de reprendre son examen en séance plénière en y intégrant les dispositions du ministre. »
Les deux textes imposent des sanctions pénales à l’harceleur sexuel. La proposition de loi du député prévoit d’ajouter au code pénal des peines d’emprisonnement allant de trois mois à un an, et une amende de deux à dix fois le salaire minimum (450 dollars), contre un à deux ans de prison, et une amende allant de 10 millions à 15 millions de livres dans le projet du ministre. Dans les deux cas, la peine est alourdie si les faits sont commis contre une personne mineure ou handicapée. Le projet de loi du ministre d'État aux Droits de la femme ajoute en plus le cas d’abus d’autorité.
Les textes prévoient également le licenciement de l’auteur des faits et l’interdiction de toute discrimination, que ce soit au niveau de la rémunération, d’une promotion, ou le renouvellement de son contrat de travail, à l’égard de la victime. La définition du harcèlement adoptée par le ministre est toutefois jugée plus subjective que celle proposée par le député (voir encadré), et donc plus sujette à interprétations, selon les juristes.
« Le recours au droit pénal n’est pas de nature à encourager les victimes à dénoncer le harcèlement au travail en particulier, ajoute Karim Nammour. L’employé n’a pas nécessairement envie d’aller devant un juge et veut garantir le maintien de son emploi. Or le droit pénal est répressif par nature, car il y a un risque d’emprisonnement. Cela peut être contre-productif sachant que l’objectif premier est de garantir un environnement de travail sain. Il faudrait plutôt qu’il y ait des mesures alternatives de règlement de conflit au travail, comme la médiation, ou que le renvoi de l’affaire devant le conseil arbitral du travail, qui a une démarche plus conciliatrice. »
« Les modes de résolutions de conflit, bien qu’utiles et parfois nécessaires, viennent en parallèle du droit pénal, mais pas en remplacement. Il faut d’abord criminaliser les actes de harcèlement sexuel », rétorque Moukheiber.
C’est quoi le harcèlement sexuel ? Le harcèlement sexuel est défini dans la proposition de loi du député Ghassan Moukheiber comme « le fait d’imposer, de manière brutale, insistante ou répétée, des propos ou des comportements à connotation sexuelle à une personne sans son consentement, et qui portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, ou qui créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ». Pour le ministre d’État aux droits de la femme, le harcèlement sexuel est le fait « d’utiliser à l’oral, par écrit, ou par n’importe quel autre mode de communication, des moyens à connotations sexuelles qui portent atteinte à l’honneur et à la dignité de la victime (…) ». Le terme couvre également « tous les moyens de pression, y compris le chantage, exercés pour établir des relations sexuelles ». |
Efforts au niveau des entreprises
En attendant le vote d’une loi, des solutions alternatives existent pour faire reculer le harcèlement sexuel au travail, souligne de son côté le vice-président de l’Association des professionnels des ressources humaines au Liban, Rabih Turkieh. Selon lui, cela passe d’abord par la mise en place de procédures spécifiques au sein des entreprises. « Le responsable des ressources humaines doit prévoir dans le règlement interne une procédure permettant aux employés de signaler tous types de problèmes survenus sur le lieu de travail, y compris le harcèlement sexuel, formellement et par écrit. Il faut également qu’il ait des compétences d'écoute et de résolution des conflits pour encourager les victimes à signaler de tels actes. »
Des sanctions fermes doivent ensuite être appliquées. « Le règlement doit être suffisamment clair pour que toute forme de harcèlement, y compris le harcèlement sexuel, entraîne une mise à pied immédiate », affirme Rabih Turkieh. Mais sur le terrain, la réalité est tout autre. « Certaines entreprises évitent de parler de ce sujet. Lorsque des cas sont signalés, ils se contentent de muter le responsable vers un autre département ou de limiter les contacts directs entre la victime et son harceleur », reconnaît-il. D’où l’importance aussi des formations et des ateliers en entreprise pour sensibiliser les salariés.
« La prévention du harcèlement sexuel est une stratégie beaucoup moins perturbatrice, coûteuse, et longue que celle qui repose sur la capacité des superviseurs à enquêter et à traiter des incidents au cas par cas, une fois qu’ils se sont produits », note à cet égard l’étude de l’Université américaine des sciences et de la technologie.
Les activistes, eux, sont sceptiques sur la capacité des entreprises à agir, d’autant que 95 % d’entre elles sont de très petites ou petites entreprises, qui n’ont pas toujours de département des ressources humaines.
« Et même s’il existe un règlement intérieur, les employés ne sont pas informés de leurs droits, encore moins lorsque cela concerne la violence sexuelle », déplore Nay el-Rahi. D’où la nécessité de campagnes de sensibilisation nationales, à l’instar de la campagne Mesh Basita lancée en août dernier. « Les choses sont en train d’évoluer. On parle de plus en plus du harcèlement sexuel, et on ne va pas s’arrêter là », assure Nay el-Rahi.
Lu sur Twitter - #MeToo, #balancetonporc #meshbassita des campagnes pour alerter contre le #harcelement sexuel ! Au #Liban on attend la promulgation de la loi ! - Le harcèlement sexuel n’est pas de la faute de la victime, ni de sa tenue. C’est de la faute de ceux qui le pratiquent #MeToo #anakamen - #MeToo j'attends le jour où je le ferai payer. Mon pays le #Liban est pauvre en législation pour m'aider, mais un jour il m’aidera et je le poursuivrai - Quand j’avais 15 ans, 16 ans, et 20 ans, à chaque fois au travail par mes supérieurs masculins, à chaque fois dans des entreprises différentes #MeToo - Ça m’est arrivé à moi aussi #MeToo et j’ai aussi ressenti que c’était de ma faute ou que je n'y pouvais rien y faire (*) Témoignages traduits de l’anglais. |