Les 1 % les plus riches de la population libanaise captent 23 % du revenu national et détiennent 40 % des richesses, révèle une étude du Laboratoire sur les inégalités mondiales.
Une étude publiée en octobre par le Laboratoire sur les inégalités mondiales invite à repenser le « miracle économique libanais » à l’aune de « l’extrême concentration des revenus et des richesses » dans le pays. Réalisée par Lydia Assouad, doctorante à l’École d’économie de Paris, elle vise à alimenter une base de données mondiale sur les inégalités lancée en 2011 par deux économistes de renom, le Britannique Anthony Atkinson (décédé en janvier dernier) et le Français Thomas Piketty.
Au Liban, la dernière étude sur la répartition des revenus au sein de la population date des années 1960. Pour actualiser ces informations, l’auteure a donc compilé des données issues de la dernière enquête sur les ménages (2007), des comptes nationaux, des déclarations d’impôts sur le revenu, des rapports de finance publique et des classements sur les grandes fortunes.
Les données n’étant pas exhaustives ni totalement fiables, l’auteure souligne qu’il est difficile d’en interpréter les résultats de manière détaillée. Mais en comparant la répartition des revenus au Liban à celle du Brésil, de la Chine, de la France, de la Russie, des États-Unis et d’autres pays en voie de développement, la conclusion est sans appel : « Le Liban a l’un des niveaux de concentration des revenus les plus élevés au monde », souligne l’étude.
Entre 2005 et 2014, les 10 % les plus riches de la population adulte libanaise ont ainsi perçu, en moyenne, 56 % du revenu national généré sur la période. À eux seuls, les 1 % les plus aisés, soit un peu plus de 37 000 personnes, ont capté 23 % des revenus, tandis que les 50 % les plus “pauvres”, soit plus d’un million et demi de personnes, se partageaient la moitié des revenus du top 1 %. La concentration est encore plus criante lorsqu’on s’intéresse aux 0,1 % les plus riches. À eux seuls, ces quelque 3 000 individus au sommet de l’échelle ont perçu des revenus équivalents aux 50 % les plus pauvres. Quant à la classe moyenne, les 40 % médians, elle capte environ un tiers du revenu national.
Le degré de concentration des revenus est encore plus saisissant lorsqu’on le compare à la France. Si dans les tranches de revenus inférieures de la population libanaise, le revenu moyen est systématiquement inférieur aux tranches équivalentes de la population française, le rapport s’inverse drastiquement lorsque l’on considère les top 0,01 % et 0,001 % de la population libanaise. Le revenu annuel moyen d’un habitant du Liban faisant partie des 1 % et 0,1 % les plus riches, soit 334 163 euros et 2,6 millions d’euros respectivement en 2014, est quasiment similaire à celui d’un résident français de mêmes catégories. En revanche, avec 8,5 millions d’euros de revenus moyens par an, les 0,01 % les plus riches au Liban sont deux fois mieux lotis que leurs semblables français. Enfin, la quarantaine d’individus du top 0,001 % qui génèrent en moyenne 47 millions d’euros par an au Liban ont un revenu trois fois plus élevé que leurs pairs en France.
Appauvrissement général
Ces tranches de la population sont les seules à avoir profité de la croissance entre 2005 et 2014, souligne l’étude. Car malgré la hausse du revenu national sur la période, l’afflux de réfugiés syriens s’est traduit par « un appauvrissement global de la population à partir de 2011 », sauf pour les 10 % les plus riches dont les revenus ont continué à augmenter.
Les déséquilibres sont encore plus flagrants concernant la répartition du patrimoine – incluant tous les actifs financiers ou non financiers détenus par les ménages, soustraits de leurs dettes. Les 10 % et 1 % les plus riches de la population adulte libanaise ont concentré respectivement entre 2005 et 2014 près de 70 % et 40 % du total des richesses patrimoniales personnelles au Liban. Des niveaux substantiellement plus élevés qu’en Chine et en France, et légèrement supérieurs à ceux de la Russie et des États-Unis.
Bien qu’il soit difficile de déterminer avec précision l’influence de chaque facteur, du fait de la pauvreté des données accessibles, Lydia Assouad avance plusieurs hypothèses pour expliquer cet amassement déséquilibré des richesses.
L’auteure y reconnaît tout d’abord l’effet du clientélisme communautaire, fruit de « la combinaison de la structure rentière de l’économie avec le système confessionnel de gouvernance » et responsable in fine de forts « déséquilibres socio-économiques ».
Ces écarts de richesse ont par ailleurs été creusés par l’hyperinflation dans les années 1990 et l’inflation entre 2005 et 2009, qui ont érodé les petits salaires, affirme Lydia Assouad. Durant les crises des années 1990, « le contexte macroéconomique de hauts taux d’intérêt, couplés à une croissance réelle relativement lente du revenu national par individu, a surtout bénéficié aux banquiers et aux déposants », plus qu’aux petits épargnants, ajoute-t-elle.
Enfin, le néolibéralisme et le faible interventionnisme de l’État ont eu pour conséquence l’absence d’une réelle politique de redistribution et ont malheureusement participé au maintien du statu quo, estime-t-elle.
Inégalités et politique fiscale
À ces maux, la chercheuse n’avance pas de pistes de solution. Sa dernière observation résonne néanmoins à la lecture du dernier rapport mensuel “Fiscal Monitor” du Fonds monétaire international (FMI). Une fois n’est pas coutume, l’organisation internationale explique l’accroissement des inégalités dans le monde par les politiques fiscales menées dans les différents États. « Une part substantielle des différences d’inégalités au sein des groupes économiques et au cours du temps peuvent être attribuées à des différences des politiques fiscales redistributives », pointe le rapport du FMI. Les pays en développement doivent « se concentrer sur l’expansion graduelle de la couverture de l’impôt sur le revenu des particuliers » et « l’augmentation des impôts indirects », visant les produits de luxe, l’énergie issue des combustibles fossiles, l’alcool ou encore le tabac, afin d’augmenter la capacité de redistribution de l’État.
D’autre part, ces pays sont pénalisés par une répartition plus inégalitaire du revenu du capital par rapport au revenu du travail. « Une taxation adéquate du revenu du capital est nécessaire afin de protéger la progressivité globale du système d’impôt sur le revenu », écrit le FMI. « Les taxes sur l’immobilier et les terres sont à la fois plus équitables et plus efficaces, et demeurent sous-utilisées », regrette l’organisation internationale. Des critiques et des propositions qui devraient interpeller les autorités au Liban, où malgré les récentes réformes, les activités de rente continuent de bénéficier d’un cadre fiscal très clément.