C’est une décision de justice qui réjouit la société civile, mais pas seulement. Le tribunal des référés de Beyrouth vient de donner raison à l’association Sakker el-Dekkéné, dans une affaire qui l’opposait au Conseil du Sud, un organisme d’Etat chargé de superviser la reconstruction du Liban sud.
L’affaire remonte à environ six mois. A l’époque, l’association de lutte contre la corruption reçoit un "leak" anonyme. Il s’agit d’un rapport de l’Inspection centrale, rédigé neuf ans auparavant. Ce rapport dénonce une série de dysfonctionnements graves et de malversations dans l’attribution d’un marché public dans la région de la Békaa.
Le rapport se concentre sur la construction entre 2003 et 2009 d’une station de pompage à Aïn el-Zarqa par la société WARD (Water resources & development Co), une entreprise du groupe Wehbe Drilling Contracting. Le donneur d’ordre ? Le Conseil du Sud. Le montant des contrats ? En tout, 52 millions de dollars, répartis en trois appels d’offres distincts. Sakker el-Dékkéné estime que, sur cette opération, le coût de la corruption a dépassé 60 % de la facture payée par l’Etat, soit plus de 30 millions de dollars.
«Ce rapport détaille les mécanismes de corruption mis en œuvre sur ce chantier, allant de procédures de surfacturation "banales" à l’appropriation des sommes dues pour l’expropriation des terrains concernés…», assure Carole Charabati, membre fondateur de l’association Sakker el-Dékkéne. «C’est une photographie d’une précision inouïe de l’ensemble des malversations qui gangrènent les marchés publics. Nous attendons maintenant que la Cour des comptes, qui avait été saisie du dossier, mais n’avait jamais donné suite, fasse son travail.»
Face à l’importance de la fuite, Sakker el-Dékkéné décide d’en résumer les principaux enjeux dans un rapport d’une vingtaine de pages posté sur son site. Presque aussitôt, le Conseil du Sud demande l’interdiction de la publication, arguant que sa divulgation publique est diffamatoire et renforce la division confessionnelle (la "fitna") entre les différentes communautés.
Saisie en référé, la justice suspend la mise en ligne. «Nous nous y étions opposés», rappelle Carole Charabati, également membre du conseil exécutif de l’association.
Mais dans sa décision n°265 du 18 avril 2018, la justice estime que la diffamation et l’atteinte à la dignité n’étaient pas prouvées : «La volonté de nuire restait à démontrer», fait valoir un juriste.
Le rapport est donc à nouveau accessible. Le Conseil du Sud pouvant encore saisir le Tribunal des imprimés pour juger, cette fois, de la véracité des faits publiés.
Si cette décision de justice est si importante, c’est parce qu’elle constitue une première étape vers la création d’un droit de protection des lanceurs d’alerte au Liban. Dans sa décision, la juge Hala Naja souligne qu'ils sont un élément essentiel de la lutte contre la corruption. En l’absence d’une loi (un projet de loi sur la protection des lanceurs d’alerte traîne dans les tiroirs de l’assemblée depuis 2010), cette prise de position est un «signal fort» à l’intention de tous les citoyens «désireux de faire un signalement dans l’intérêt général», estime encore Carole Charabati. «Un rappel du devoir des Etats qui ont ratifié la convention des Nations unies contre la corruption, parmi lesquels le Liban.»
La décision du juge Hala Naja s’attache également à défendre l’intérêt public et son droit à l’information, spécialement dans un pays où l’administration a fait de l’opacité l’un de ses modes de fonctionnement.
« La juge a rappelé la primauté du droit d’expression et du droit à l’information sur le droit de sauvegarde de la dignité ou de la réputation d’un individu ou d'une entreprise, spécialement quand le sujet en cause est en relation avec l’exercice du pouvoir public ou la corruption », précise l’un des avocats de l’association.