Comme en 2014, le Liban a déboursé plusieurs millions de dollars pour permettre à ses habitants de suivre le Mondial de football. Mais avec une différence majeure cette année : le deal bénéficie à la chaîne publique. Explications.
Habitués au piratage et globalement peu regardant sur les droits de propriété intellectuelle, les Libanais ne s’étonnent plus du suspens qui précède tous les quatre ans le coup d’envoi de la Coupe du monde de football. Pourra-t-on regarder les matchs chez soi ? Sur quelle chaîne ? Que faut-il payer et à qui ? La réponse n’arrive jamais avant le premier coup de sifflet.
Au niveau mondial pourtant, le système est très bien huilé. Les droits de transmission du Mondial 2018 – par câble, satellite, télévision hertzienne, téléphonie mobile et internet haut débit – dans 23 pays du Moyen-Orient ont été attribués dès 2011. La Fédération internationale de football (Fifa) les a vendus à l’époque à la chaîne al-Jazeera Sports, rebaptisée depuis beIN Sports. Le montant des droits, qui varie en fonction d’un certain nombre de paramètres comme la taille de la population, n’a pas été dévoilé. Mais l’investissement est certainement conséquent, vu les enjeux : la Coupe du monde de football est l’événement le plus suivi de la planète, avec 3,2 milliards de téléspectateurs en 2014 et un milliard juste pour la finale.
Pour obtenir les droits exclusifs dans la région et attirer les annonceurs, la chaîne qatarienne a sans doute mis le paquet. Mais elle s’est aussi engagée « auprès de la Fifa à ce que les matches soient accessibles au plus grand nombre » (…) « avec notamment une couverture télévisuelle gratuite conformément à l’accord convenu entre les parties », lit-on sur le site de la Fifa. Or beIN Sports est un bouquet payant, et non gratuit. En France, où beIN Sports a également obtenu les droits de diffusion en tant que chaîne cryptée, une partie des rencontres est également diffusée en clair sur la chaîne TF1.
Pour avoir la même équation au Liban, les chaînes locales doivent acheter les droits à beIN Sports, mais les moyens manquent.
L’expérience de 2014
Lors du Mondial précédent, en 2014, la chaîne publique Télé Liban avait approché le distributeur officiel de beIN au Liban, la société Sama de l’homme d’affaires Mohammad Mansour. Mais les négociations n’avaient pas abouti. Au premier match, de nombreux Libanais se sont rendu compte qu’ils risquaient d’être privés de football, s’ils n’étaient pas abonnés au bouquet beIN Sports à travers les fournisseurs dits “légaux” de satellite sans fil.
Des milliers d’abonnés au câble traditionnel de quartier, qui représentent 60 à 70 % du marché, selon les estimations, découvrent que les télévisions étrangères qu’ils avaient l’habitude de recevoir étaient brouillées durant les rencontres. Ces chaînes sont en effet légalement obligées de couper le signal à destination du Moyen-Orient durant les matches, car elles ne détiennent les droits de diffusion que dans leurs pays respectifs.
C’est donc dans l’urgence et sous la pression de l’opinion public que le ministre des Télécommunications de l’époque, Boutros Harb, avait négocié un accord de dernière minute avec Sama. Les câblo-opérateurs de quartiers avaient alors obtenu l’autorisation de diffuser beIN Sports en clair, en échange d’un montant non dévoilé, mais qui avoisinerait les trois millions de dollars. Cet accord, payé par les opérateurs de téléphonie mobile qui gèrent les réseaux publics, et donc indirectement par l’État, préservait en théorie le monopole de beIN sur l’audience et sur les recettes publicitaires.
Mais Télé Liban, qui s’est retrouvée exclue du deal, ne s’était pas laissée faire. Estimant que beIN contrevenait à son obligation d’assurer une « couverture télévisuelle gratuite », la chaîne publique a ouvertement violé l’exclusivité de beIN en concluant des accords avec d’autres chaînes, notamment turques, lui permettant de retransmettre les matches.
Quatre ans plus tard, Sama ne tient pas à rééditer le même scénario. Le distributeur commence par promouvoir sa propre offre commerciale (un abonnement par satellite à tout le bouquet beIN pour 100 dollars donnant accès à toutes les rencontres, en haute définition, dans différentes langues et commentés par des experts reconnus), puis se tourne vers les autres acteurs du marché.
Négociations avec l’État
Il entame des négociations tripartites avec d’un côté l’État, représenté par les ministres sortants de l’Information, Melhem Riachi, des Télécoms, Jamal Jarrah, et de la Jeunesse et des Sports, Mohammad Fneich, et de l’autre les représentants des opérateurs de câbles. « L’objectif était d’obtenir des accords intéressants pour toutes les parties afin de limiter le piratage », explique l’avocat Ali el-Maoula, du cabinet Hayat Law représentant Sama. Selon lui, « un accord a été trouvé début juin sur les grandes lignes, mais à quelques heures du coup d’envoi du match d’ouverture il restait encore des détails à régler ». Des détails qui seront finalisés directement entre le Premier ministre, Saad Hariri, et le directeur général de beIN Media Group, le qatarien Nasser el-Khelaïfi, en Russie.
Le montant de l’accord n’a pas été communiqué, mais le chiffre serait nettement plus important qu’il y a quatre ans : on parle de près de cinq millions de dollars. Car les termes ont radicalement changé. Télé Liban a obtenu cette fois le droit de diffuser la plupart des rencontres, devenant la seule chaîne gratuite à transmettre, de manière légale, la Coupe du monde au Liban, avec deux sponsors officiels : les opérateurs Orascom et Zain qui ont financé l’accord. De leurs côtés, les opérateurs de câbles se sont engagés à inclure Télé Liban dans leur bouquet, et à brouiller le signal de beIN Sports et toute autre chaîne câblée diffusant le match en direct hors de la zone Mena, s’ils ne sont pas déjà interrompus à la source. Cette quasi-exclusivité est une aubaine pour Télé Liban, dont le taux d’audience ne dépasse pas en temps normal le 1 % et dont la part sur le marché publicitaire est infime. En captant les fans du ballon rond, la chaîne publique peut enfin espérer attirer des annonceurs, surtout pour la finale.
Mais encore faut-il que l’accord soit respecté, sachant que certains distributeurs de câbles, passés maîtres dans l’art du piratage, arrivent à contourner les interdictions. « Sama se réserve le droit en amont de demander aux chaînes étrangères d’interrompre leur signal vers le Liban pendant les rencontres, et en aval de poursuivre les contrevenants au Liban », affirme son avocat, Me Maoula. « Le pays ne pourra jamais se positionner comme un marché crédible pour les spécialistes de la production et de la diffusion de contenus s’il n’arrive pas à faire appliquer les droits de propriété intellectuelle », ajoute-t-il.
Mais le piratage est loin d’être l’apanage des Libanais. Une chaîne pirate nommée beoutQ – que les Qatariens soupçonnent d’être saoudienne – ne se contente pas de diffuser les matches dans tout le Moyen-Orient, elle retransmet illégalement tous les programmes de beIN Sports !
Plus de 5 000 dollars pour une diffusion publique Un accord parallèle a été conclu entre le distributeur de beIN Sports au Liban, Sama, et le syndicat des propriétaires de restaurants, boîtes de nuit et cafés, sous l’égide du ministre sortant du Tourisme Avédis Guidanian. Publié sur le site du syndicat, il prévoit un escompte de 10 % sur les montants facturés par Sama pour une diffusion publique des chaînes de beIN Sports. Le distributeur permet ainsi aux restaurants, bars et cafés de diffuser les matches de la Coupe du monde, pour un montant allant entre 5 400 et 17 000 dollars par établissement, en fonction du type d’établissement et sa capacité d’accueil. Un accès à tout le bouquet beIN, Coupe du monde incluse, jusqu’à la fin de l’année leur est également proposé pour un montant qui varie entre 6 000 et 20 000 dollars. « Ces tarifs sont proches de ceux des abonnements annuels », indique une source proche du dossier, qui souligne en outre que Sama s’est montré “flexible” au niveau des montants demandés en fonction de « la situation géographique de l’établissement et de son affluence potentielle ». En échange, les établissements touristiques n’ont pas le droit de diffuser des matches sur d’autres chaînes que celles du groupe beIN. « Nous travaillons avec les autorités pour veiller à ce que nos conditions soient respectées », affirme l’avocat de Sama, Ali el-Maoula. Les tarifs libanais sont supérieurs à ceux de la Fédération internationale de football (Fifa) qui facture les diffusions publiques entre 1 000 et 14 000 dollars en fonction de la capacité d’accueil du lieu, selon son site internet. Une différence que Sama justifie par la « répercussion du coût de production » et des contenus exclusifs proposés par le bouquet qatarien pendant le Mondial. |