Fondé au Liban au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, al-Hayat a fermé ses principaux bureaux à travers le monde, notamment à Beyrouth. Le quotidien panarabe affirme recentrer son activité sur les pays du Golfe, où son édition papier continuera d’être publiée. Pour beaucoup, cette restructuration signe la fin d’une époque.
Ni l’assassinat en 1966 de son fondateur, Kamel Mroué, ni la guerre de 1975 n’avaient eu raison d’al-Hayat, « journal de référence » du monde arabe comme le qualifiait le New York Times en 1997. Mais ce quotidien, né au Liban en 1946, fermé pendant la guerre civile, puis racheté par le prince saoudien Khaled ben Sultan en 1996, est sans doute en train de vivre ces dernières heures en tant que média panarabe.
Son bureau de Beyrouth, siège historique du journal, a fermé ses portes le 30 juin. «C’est la fin d’un symbole», déplore Malek Mroué, le plus jeune fils du fondateur du titre. Il n’est pas le seul concerné : les bureaux aux États-Unis, en Égypte, en Arabie saoudite et à Londres ont, eux aussi, mis la clé sous la porte. Quelques semaines auparavant, la direction avait annoncé le transfert de son siège actuel de Londres à Dubaï afin de « recentrer l’activité sur la région du Golfe » et l’arrêt de l’édition papier pour le Moyen-Orient. Seule l’édition consacrée aux pays du Golfe continuera à être distribuée, remettant en question l’identité d’un titre qui se définissait comme «indépendant, international et arabe».
«L’existence des rédactions de Londres et de Beyrouth conférait au journal une influence notable… Ne publier al-Hayat que dans le Golfe, c’est prêcher des convaincus ! C’est aller contre la vocation de la presse en général», commente Malek Mroué.
«L’installation aux Émirats arabes unis renforce d’un cran l’influence de l’Arabie saoudite sur la ligne éditoriale du journal», renchérit le chercheur et politologue français Mohammad el-Oifi, spécialiste des médias arabes.
Secteur en crise
À Beyrouth, ce repositionnement a une lourde incidence sur l’emploi : sur la centaine d’employés que comptait le bureau, une cinquantaine auraient déjà été remerciés. Le personnel, dont l’emploi ne peut être délocalisé à Dubaï, a en effet déjà été licencié et indemnisé, mais les journalistes, eux, continuent pour l’heure de travailler à distance pour le bureau de Dubaï et sont encore dans l’incertitude. «On n’a aucune visibilité sur notre avenir dans le groupe», s’inquiète une journaliste, qui préfère garder l’anonymat. À ce jour, elle continue de travailler pour al-Hayat depuis son domicile de Beyrouth. Mais «il est quasi impossible d’entrer en contact avec Dubaï», s’insurge-t-elle, dénonçant une communication «brouillonne et parcimonieuse» de la part de la direction du quotidien. «On ignore si nous serons payés ces prochains mois.» Selon l’un des cadres du bureau de Beyrouth, sa situation n’a rien d’une exception. «Nombre de mes collègues ont accepté cet accord informel avec la direction, dans l’espoir d’être payés par Dubaï», affirme le cadre cité précédemment.
Comment expliquer une si brutale restructuration ? Sans doute faut-il y voir la conjonction de plusieurs facteurs, notamment financiers.
«Al-Hayat connaît les mêmes difficultés structurelles que l’ensemble de la presse écrite», observe ur Mohammad el-Oifi. Des difficultés liées à une baisse des dépenses publicitaires et de la diffusion payante des journaux. Al-Hayat n’a jamais publié les chiffres de sa circulation, mais selon plusieurs sources, son lectorat aurait été divisé par trois ces dix dernières années.
«Au Liban, les ventes ne dépassaient pas les 2 000 exemplaires par jour avant son arrêt», ajoute le chercheur français, en soulignant néanmoins la difficulté de trouver « des chiffres fiables pour la presse arabe».
Des estimations diverses placent la barre à moins de 100 000 exemplaires vendus dans l’ensemble de la région, contre plus de 250 000 exemplaires au milieu des années 90. Une baisse des ventes qui n’a pas été accompagnée par une stratégie numérique ambitieuse. «Sur le web, al-Hayat est resté primitif : un simple duplicata de l’édition papier, sans valeur ajoutée, ni spécificités», souligne Mohammad el-Oifi.
La rente saoudienne
Le titre a pourtant connu la gloire. À ses débuts d’abord, à Beyrouth, sous la direction du journaliste Kamel Mroué – fervent critique des dictatures militaires arabes, assassiné en 1966 – puis après sa renaissance à Londres.
Relancé par le fils du fondateur Jamil Mroué en 1988, avec le soutien financier du prince saoudien Khaled ben Sultan, futur ministre adjoint de la Défense du royaume, le titre s’est rapidement imposé comme l’un des quotidiens les mieux informés de la région.
Il a signé plusieurs scoops, comme la révélation de discussions secrètes entre l’OLP et Israël, au début des années 1990, qui allaient mener aux accords d’Oslo de 1993.
Le journal s’est illustré également dans le traitement de la guerre en Algérie à partir de 1991, rappelle Mohammad el-Oifi. «Il sera le premier journal arabe à produire des reportages de qualité sur la guerre civile algérienne.»
Plus libéral, au sens anglo-saxon du terme, que son concurrent panarabe direct al-Sharq al-Awsat (détenu par la famille du souverain saoudien, Salman ben Abdel-Aziz), al-Hayat donne la voix à des opposants arabes, mais sans jamais critiquer le royaume, ni sa politique étrangère, d’autant qu’il sera totalement racheté par l’actionnaire saoudien en 1996.
« Après la guerre du Golfe, la diplomatie saoudienne a utilisé le monopole que des princes exerçaient sur le champ médiatique panarabe depuis l’effacement de Bagdad pour imposer sa propre grille de lecture des événements dans la région », affirme Mohammad el-Oifi. Cette « rente saoudienne » a fait vivre, pendant longtemps, de nombreux titres dans la région.
Positionnement politique
Mais un revirement semble désormais se dessiner, et pas seulement dans une logique de réduction des coûts. Dans le cas d’al Hayat, «l’argument financier est réel, mais ce n’est pas l’explication principale», estime Malek Mroué.
Pour les observateurs, les considérations politiques qui justifiaient l’investissement dans des titres panarabes ont changé. D’abord au niveau de l’actionnaire lui-même, aujourd’hui âgé de 68 ans. «Lorsqu’il a relancé le journal avec Jamil Mroué en 1988, le prince Khaled ben Sultan avait un véritable projet politique : il voulait devenir le futur roi d’Arabie saoudite», rappelle Mohammad el-Oifi.
Aujourd’hui son clan semble affaibli, et l’ouverture sociale, qu’a longtemps prônée al-Hayat, est désormais portée par un prince plus jeune et plus ambitieux, le prince héritier Mohammad ben Salman.
Ce dernier semble moins sensible à une presse traditionnelle, en perte de vitesse et d’audience. «La transformation du champ médiatique arabe, notamment avec le lancement de la chaîne de télévision al-Jazira en 1996, a déjà mis fin au monopole saoudo-libanais sur les circuits de l’information», souligne le chercheur français.
Aujourd’hui, « es Saoudiens sont peut-être en train de renoncer à la presse écrite panarabe», conclut-il.