Parmi la série de lois votées fin septembre figure la loi sur la gestion des déchets solides. Une loi-cadre, très imprécise dans ses objectifs, qui renvoie tous les sujets qui fâchent à la rédaction d’un futur et hypothétique plan d’action.
Le 24 septembre dernier, le Parlement libanais a enfin voté la loi-cadre relative à la gestion des déchets solides (décret n°8003). Le texte est très ancien : rédigé en 2005 à la demande du ministère de l’Environnement, il n’avait été présenté au Parlement qu’en 2012.
Ce projet de loi aurait d’ailleurs pu rester longtemps dans les tiroirs de l’Assemblée sans la pression des bailleurs de fonds internationaux. La filière traitement des déchets fait en effet partie des vingt projets d’infrastructures prioritaires, retenus lors de la Conférence économique pour le développement par les réformes avec les entreprises (CEDRE).
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D’ailleurs, une annonce préparatoire est en ligne sur le site du Haut Conseil de la privatisation, en vue de la construction d’«une usine Waste to Energy d’une capacité de 2000 tonnes par jour» ainsi que de «six usines de tri». Le tout doit être construit dans les trois à cinq ans. À la clef ? Quelque 500 millions de dollars pour la construction de l’incinérateur et vingt millions de dollars pour la mise en œuvre de centres de tri.
«Auparavant, tout était fait pour favoriser Averda, proche des politiciens», explique Ziad Abi Chaker, de Cedar Environment LLC. «C’est la communauté internationale qui a voulu des réformes avant d’investir», ajoute Josiane Yazbeck, doctorante en droit de l’environnement à l’Université Sofia-Antipolis (Nice) en France.
Absence d’engagement de l’État
En soi, le vote de la loi constitue pourtant un vrai progrès. Cela fait maintenant plus de vingt ans que la question du traitement des déchets se pose au Liban. Mais depuis le plan d’urgence pour le Grand Beyrouth (1997), les mesures temporaires s’enchaînent sans aucune vision à long terme. Or, il y a urgence-: le pays produit de 5 000 à 6 000 tonnes de déchets par jour.
Les deux décharges sanitaires de Costa Brava et de Bourj Hammoud, ouvertes après la crise de 2015, censées tenir jusqu’à fin 2019, sont saturées. Le pays compte autour de 1000 décharges sauvages, dont 150 sont régulièrement incendiées, selon l’association Human Rights Watch, avec des effets dévastateurs pour la santé des habitants des alentours.
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Mais ceux qui espéraient qu’après plus de vingt ans d’hésitation, l’État prendrait ses responsabilités, seront déçus. La loi se résume à un catalogue de bonnes pratiques (comme le principe de recyclage) et de définitions imprécises. Elle ne fixe aucun objectif de revalorisation et ne statue pas sur la ou les technologies à privilégier. Elle met malgré tout l’option de l’incinération en avant comme une autre «possibilité de techniques de gestion des déchets solides», pour les déchets non recyclables.
La solution : décentraliser
Faute d’un cadre précis, la loi rappelle le rôle central des administrations locales (municipalités, Fédérations de municipalités ainsi que les autorités chargées de fonctions municipales) dans la gestion des déchets. Rien de nouveau ici : une stratégie de gestion durable de la filière, rédigée en 2018 par le ministère de l’Environnement et le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), réaffirmait déjà le rôle d’autorité organisatrice et planificatrice des collectivités locales.
Comme précédemment, le nouveau texte législatif ne leur donne pas les moyens financiers de ces fonctions. «Lors de son examen, les députés avaient songé à une hausse des taxes sur la téléphonie mobile (à ce jour 10% reversés à la Caisse autonome des municipalités, NDLR]. Ils ont cependant décidé de retirer l’article de la version finale», explique Josiane Yazbeck, renvoyant la question du financement à une future stratégie.
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À défaut, Neemat Frem, député du Kesrouan et président de l’Association des industriels du Liban, a soumis fin octobre une proposition de loi visant à «annuler les anciennes dettes des municipalités relatives au traitement des déchets» due à la caisse des municipalités. «La caisse a déjà payé les sociétés privées en charge de la gestion des déchets. Il s’agit avant tout d’un jeu d’écriture comptable», explique Neemat Frem.
Le député considère ces dettes, estimées à 2800 milliards de livres libanaises (1,860 milliards de dollars), comme un fardeau énorme à apurer avant d’envisager toute forme de décentralisation.
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«Mais sans nouveaux financements, les municipalités n’ont pas les moyens de payer le traitement de leurs déchets, à l’exception des grandes villes», assure Karim Haddad, PDG d’EnergEco, une entreprise du groupe Chaoui, l’une des toutes premières sociétés spécialisées dans le Waste to Energy au Liban. L’expert estime le coût de retraitement d’une tonne à un minimum de 80 dollars. «Pour une petite ville, qui produit 25 à 30 tonnes de déchets, cela représente tout de même 2 800 dollars par jour.»
Création d’une autorité de contrôle
Si la nouvelle loi ne résout pas le financement, elle ne propose pas non plus de contrôles. Elle prévoit simplement la création d’une nouvelle “autorité nationale”, dépendant directement du ministre de l’Environnement. Son «conseil d’administration sera approuvé par le Conseil des ministres, en se basant sur la proposition du ministre de l’Environnement», assure la loi. Cette autorité est chargée d’assurer le suivi et le contrôle des projets mis en place par les municipalités.
«C’est plutôt une bonne chose, se réjouit Mario Goraieb de l’association Arcenciel, que le dossier des déchets revienne au ministère de l’Environnement !» Toutefois, «il y a un risque de chevauchement entre les responsabilités des municipalités et celles de l’autorité de l’État», s’inquiète Zeina Abla, de la Waste Management Coalition.
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Seul point positif ? L’annonce d’un plan d’action stratégique, dont la rédaction devra avoir lieu «dans les six mois», qui suit la publication au Journal officiel du décret 8003. Il sera écrit en concertation entre «les secteurs public et privé ainsi que la société civile» et devra évaluer l’état actuel des secteurs et estimer les besoins futurs en termes d’infrastructure et de financement. Il devra aussi fixer des objectifs (notamment sur le recyclage des déchets) et décider des technologies à privilégier.
Enfin, il devra apporter une solution aux décharges sauvages, dont la nouvelle loi criminalise l’existence. «Si elle est bien ficelée et détaillée, la ligne conductrice sera alors claire, et comblera le vide de la loi», fait valoir Zeina Abla. Mais l’annulation de la première réunion qui s’est tenue mi-octobre entre acteurs institutionnels, industriels et société civile augure mal de la tenue des délais et partant de résultats concrets.
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En attendant, le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) approfondit ses options. Cet organisme, chargé en janvier 2018 de superviser les appels d’offres pour la création de “centres de destruction thermique” (un nom qui regroupe les différentes techniques d’incinération ou de Waste to Energy), a ainsi demandé une étude à une société française d’ingénierie, Egis.
Présenté à tort par le président de la municipalité de Beyrouth, comme l’étude d’impact environnemental obligatoire, le rapport d’Egis liste simplement les actions préalables à la mise en œuvre des préconisations du rapport Ramboll de 2012, un rapport qui ouvrait la voie qu Waste to Energy, et qu’il ne remet en cause. «En tout, un an et demi à deux ans sont nécessaires avant de pouvoir envisager le lancement de l’appel d’offres», lit-on dans le rapport Egis.
Les préconisations du rapport Egis seront-elles suivies par la nouvelle autorité nationale et par le Conseil des ministres ? Pour l’heure, nul ne le sait.
Ramco se mettra-t-il en recyclage ? Vous l’aurez peut-être remarqué, des bennes rouges ont fait leur apparition dans certains quartiers de Beyrouth. Elles sont supposées accueillir les produits recyclables, que les habitants auront préalablement triés. Cette opération fait partie des obligations du nouvel opérateur, Ramco, qui a remporté l’appel d’offres pour la ville de Beyrouth en septembre 2017 pour un montant d’environ 12,3 millions de dollars par an. Premier problème : rien ne permet de savoir quoi jeter : plastiques ? Papiers ? Vêtements ? «Une campagne de sensibilisation a lieu», explique Wassim Ammache, le PDG de Ramco. Depuis peu, des panneaux ont en effet fleuri avec un slogan accrocheur “Trier en vaut la peine”. Ramco a aussi relayé le message sur ses réseaux sociaux. Mais Zeina Abla, de la Waste Management Coalition, dénonce une opération cosmétique. «Il faut un changement comportemental. Une vraie opération passerait par du porte-à-porte, une hotline pour répondre aux questions par exemple… Comment voulez-vous sans cela que les ménages, les employées de maison ou les concierges voient cette campagne ?» Mais trier en vaut-il vraiment la peine ? C’est le second gros problème : sur les réseaux sociaux, beaucoup de Libanais ont partagé des photos, où des éboueurs jetaient le contenu des bennes rouges dans les mêmes camions que ceux des bennes grises, sans aucun tri. Mais même correctement prélevés, les déchets sont envoyés aux centres de retraitement de la capitale, qui n’assurent pas leur mission proprement. C’est ce qu’affirme l’expert Wilson Rizk, chargé par la justice, de réaliser une enquête sur l’efficacité des centres de triage d’Amroussiyé et de la Quarantaine dans le cadre d’une information sur l’agrandissement de la décharge de Costa Brava, gérée par Jihad AlarabContracting (JCC). «Le recyclage est mal fait à Amroussiyé : lorsque JCC envoie ces déchets aux industries de recyclage, ceux-ci ne les acceptent pas, car ils sont mal triés. Du coup, il les renvoie et ces déchets finissent enfouis eux aussi.» |
Mario Kerbage, manager stratégie et organisation chez Arthur D. Little : «L’incinération est une étape ultime» En septembre, le cabinet de conseil en stratégie Arthur D. Little a présenté à la presse une étude pour une gestion optimisée des déchets au Liban. Mario Kerbage a participé au rapport et répond aux questions du Commerce du Levant. Que pensez-vous de la loi ? C’est un premier pas. Il faut bien un début. Mais à mon avis, la loi aurait gagné à être plus exhaustive. Les différents types de déchets ne sont pas tous mentionnés. Certes, les déchets solides ménagers, qui représentent une grande partie des déchets au Liban, sont au cœur des préoccupations de la loi, mais d’autres, comme les déchets liquides (produits chimiques, eaux usées), ne sont pas indiqués. La population est moins consciente de leur grave impact environnemental, car ce sont des déchets qu’elle ne voit pas : ils sont jetés dans des fossés ou des rivières par des industriels peu scrupuleux. Quelles solutions préconisez-vous dans votre rapport ? Il faut partir de la hiérarchie des déchets : d’abord, éviter de produire trop de déchets. Ensuite, revaloriser ceux que nous n’avons pu éviter de produire. Il s’agit ici de passer d’une idée “déchet” à l’idée de “matière secondaire”en les recyclant. L’incinération est une étape ultime pour une petite fraction d’entre eux, afin d’éviter leur mise en décharge et les employer pour leur valeur énergétique. Pour cela, il faut créer une “culture du tri” parmi les Libanais, les aider à prendre conscience des moyens de réduire leurs déchets et la façon d’augmenter le recyclage. Ce dernier volet peut d’ailleurs rapporter de l’argent, notamment s’il s’agit de métaux – le prix de l’aluminium par exemple se situait à 600 dollars la tonne en juillet 2018 sur le marché européen – ou même de cartons. Que pensez-vous de l’incinérateur comme solution Waste to Energy ? L’incinération est nécessaire pour certains déchets. Mais encore faut-il qu’on ait mené au préalable des études sur l’implantation d’un incinérateur et trouver une solution aux cendres volantes, hautement toxiques. Ce qui au Liban n’est pas encore le cas. Le secteur privé a les moyens d’assumer un rôle important, mais c’est à l’État de mettre en place le contrôle nécessaire pour le bon déroulement de l’incinération. C.B. |