Dans de récents rapports, la LADE dénonce l’explosion du nombre d’irrégularités et de fraudes lors des élections législatives de mai 2018. En cause : les défaillances de la loi électorale et des institutions de surveillance, qui ne garantissent pas l’intégrité du processus électoral.

Marwan Assaf

« Les élections législatives de 2018 n’étaient pas démocratiques », a martelé Yara Nasser, secrétaire générale de la Lebanese Association for Democratic Elections (LADE) lors de la conférence du 27 novembre 2018, qui se tenait à l’occasion de la publication de plusieurs rapports de suivi des élections. Une opinion que partage même l’autorité officielle de régulation, la Commission de supervision des élections (CSE) dont le président, le juge Nadim Abdel Malak, estimait dans un entretien au Commerce du Levant que ces élections avaient représenté une « tentative de démocratie, manquant totalement de crédibilité ».

Pour tous, le constat est accablant : alors même qu’il s’agissait de la première élection à adopter le mode de scrutin proportionnel, elle a de fait perpétué, voire renforcé le système clientéliste et confessionnel.

Symptôme le plus évident ? Le nombre record de fraudes constatées lors de ces élections. S’appuyant sur les données collectées par plus de 1 400 observateurs depuis février 2018, le rapport principal de 172 pages de la LADE fait état d’anomalies majeures durant la campagne ainsi que de près de 2 500 cas de violations le jour des élections. En 2016, lors des élections municipales, la LADE n’avait comptabilisé que quelque 650 fraudes.

Dans le cas des législatives de 2018, les irrégularités les plus fréquentes ont concerné les violences et la pression exercées à l’encontre des électeurs. Intimidations d’électeurs pour les obliger à “bien” voter, militants politiques à proximité de l’isoloir, présence de caméras dans les bureaux de vote… pour n’en nommer que quelques-unes. ! « Des irrégularités particulièrement importantes ont été recensées dans l’organisation du vote des étrangers », poursuit Omar Kabboul, directeur exécutif de la LADE, prenant comme exemple la ville d’Ottawa, au Canada, où les votes des 129 électeurs enregistrés à Zahlé ont tout simplement disparu. En tout, 479 bulletins d’expatriés ne sont jamais arrivés à destination.

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Abus de fonction généralisé

Mais les fraudes les plus massives, selon la LADE, ont concerné “l’abus de fonction”, quand le candidat emploie sa fonction (ou les privilèges liés à sa fonction) pour gagner les faveurs des électeurs. Dans cette catégorie, on retrouve des détournements de biens publics comme des déplacements de candidats financés sur les deniers publics, ou des locaux municipaux employés pour des rassemblements politiques... « Les candidats se sont servis des ressources politiques, financières et médiatiques mises à leur disposition en tant qu’élus pour financer leur propre campagne, jouant ainsi sur la confusion des genres », accuse Sylvana Lakkis, ancienne représentante de la société civile au sein de la Commission de supervision des élections (CSE). Ce phénomène n’a rien de surprenant tant le nombre de ministres en activité qui se présentaient aux élections de 2018 était important. Au total, ils étaient 17, soit plus de la moitié du gouvernement.

Partialité institutionnalisée

Pour les associations cependant, l’explosion du nombre de fraudes est l’arbre qui cache la forêt. Le vrai coupable ? Les défaillances des instances censées assurer le bon déroulement du scrutin. En premier lieu, la CSE qui supervise le bon déroulement des élections, mais dont les ailes sont largement rognées, ses prérogatives étant limitées et ses pouvoirs de sanction inexistants.

Depuis son institution en 2008, la CSE est mandatée, par le ministère de l’Intérieur et des Municipalités, son autorité de tutelle, pour contrôler les dépenses électorales et s’assurer de l’impartialité des médias pendant la campagne. Mais cette commission temporaire n’a rien d’un organe de gestion indépendant en mesure de garantir une gestion impartiale et efficace des élections. Difficile en effet de maintenir sa neutralité, quand son ministère de rattachement dépend d’un homme politique, Nouhad Machnouk, lui-même candidat à l’élection… « Nous ne pouvions pas superviser les candidats encore en fonction : tout ce qui touchait aux ministères ne relevant pas légalement de nos fonctions… », dénonce Sylvana Lakkis qui a démissionné de son poste à la SCE un mois avant la tenue des élections. « Au final, nous ne touchions pas aux grands partis », ajoute-t-elle.

Pareille situation est en partie due aux manques de ressources humaines et de moyens financiers de la commission. Un manque d’argent et de personnel qui a rendu difficile, par exemple, son travail de vérification des dépenses des candidats, censées dépasser un seuil oscillant entre 600 000 dollars et 1,1 million de dollars, selon la Lebanese Transparency Association (LTA). Le rapport final de suivi des élections aurait dû être publié six mois après le scrutin (en novembre 2018). Il n’a d’ailleurs toujours pas été rendu public. « Nous avons soumis une demande officielle d’accès à l’information afin de pouvoir consulter ces rapports, ce qui fait partie de nos droits. Cependant, nos demandes sont restées sans réponse et nous sommes dans l’incapacité de savoir ce que les candidats ont dépensé », témoigne Danny Haddad, ancien directeur exécutif de la LTA.

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Une commission aux ailes rognées

Malgré tout, la CSE assure avoir tenté de faire son travail. « Nous avons transmis 45 observations d’abus dans les médias, notamment en ce qui concerne le devoir de silence pendant les 24 heures précédant le jour de l’élection, et nous avons rapporté l’absence de 202 rapports financiers de la part des candidats. À notre connaissance, aucun de ces manquements n’a fait l’objet d’une amende de la part du ministère de l’Intérieur », fait valoir Nadim Abdel Malak, le président de la CSE.

Car c’est là où le bât blesse : seul détenteur du pouvoir de sanction, le ministère de l’Intérieur n’a jamais demandé l’ouverture d’aucune enquête judiciaire. Aucune mesure et aucun candidat ne semble avoir reçu d’amendes en cas de manquement à la loi. « On peut promulguer toutes les lois qu’on veut, c’est la volonté politique à l’œuvre qui permet de faire avancer les choses », confirme Ayman Mhanna, directeur exécutif de SKeyes. Dans ces élections, la volonté politique d’améliorer le jeu démocratique n’était visiblement pas au rendez-vous.

Trois questions à Omar Kabboul, directeur exécutif de la LADE

Quelles seraient les réformes prioritaires pour améliorer le fonctionnement démocratique selon vous ?

La première chose à faire est de modifier la loi électorale n° 44/2017. Il faut amender en particulier l’article relatif aux seuils électoraux, qui écarte les listes n’ayant pas atteint le seuil alors qu’il s’agit souvent de listes indépendantes ou de listes avec peu de moyens financiers. Il faut ensuite supprimer l’article relatif au vote préférentiel, qui a transformé la campagne de mai dernier en un champ de bataille. Dernier point important selon moi à réviser : la nécessité de mettre en place un vrai système de sanctions lorsque des manquements à la loi sont commis.

Pensez-vous que l’amélioration des moyens humains pourrait y contribuer ?

Le nombre d’observateurs déployés sur le terrain a été suffisant. Il me paraît plus essentiel de revoir le système de surveillance des élections. On peut continuer à élaborer des rapports, donner des chiffres édifiants… Mais l’urgence, c’est d’amender la loi pour sanctionner les pots-de-vin, qui sont tolérés dans le code électoral actuel, ainsi que la corruption en général.

Comment obliger le système à se réguler ?

En empêchant le cumul des mandats parlementaires et ministériels ! Ainsi, nous séparons le législatif de l’exécutif et évitons d’évidents conflits d’intérêts. Nous avons vu pendant les élections que certains ministres ont utilisé leurs prérogatives ministérielles pour faire campagne et ainsi se maintenir à des postes de pouvoir.

Les irrégularités en quelques chiffres

Clientélisme

46 % des observateurs ont confirmé l’existence de pratiques clientélistes au cours de la campagne.

Pressions, violences et non-respect du secret du vote

762 cas de menaces ou de pression à l’entrée et au sein des bureaux ont été constatés. Parmi eux, 222 cas où celui qui devait voter s’est trouvé accompagné dans l’isoloir, par des délégués de partis politiques.

27 cas où des observateurs, des délégués de partis ou des médias ont été interdits dans les bureaux de vote.

Graves manquements envers les personnes à mobilité réduite

261 centres n’étaient pas aux normes.

Irrégularités lors du décompte des votes, urnes manquantes et chaos

479 bulletins d’expatriés perdus.