Bagdad dit avoir besoin de 88 milliards de dollars pour reconstruire les territoires occupés par l’État islamique entre 2014 et 2017. Mais la communauté internationale, qui s’est engagée à hauteur de 30 milliards de dollars, n’a déboursé à ce jour qu’une infime partie des fonds promis. Pour Loulouwa al-Rachid, chercheuse au Carnegie Middle East Center de Beyrouth, ce “retard à l’allumage” fait planer de nouveau le risque d’instabilité politique et sociale sur un pays qui peine à se relancer depuis l’invasion américaine en 2003.
Comment l’Irak ressort-il de ces trois années de guerre contre l’État islamique ?
L’effort de guerre a lourdement grevé les finances publiques irakiennes au moment même où, à partir de l’année 2014, les recettes s’effondraient en raison de la chute du prix du brut. Par ailleurs, la reconquête des territoires occupés par l’État isIamique (EI), à savoir les trois gouvernorats sunnites de Ninive, Anbar et Salaheddine, à l’ouest et au nord-ouest de Bagdad, s’est avérée extrêmement longue et coûteuse non seulement en vies humaines, mais aussi en termes de destructions de l’infrastructure. La rive droite de la ville de Mossoul (deux millions d’habitants) a été presque complètement rasée et souffre cruellement du manque de services publics, de logements et d’emplois. À l’échelle du pays, il y a encore deux millions de personnes déplacées qui n’ont pas pu retourner dans leur région d’origine, dont une grande partie vit dans des camps. Or, le gouvernement irakien, otage des factions politiques qui le dominent et de leurs rivalités, n’a ni de vision de développement économique à long terme ni de stratégie de reconstruction immédiate.
L’Irak a-t-il les moyens de financer lui-même la reconstruction ?
Bagdad a peu de ressources à consacrer à la reconstruction, dont le coût est estimé entre 80 et 100 milliards de dollars. Le pétrole représente 99 % de ses ressources, mais celles-ci ne suffisent plus à couvrir les besoins d’un pays à la démographie galopante et dont l’économie était déliquescente bien avant l’émergence de l’EI. Pour l’année 2019, le budget de l’État, calculé sur la base d’un baril de pétrole à 56 dollars, s’élève à 112 milliards de dollars, dont 23 milliards de déficit. Ce qui laisse peu de marge de manœuvre quand, de surcroît, les deux tiers du budget sont engloutis par les traitements des agents et des retraités d’une fonction publique devenue pléthorique, improductive et dans une grande mesure obsolète. Bagdad n’a donc d’autres choix que de remettre à plus tard tout le programme d’investissements massifs pour reconstruire, moderniser et diversifier l’économie et les infrastructures nationales. Par conséquent, si le contrôle sécuritaire des régions sunnites est primordial pour Bagdad, leur reconstruction, elle, peut attendre. D’autant plus que les besoins sont énormes aussi dans les gouvernorats chiites du Sud, qui n’ont pas été directement touchés par le conflit, mais où la grogne de la population contre la détérioration des conditions de vie risque de dégénérer en affrontement à tout instant.
La communauté internationale s’est engagée à débloquer 30 milliards de dollars. Est-ce suffisant pour démarrer ?
Elle s’est en effet mobilisée et aidé l’Irak à organiser une grande conférence internationale pour la reconstruction à Kuwait City en février 2018. Plus de soixante-dix pays y ont pris part et ont promis 30 milliards de dollars. Mais à ce jour, l’Irak a reçu peu de fonds. Il s’agit davantage de prêts ou d’investissements que de dons. Cette conférence n’avait rien d’un Plan Mashall. On est dans une optique de dépeçage commercial, chaque pays espérant décrocher pour ses propres entreprises les “contrats de la reconstruction” tant attendus.
L’Irak a tout de même reçu des promesses de dons ?
Effectivement, mais la corruption endémique des administrations publiques irakiennes freine l’ardeur des pays donateurs. Pour contourner cet obstacle, ces derniers ont fini par déposséder les Irakiens de toute initiative en versant directement les fonds aux Nations unies. C’est le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) qui est désormais au cœur du processus de reconstruction en Irak avec un instrument qui s’appelle le Funding Facility Stabilization (FFS). C’est un fonds qui s’élève à ce jour à 1,1 milliard de dollars et est essentiellement alimenté par les États-Unis, les pays du Golfe, l’Europe et le Japon. Grâce à ce fonds, le Pnud identifie les besoins et les priorités, et lance ensuite des appels d’offres à l’intention des compagnies irakiennes comme étrangères. Si on peut louer cette méthode, qui limite la corruption, elle a aussi plusieurs revers : l’absence de cohérence d’ensemble et de coordination entre les acteurs de la reconstruction, la longueur des procédures de passation de marché, la faiblesse du suivi et du “service après-vente” des projets exécutés, les gâchis, etc. Pour ne rien dire de l’agenda de certains bailleurs de fonds qui se concentrent sur des projets favorisant certaines minorités (chrétiens, yazidis) ou des régions sensibles du point de vue de la lutte contre le terrorisme. Des organisations non étatiques ne peuvent à elles seules reconstruire un pays dévasté par des guerres à répétition depuis les années 1980. Il faut un État fort et un ministère du Plan digne de ce nom !
Dans ce contexte, le pays peut-il compter sur son secteur privé pour redynamiser l’économie ?
On nous répète la doxa selon laquelle le secteur privé est à même de reconstruire ce qu’un État failli a contribué à détruire. Mais ce secteur privé “providentiel” n’existe ni en Irak ni ailleurs au Moyen-Orient. Outre le fait qu’il se limite au secteur des services ou de la construction, il est lui-même fortement dépendant des marchés publics et obéit à une logique purement clientéliste et prédatrice des ressources publiques. Le peu d’industrie dont l’Irak disposait dans le passé appartenait au secteur public et a depuis quasiment cessé de fonctionner. Dans le contexte de corruption généralisée, les privatisations de grandes entreprises publiques ne font qu’appauvrir davantage l’État sans pour autant relancer la production ou créer des emplois. Plusieurs scandales récents ont montré que des marchés de la reconstruction avaient été remportés par des sociétés irakiennes fictives appartenant à des ténors de la classe politique et à leurs affidés. Ces sociétés s’étaient ensuite contentées de revendre ces contrats, en échange de commissions de plusieurs millions de dollars, à des entreprises turques et jordaniennes notamment.
Les acteurs sur place se plaignent de la lenteur de la reconstruction, qu’est-ce qui ralentit la mise en œuvre ?
Si l’Allemagne et le Japon ont pu se relever plus ou moins rapidement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est parce que ces deux pays ont bénéficié d’un afflux massif de capitaux américains et européens. Mais ce n’est pas la seule raison. Il s’agissait aussi de pays hautement industrialisés, qui possédaient, avant-guerre, de grandes capacités scientifiques, techniques et humaines. Il ne s’agissait pas d’importer “clefs en main” des infrastructures, comme c’est le cas aujourd’hui en Irak. De plus, ces deux pays étaient pacifiés et relativement homogènes : les élites comme le reste de la société ne souffraient pas de divisions ethno-confessionnelles et de visions politiques antagonistes comme c’est le cas en Irak. Pour que la reconstruction irakienne aboutisse, il faut qu’elle soit juste et équitable dans l’allocation des ressources, elle doit notamment recouvrir l’ensemble du territoire et profiter à toutes les communautés. À défaut de cela, tout le processus de reconstruction est délégitimé.
Malgré tout, y a-t-il des exemples de chantiers qui fonctionnent en Irak ?
Il y a çà et là des réussites à l’échelle locale mais dans l’ensemble peu de grands chantiers d’infrastructures ont été exécutés à l’échelle nationale. Les insuffisances du secteur de l’électricité en attestent douloureusement.
C’est toute la question de la cohésion des élites qui est ici posée. À l’échelle locale, par exemple dans le gouvernorat d’al-Anbar, les politiciens et responsables locaux sont parvenus à pacifier leurs relations avec le gouvernement à Bagdad et à résoudre leurs conflits internes, ce qui favorise la prise de décision. À l’inverse de leurs homologues du gouvernorat de Ninive (Mossoul) qui sont fortement divisés. On retrouve notamment un fort clivage entre Mossoul et son arrière-pays rural. Les élites urbaines veulent que la reconstruction se concentre sur la ville, tandis que les représentants de la périphérie crient à la discrimination et au mépris.
Quel rôle jouent les administrations irakiennes dans la reconstruction ?
Leurs compétences laissent à désirer, car elles n’ont pas modernisé leur manière de faire et souffrent globalement d’un manque de personnel qualifié.
Leurs meilleurs éléments sont partis à l’étranger ou travaillent dans les nombreuses organisations internationales présentes en Irak et qui rémunèrent beaucoup mieux. Il faut en plus ajouter le problème de la corruption qui paralyse toutes les décisions, causant lenteurs et gâchis.