L’utilisation de l’instrument fiscal à des fins d’interventionnisme et de régulation conjoncturelle peut s’avérer utile pour l’économie. Mais elle peut aussi mener à des résultats contraires à ceux escomptés.
Les incitations fiscales peuvent être utilisées dans un premier temps pour orienter ou développer l’économie, ou pour assurer une certaine équité en redistribuant les richesses. Les théories keynésiennes et postkeynésiennes l’ont assez démontré. Mais cette utilisation peut aussi s’avérer, à certains égards, contreproductive aussi bien au niveau institutionnel et organique qu’au niveau sectoriel.
Dans les finances publiques modernes, les mesures incitatives et autres politiques d’allègements fiscaux, consenties originellement dans une finalité économique et sociale, constituent ce qui est communément appelé de nos jours des “charges fiscales” (Tax expenditures). En d’autres termes, des dépenses qui doivent être traitées comme les dotations et dépenses budgétaires.
Or, à la différence de ces dernières, les incitations sont bien moins mesurées, évaluées et contrôlées, aussi bien par les instances de contrôle administratives et judiciaires que par le Parlement.
Les amnisties fiscales, par exemple, ont un coût et un impact qui ne sont connus qu’a posteriori et sont pour l’État une sorte de renonciation à des recettes qui affectent son budget et le privent de ressources utiles au développement économique et social.
Le meilleur moyen d’éviter un dérapage est d’accompagner les lois de finances et de régularisation d’une étude d’impact économique préalable et d’un rapport annuel. Ce rapport retracerait l’évolution des dépenses fiscales en faisant apparaître de façon substantielle et distincte les prévisions initiales, les évaluations actualisées et les résultats constatés. Il serait alors aisé de chiffrer le manque à gagner direct provenant de telle ou telle mesure et la contrepartie escomptée à terme (croissance, emploi, balance des paiements, etc.). Sans oublier que les incitations, pour atteindre leurs objectifs déclarés, doivent être couplées à d’autres facteurs comme la stabilité législative et politique, l’environnement des affaires, la qualité de l’infrastructure et des équipements, ou encore la main-d’œuvre qualifiée.
Une exemption fiscale temporaire pour améliorer l’aménagement du territoire et le développement des régions, par exemple, ne peut porter ses fruits que si l’infrastructure de ladite région le permet, et que les services administratifs suivent.
Incitations contreproductives
Au-delà de l’impact institutionnel, il faudrait mesurer la portée des incitations fiscales sur les plans sectoriel et économique. Des baisses d’impôts sur le capital (distribution de dividendes, intérêts, etc.) visant à favoriser les investissements, par exemple, ont souvent abouti à des résultats contraires du fait que les bénéficiaires de telles mesures, une fois leur revenu disponible augmenté, ont jugé plus utile et lucratif d’épargner que d’investir ou de consommer.
Au même titre, une politique de stimulation de l’activité immobilière par la réduction ou la suppression de droits d’enregistrement et de transfert (plus-values) peut mener à un surplus et à une inadaptabilité ouvrant la voie à une crise du secteur.
Les cas récents libanais et émiratis en sont de parfaits exemples. Au rayon des incitations contreproductives, nous pouvons citer l’exemption permanente d’imposition du revenu accordée par le législateur libanais en 1959 aux institutions d’enseignement, pour lutter contre l’analphabétisme prévalant alors, et qui a été utilisée (et continue de l’être) à mauvais escient pour la floraison d’écoles et d’universités privées plus proches du mercantilisme que de la mission éducative. Situation qui a entraîné de surcroît une baisse substantielle du niveau de formation et sapé la crédibilité du système.
De même, l’exemption d’impôt foncier des biens-fonds bâtis en cas de vacance des lieux a mené à une prolifération de surfaces vides inadaptées à la demande, et a rendu l’accès au logement de plus en plus difficile et onéreux pour une partie significative de la population ; bloquant par là même un secteur important de l’économie.
Souci d’équité
Nonobstant ce qui précède, une autre question d’ordre psychologique mérite elle aussi d’être posée en matière d’incitations fiscales. C’est celle de l’équité. En effet, les incitations fiscales sont par essence dérogatoires et par conséquent génératrices de discriminations. Cette rupture d’égalité peut néanmoins être admise constitutionnellement à certains égards pour les mesures d’incitation à la création et au développement d’un secteur d’activité concourant à l’intérêt général. Voire même pour favoriser certains secteurs, comme l’agriculture qui souffre d’un handicap de base par rapport à d’autres secteurs. La situation économique et financière du monde rural, les risques liés aux nombreux aléas climatiques et biologiques, et la concurrence internationale, notamment des pays à subventions, justifient dans une large mesure les exemptions et autres dispositions favorables accordées à ce secteur vital par de nombreux pays dont le Liban.
Il est néanmoins important de nuancer les approches, car le principe d’équité est inégalement perçu et accepté. Il ne signifie nullement un équilibre “exponentiel” de traitement, mais devrait permettre une discrimination “positive” en fonction des capacités contributives de chacun et de la situation familiale propre. De nombreuses mesures adoptées sous le couvert des incitations vont d’ailleurs à l’encontre des conceptions de justice fiscale et d’équité comme l’inégale taxation des revenus du patrimoine et du travail ou les amnisties fiscales précitées qui rompent le principe de l’égalité de tous devant l’impôt consacré dans le préambule et l’article 7 de la Constitution et rappelé récemment par la décision du Conseil constitutionnel n° 2/2018.
Il faut de même concilier les considérations d’égalité et d’efficacité, et éviter que la redistribution où l’accès au revenu assuré aux plus démunis ne le soit sous forme d’encouragement à l’assistanat, à l’inactivité ou à l’isolement. Il faut donc éviter que les incitations subventionnent massivement les activités relativement peu productives et faire en sorte qu’elles soient ciblées et dirigées dans le sens de l’incitation à travailler, à investir et créer des emplois.
Zones franches
La plupart des pays en développement qui cherchent à réduire le déficit de leur balance des paiements et à promouvoir l’investissement privé utilisent des mesures incitatives comme l’exonération partielle ou totale des bénéfices susceptibles d’être réinvestis dans les secteurs productifs ou l’établissement de codes d’investissement. Ces codes accordent contractuellement, ou sur agrément administratif, des avantages fiscaux particuliers et conditionnés qui varient en fonction de la nature et du montant de l’investissement envisagé. Le tout en rassurant parallèlement l’investisseur par des engagements de longue durée prévoyant notamment une stabilisation des charges fiscales pour une période déterminée.
Les zones franches peuvent aussi permettre de créer des emplois, d’aménager le territoire dans l’optique d’un développement durable et d’atteindre des objectifs économiques prioritaires en allégeant la fiscalité et les contraintes législatives et bureaucratiques de l’investisseur.
Pour favoriser l’innovation, des dispositifs fiscaux particuliers peuvent être mis en place comme en France avec la loi Madelin et bénéficier d’une réduction d’impôts substantielle. C’est le cas par exemple des investissements participatifs (crowdfunding) ou du compte “Entrepreneur-Investisseur” destiné à éviter des taxations annuelles systématiques. Un sursis d’imposition des plus-values en cas de réinvestissement ou une compensation des plus-values et des moins-values peut être envisagé. Au Liban, le même mécanisme ou d’autres plus adaptés pourraient être utilisés pour les secteurs de l’énergie renouvelable, de l’environnement (recyclage, green buildings, etc.), de l’écotourisme ou de tout autre secteur identifié ou pas comme prometteur dans le fameux rapport du cabinet McKenzie.