Des cercueils pendant la Grande Famine aux villas du Golfe, en passant par Davidoff et le palais de Baabda, l’entreprise créée en 1913 par Hanna el-Rif a traversé le siècle. Mais jamais sa survie n'aura été autant mise à mal que ces dernières années.
L’histoire des Boisseliers du Rif commence en 1913, lorsque Hanna el-Rif lance son atelier de menuiserie à Kléiate, dans le Kesrouan. Deux ans plus tard, en pleine Première Guerre mondiale, le Liban sous domination ottomane est touché par la Grande Famine. Au Mont-Liban, plusieurs centaines de milliers de personnes périssent. « Hanna el-Rif s’est rendu compte que, pour survivre, il fallait produire quelque chose. La mort était la normalité à cette époque. Il s’est donc lancé dans la fabrication de cercueils en bois », explique son petit-fils, Jean-Marc el-Rif, qui dirige aujourd’hui l’entreprise familiale. Rapidement, sa réputation dépasse les limites de son village. Les années de guerre lui ont appris à être fiable et à respecter les délais. Désormais, on l’appelle Moallem Hanna. Dans les années 30, il quitte le village pour s’installer à Bourj Hammoud, où il produit des meubles sur mesure. Au début des années 60, son fils, Joseph, prend la relève. « Mon père m’a appris le sens du mot travail, mais la succession n’était pas une partie de plaisir », raconte ce dernier.Le jeune héritier voit en effet les choses différemment. Les années 60 sont celles de l’âge d’or de Beyrouth, les demandes affluent et Joseph ne veut plus se contenter d’une seule commande à la fois. Sous son impulsion, la petite entreprise familiale s’agrandit et passe de la production de tables, armoires et consoles à l’aménagement de maisons entières.
Le cigare miraculeux
Mais avec le début de la guerre en 1975, les affaires se compliquent. Le marché de l’ameublement s’effondre et les riches clients étrangers désertent leur maison de vacances libanaise. Joseph el-Rif doit changer son fusil d’épaule. De la même façon que son père, 60 ans avant lui, c’est dans l’adversité que lui vient une idée. Le port de Beyrouth étant tenu, à l’époque, par des milices, les cigares de contrebande en provenance de Cuba inondaient la capitale. Joseph se lance alors dans la confection de boîtes à cigare luxueuses avec humidificateur.
Avec l’aide d’un ami travaillant à la Middle East Airlines, il parvient à quitter Beyrouth pour Genève afin de rencontrer Zino Davidoff, en personne, et lui présenter ses boîtes. « Il nous a demandé d’attendre jusqu’au lendemain pour prendre une décision, se souvient Joseph. Évidemment nous n’avions pas un sou en poche, nous avons dormi dans un parc municipal. »
Le lendemain, le négociant de cigares, impressionné par la qualité des boîtes, lui en commande 5 000, payable par lettre de crédit. « C’était impossible, j’ai dû refuser. Personne ne peut produire
5 000 pièces dans une ville en guerre. Je ne savais même pas si on m’autoriserait à rentrer au Liban. Je lui ai dit d’enlever un zéro et il a accepté. Nous avons réussi à faire 500 boîtes en moins de trois mois. J’en faisais des cauchemars. Nous travaillions non stop, sans électricité, éclairés par des lampes à batteries. »
Les humidificateurs remettent l’entreprise à flot. En 1978, une autre bonne nouvelle attend Joseph el-Rif. Il est invité à la foire de Milan, l’un des Salons internationaux de l’ameublement les plus prestigieux au monde. L’occasion d’une autre aventure rocambolesque. Ne connaissant rien du fonctionnement d’une foire, Joseph pense que les équipes du Salon sont chargées d’installer son stand et de rapatrier les meubles depuis le port. Grosse erreur. Lorsqu’il réalise que l’installation est à sa charge, il est déjà trop tard. « Le directeur m’a dit qu’il était hors de question d’ouvrir un stand vide. La nuit précédant l’ouverture, on a planté un drapeau libanais et réalisé des pancartes expliquant que le stand était vide pour protester contre la guerre qui ravageait notre pays. Et ça a marché, on a même reçu une médaille de la foire de Milan ! » raconte Joseph, toujours amusé par cette péripétie.
Pendant la guerre, l’usine est bombardée à cinq reprises, mais l’entreprise résiste.
En 1989, l’accord de Taëf signe la fin du conflit et le début d’une période fastueuse pour les Boisseliers du Rif. La reconstruction remplit les carnets de commandes et l’usine de 4 000 m2 travaille à plein régime, sept jours sur sept y compris les jours fériés, de jour comme de nuit, avec une équipe de 120 ouvriers et employés. L’entreprise prend en charge la rénovation complète du palais présidentiel à Baabda, puis celle du Grand Sérail, la maison personnelle de Rafic Hariri, ou encore la table de réunion du gouvernement libanais. Pendant 20 ans, elle consolide sa place au Liban et développe de nombreux projets à travers le monde : Genève, Paris, Londres, Damas, les pays du Golfe, la Chine. « Notre stratégie a toujours été de se concentrer sur le marché du luxe et les pièces personnalisées, rappelle Joseph el-Rif. Ça nous a permis de ne pas flancher quand la Chine et la Turquie ont commencé à produire des meubles en grosse quantité et à bas coûts. »
La fin de l’euphorie
Mais le conflit en Syrie met fin à l’euphorie. Avec l’interdiction de survol de la Syrie, l’acheminement des commandes est devenu un casse-tête. L’entreprise familiale est obligée de faire transiter sa production par bateau, entraînant des délais de livraison beaucoup plus longs et des coûts de transport en hausse de 20 %. Les plus gros clients, en provenance du Golfe, se tournent vers les entreprises européennes, dont les délais de livraison sont plus courts. S’ajoutent à cela les tensions politiques qui entraînent un boycott des produits fabriqués au Liban. Sur le marché local, la situation n’est pas plus enviable. Les Libanais, même les plus aisés, freinent leurs dépenses en attendant une amélioration de la situation économique.
« J’ai repris les rênes de l’entreprise en 2008, raconte Jean-Marc el-Rif, le fils de Joseph. J’ai eu quelques bonnes années, mais depuis c’est fini. Les trois dernières ont été particulièrement difficiles. Quand je compare notre situation actuelle avec ce qu’a connu mon père, pendant la guerre, je me dis qu’aujourd’hui c’est pire. »
« On a l’impression d’être enfermé dans un tonneau vide », acquiesce son père.
Le chiffre d’affaires de l’entreprise qui oscillait entre 5 et 10 millions de dollars par an avant 2011, et dont les deux tiers provenaient de l’étranger, est tombé à deux millions de dollars en 2018. Depuis janvier, il n’y a plus qu’une quarantaine d’employés, qui travaillent à horaire réduit, cinq jours par semaine. « On ne peut pas descendre plus bas. Deux millions de dollars, c’est le minimum pour couvrir les coûts d’une usine de 4 000 m2 pendant un an, explique Jean-Marc, en fustigeant l’incapacité des gouvernements successifs à protéger l’industrie locale. Comment rivaliser avec des marques d’ameublement de luxe italiennes, quand celles-ci ne sont pas taxées à l’importation ? Le manque de protectionnisme a tué l’industrie libanaise. »
À cet égard, la hausse des taxes douanières sur les importations de meubles, de 30 à 45 % entrée en vigueur fin septembre pour cinq ans, est une lueur d’espoir, d’autant qu’elle s’applique aux produits européens jusque-là exemptés de douane.
« C’est une nouvelle qui va dans le bon sens, concède Jean-Marc el-Rif. Mais il faudra ensuite s’atteler au cœur du problème, qui relève de la politique intérieure : la disparition de la main-d’œuvre locale, la double facture d’électricité et les nombreuses taxes imposées. »
Pour sortir la tête de l’eau, Jean-Marc el-Rif envisage de se tourner vers le marché américain. Depuis peu, il a relancé les boîtes à cigare. En trois mois, il en a écoulé 150 à 700 dollars chacune aux États-Unis et au Canada, ainsi qu’une cinquantaine au Liban. Il envisage d’aller plus loin en ouvrant un bureau aux États-Unis et pourquoi pas une usine satellite en Amérique du Sud. Parallèlement, pour gagner en visibilité, il s’est associé aux grands noms du design libanais comme Carla Baz, Marc Baroud ou Khaled el-Mays dont il réalise les dessins. Père de trois enfants, Jean-Marc espère que l’un d’entre eux prendra sa suite, pour que l’histoire des Boisseliers du Rif continue de s’écrire. Mais où ? « L’important pour nous, c’est de défendre notre héritage. Mais si la situation au Liban ne s’améliore pas, il faudra être pragmatique. »