Quatre-vingt-dix pourcent de la production de Château Musar se vend à l’international. Une réussite unique dont l’une des clés repose sur sa capacité de rebond par temps de crise.
Presque 90 ans d’énergie, de passion et d’engagement au service de sa majesté le vin. De qui parle-t-on ? De Château Musar dont le premier millésime date de 1930. «Presque un siècle de vicissitudes au Liban», s’amuse Ronald Hochar, PDG de Château Musar. Sans doute, cela équivaut-il à ce mélange de valeurs intangibles, de combats pas gagnés d’avance et de hasards bienheureux…« D’autant que le parcours a été semé de difficultés. Il y a eu d’importantes prises de risque et de graves moments de questionnements », rappelle-t-il.
Mais le résultat est là : cette année, la cave de Ghazir a été classée 22e parmi les 50 marques du vin les plus admirées au monde par le magazine Drinks International. Cette distinction n’a rien d’inhabituel pour la famille Hochar, qui dirige l’entreprise depuis que la toute première bouteille sortie du chais. Musar voit régulièrement ses millésimes récompensés dans toutes sortes de compétitions. « Musar est l’une des plus grandes réussites du “Made in Lebanon” », confirme, beau joueur, l’un de ses concurrents.
La cave, établie dans un ancien palais de l’émir Bachir Chéhab, a réussi ce que peu de groupes industriels libanais ont accompli. En trois générations, elle a imposé sa présence dans près de 60 pays au point qu’aujourd’hui presque 90 % de sa production (environ 700 000 bouteilles par an) s’écoule à l’international. « Musar est un cas d’école : nous devrions tous nous en inspirer », ajoute son vin blanc haut de gamme concurrent dont le domaine peine encore à se faire connaître à l’étranger. « C’est Serge Hochar qui a sorti les vins du Liban de l’anonymat, c’est lui qui les a positionnés à l’international.»
Même si les grands critiques hésitent lorsqu’ils tentent de caractériser un Musar– certains évoquent un Rioja (l’appellation noble de l’Espagne),d’autres les meilleurs vins de la Vallée du Rhône, voire de Bordeaux –, tous sont d’accord sur un point : un Château Musar, c’est, en général, un vin hors du commun, fait pour vivre longtemps (il vieillit sept ans dans le chai de Ghazir avant d’être commercialisé), dont le style intemporel se moque de l’air du temps.
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Un précurseur
Ce succès, Musar le doit à celui qui passa sa vie à goûter ses futurs assemblages, Serge Hochar. « Notre partenariat se résumait à Serge faisant le vin et moi m’occupant de sa commercialisation et de son financement», relate Ronald Hochar pour évoquer le tandem qu’il a formé avec son frère Serge, œnologue de formation, passé par l’école bordelaise, et mort brusquement à l’hiver 2014.
L’homme, qui parfois se définissait comme le “prêtre du vin”, jouait de sa matière comme d’une partition musicale, en accordant au mieux ces cépages ou ses fûts entre eux. Avec juste ce qu’il faut de génie pour impressionner son monde : le premier, il s’intéressa aux cépages endémiques de la région, mêlant l’obeidi et le merwah à l’assemblage de son château Blanc ; le premier encore il prôna les vins naturels, “biologiques” quand tout le monde ne jurait que par le bois et la chimie ; le premier enfin il misa sur le cinsault, un cépage mal aimé en France, dont il vantait pourtant la superbe adaptation békaïote.
Issu d’une famille de commerçants et de banquiers, le père de Serge et de RonaldHochar, Gaston, s’était pris de passion pour le vin alors qu’il étudiait en France dans les années 1920. À son retour au Liban, les terrains sur lesquels sa famille cultivait des raisins sont infestés par le phylloxera, ce puceron qui avait ravagé presque tous les vignobles européens et s’attaquait à ceux de la Méditerranée orientale. C’est alors qu’il s’inspire d’un ami proche dont Ronald Hochar porte d’ailleurs le nom : l’officier Ronald Barton de l’armée anglaise, propriétaire des châteaux Léoville et Langoa-Barton à Bordeaux.
Pour replanter, Gaston Hochar choisit le cabernet-sauvignon, un cépage bordelais, qu’il associera par la suite au cinsault plus floral. En attendant, il achète des raisins à des propriétaires de la Békaa et écoule les quelque 100 000 bouteilles qu’il produit auprès des militaires français. « Musar était notamment le fournisseur exclusif des officiers de l’armée française de la région du Levant », se souvient Ronald Hochar, qui fut “manœuvre” à la cave de son père dès 1957 avant de le rejoindre définitivement en 1962 malgré ses études de droit et de sciences politiques.
Musar se retourne en pariant sur la jeunesse jet-setteuse, qui incarne l’âge d’or libanais, ces années 1950-1975 lorsque le pays, en plein boom économique, se croyait la “Suisse de l’Orient”. « À l’époque, deux grands acteurs se partageaient le marché : nous-mêmes et Ksara. » La guerre de 1975 met un terme à cette parenthèse dorée : la plupart de ses clients fuient le Liban et le chiffre d’affaires de la maison Hochar s’écroule. « Serge et moi sommes restés au Liban à tour de rôle tandis que nous envoyions nos familles à l’étranger pour les protéger. » Les hommes à l’abri, que faire des vins? Le Liban est terra non grata : la contrebande de spiritueux inonde le marché à des prix imbattables. À défaut, il reste l’ailleurs.
De 5 % d’exportations à 90 % en 2018
C’est un pari risqué pour les deux frères: en 1975, les exportations ne représentent que 5 % des volumes. « On avait cependant commencé à exporter aux États-Unis dans les années 1960.» Les voilà pourtant qui misent sur leur présence à des foires internationales pour tenter de capter l’attention des Occidentaux. « Quand il y avait des décisions stratégiques à prendre, on les décidait ensemble. On s’encourageait mutuellement.»
Leur chance, ce sont les papilles de Michael Broadband, qui tombe littéralement amoureux de leur vin et lui décerne le “prix découverte” lors de la Foire aux vins de Bristol de 1979 (qui deviendra par la suite la London International WinesFair). La légende est lancée et Serge Hochar devient même en 1984“The Man of the Year” pour le magazine Decanter (une récompense aujourd’hui dénommée“ The Hall of Fame”).
Musar tourne alors le dos au Liban. « Nous revendiquons notre appartenance au Liban, mais nous avons cherché à cibler la clientèle occidentale. »Aujourd’hui, Musar aimerait davantage revenir à ses origines. C’est d’ailleurs pour cela que la cave vient de lancer Koraï, un vin blanc et un rosé, qui entend se faire remarquer de la jeunesse libanaise. Un juste retour des choses.