La corruption est l’un des principaux reproches adressés aujourd’hui à la classe politique. Malgré les nombreuses promesses faites à cet égard, la prévention contre la corruption souffre d’un cadre législatif incomplet et d'une absence de volonté politique.
« Voleurs ! », « Rendez l’argent volé ! »... La corruption de la classe politique est l’un des principaux reproches adressés au gouvernement par le mouvement de contestation le 17 octobre. Le Liban fait en effet parti des plus mauvais élèves à l’échelle mondiale en matière de corruption. En 2018, il était classé 138ème sur 180 pays, selon l’indice de perception de la corruption de l’ONG Transparency International, avec un score stagnant depuis quatre ans à seulement 28 sur 100. « Nous ne pouvons pas faire pire », commente un expert désabusé, qui préfère ne pas être cité. Reprenant des chiffres évoqués par le passé, l’ancienne ministre d’État pour le Développement administratif
Inaya Ezzeddine avait évalué le coût de ce fléau pour l’État libanais à plus de 5 milliards de dollars par an, soit environ 9 % du PIB en 2018. Cette corruption endémique s’explique notamment par la faiblesse du cadre législatif existant. « Chaque texte comprend un piège, comme s’il avait été pensé pour ne pas fonctionner », pointe Rabih el-Chaër, ancien président de l’association Sakker el-Dekkané.
La loi sur l’enrichissement illicite
La loi la plus ancienne et la plus emblématique est la loi sur l’enrichissement illicite adoptée dès 1954 et amendée en 1999. Elle n’a jamais été utilisée depuis.
Elle impose à tous les fonctionnaires, aux juges, aux conseillers municipaux, aux membres de l’exécutif et aux parlementaires de déclarer leur fortune et leurs avoirs ainsi que ceux de leur famille, lors de leur entrée en fonctions, et quand ils quittent leur poste. Les déclarations de fortune sont remises dans des enveloppes scellées à une quinzaine d’institutions, parmi lesquelles le Conseil constitutionnel, le Conseil supérieur de la magistrature, certains ministères, puis sont stockées à la Banque centrale.
Mais en pratique aucune de ces enveloppes n’a jamais été contrôlée. Leur ouverture nécessite en premier lieu un dépôt de plainte de la part d’un citoyen devant le procureur général ou le juge d’instruction de Beyrouth. Celui-ci doit pouvoir fournir une garantie bancaire de 25 millions de livres libanaises (environ 17 000 dollars). Si la personne est jugée de mauvaise foi après enquête, elle s’expose elle-même à une amende de 200 millions de livres (environ 132 000 dollars) et trois mois à un an de prison. De quoi décourager les plus hardis…
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Par ailleurs, « la loi définit l’enrichissement illicite comme les biens amassés par un employé du secteur public par le biais d’actes illégaux et illégitimes. La personne qui dénonce doit donc avancer des preuves que la personne visée a commis ces actes, ce qui est très difficile », explique Ghassan Moukheiber, coordinateur du groupe parlementaire de lutte contre la corruption et fondateur de la Lebanese Transparency Association (LTA). Ainsi, jamais aucune condamnation n’a été obtenue par ce biais.
La plainte déposée par le procureur général du Mont-Liban Ghada Aoun au juge d’instruction de Beyrouth, concernant l’ancien Premier ministre Nagib Mikati, plusieurs membres de sa famille et la banque Audi, constitue à ce titre une première. À l’heure de passer sous presse, aucune suite n’avait encore été donnée à cette plainte.
La loi sur le droit d’accès à l’information
Autre exemple plus récent d’impotence des lois existantes : la loi sur le droit d’accès à l’information dont l’objectif est de favoriser l’accès des Libanais aux archives publiques nationales afin d’accroître la transparence de l’action de l’État et de faciliter la participation des citoyens au processus de décision publique. Adoptée en janvier 2017 après une décennie de négociation, elle n’est toujours pas appliquée par la plupart des administrations publiques, près de trois ans après son entrée en vigueur.
Les pouvoirs publics ont trouvé une astuce pour ne pas l’appliquer : ils estiment que des décrets sont nécessaires à sa mise en œuvre. « Ces décrets sont certes nécessaires, mais pas indispensables », nuance Ghassan Moukheiber. C’est pourtant l’argument invoqué en juin 2019 par le secrétaire général du Conseil des ministres, le juge Mahmoud Makkiyé, pour rejeter une demande présentée en avril par l’association Kulluna Irada et l’observatoire juridique The Legal Agenda.
La loi sur la protection des lanceurs d’alerte
Une loi de protection des lanceurs d’alerte, adoptée en 2018, est, elle aussi, en suspens. Elle garantit en théorie l’anonymat du “whistleblower” et la confidentialité des informations recueillies grâce au signalement. En pratique toutefois, elle nécessite, pour fonctionner, l’existence d’un organisme capable de recueillir les signalements, de protéger les lanceurs d’alerte et, dans certains cas, de leur octroyer une rétribution financière. « C’est un cas patent du besoin d’institution », pointe Ghassan Moukheiber.
Une stratégie nationale
L’une des priorités pour renforcer le cadre existant est d’adopter une stratégie nationale de lutte contre la corruption. Une stratégie élaborée par le ministère d’État pour la Développement administratif, en collaboration avec le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), a été soumise au Conseil des ministres une première fois en mai 2018. Suite à des demandes de modifications, une seconde mouture du texte lui a été renvoyée il y a un mois. « C’est par là qu’il faut commencer ; cela va permettre aux différents textes de loi et institutions de mieux se compléter, afin de s’assurer que toutes les formes de corruption soient couvertes », explique Rizk Zgheib, avocat et maître de conférences à la faculté de droit et de sciences politiques de l’Université Saint-Joseph.
Une agence nationale de lutte contre la corruption
Autre mesure-clé : l’adoption de la loi relative à la création d’une agence nationale de lutte contre la corruption. « Cette commission est la cheville ouvrière du combat contre la corruption. Son rôle sera notamment de recevoir les plaintes, pour les filtrer et de les faire suivre à la justice pour le compte du citoyen. Elle agira par ailleurs comme un observateur des niveaux de corruption dans le pays, par la publication de rapports sur la base des informations collectées », explique Ghassan Moukheiber. Elle est également le chaînon manquant pour la mise en œuvre de plusieurs lois comme la loi de protection des lanceurs d’alerte, nécessitant la supervision d’une institution publique.
Une première fois adoptée en juin par le Parlement, la loi lui a été renvoyée en juillet par le président de la République Michel Aoun, utilisant l’une de ses prérogatives, afin que plusieurs points soient à nouveau débattus, dont le processus de nomination des membres de cette commission indépendante. Elle doit donc être à nouveau votée, avec ou sans modifications. « Avec un fonctionnement optimal du Parlement, ce vote pourrait avoir lieu en moins d’un mois », estime l’avocat.
Une nouvelle loi sur l’enrichissement illicite
Pour lutter efficacement contre la corruption, l’enrichissement illicite doit être redéfini. « Une proposition de loi est depuis deux ans au Parlement, mais n’a toujours pas été examinée », regrette Ghassan Moukheiber, en soulignant que l’adoption de ce texte serait une avancée majeure.
Le texte proposé prévoit également une procédure de recouvrement des fonds détournés à l’étranger, permettant à l’État de geler et saisir les fonds captés par des élus ou membres de l’administration, ou d’obtenir leur remboursement. À ce titre, les débats actuels nourris autour de l’adoption d’une loi spécifique dédiée uniquement au recouvrement des fonds pillés laissent les experts sceptiques. « C’est davantage une mesure populiste ; les outils sont déjà là, il suffit de réformer la loi sur l’enrichissement illicite, qui inclut naturellement ce mécanisme pour les personnes accusées de détournement de fonds », note Ghassan Moukheiber.
Pour lui, l’objectif à court terme doit être de renforcer le cadre existant, puis compléter la batterie de mesures existantes. « Le défi réside dans l’application de ces textes, il faut pour cela une vraie volonté politique ; c’est peut-être ce que permettra d’apporter la pression populaire de la rue », conclut Ghassan Moukheiber.
La petite et la grande corruption La Banque mondiale définit la corruption comme le fait d’« utiliser sa position de responsable d’un service public à son bénéfice personnel ». En pratique, elle intervient « lorsque des représentants du pouvoir public acceptent, sollicitent ou extorquent un pot-de-vin » ou « lorsque des entités privées proposent de façon active des pots-de-vin afin de contourner des procédures ou politiques publiques ». Elle peut également prendre la forme « de clientélisme ou de népotisme, de vol des actifs publics ou de détournement des revenus de l’État », sans qu’il y ait nécessairement de versements de dessous-de-table, précise l’institution financière internationale. La première forme “transactionnelle” de corruption se retrouve notamment dans l’administration publique. La seconde, plus grave puisqu’elle peut aller jusqu’à affecter des politiques publiques ou le cadre législatif, gangrène surtout le pouvoir politique. La particularité du Liban par rapport à d’autres pays corrompus est qu’il n’est épargné par aucune de ces deux formes. |