Importateurs et industriels plaident, sans trop y croire, pour un assouplissement des restrictions bancaires.
Farouk (le nom a été changé à sa demande) dirige une petite PME familiale, d’une dizaine de salariés, comme le Liban en compte tant. Il importe et distribue des biens à destination du secteur de la construction et de bâtiment. Depuis 2018, la crise de l’immobilier a largement impacté son activité avec une baisse de son chiffre d’affaires de 25 % environ. Mais le « baiser de la mort », comme il le dit lui-même, c’est sa banque qui le lui a donné, en lui imposant d’abord de se fournir en dollars auprès des changeurs, à un taux supérieur au cours officiel, puis en gelant ses facilités de crédits. « La veille de sa réouverture, après deux semaines de fermeture, ma banque m’a annoncé que ma ligne de crédit en dollars était stoppée à son niveau actuel et non pas au seuil normalement autorisé. Elle a également bloqué le compte courant de ma société en livres libanaises, pourtant créditeur, en considérant que ce solde positif constituait un premier remboursement de mes dettes », raconte-t-il.
Son témoignage n’a rien d’anecdotique : la plupart des sociétés commerciales se sont vue imposées des restrictions drastiques après la réouverture des banques vendredi 1er novembre, allant d’une réduction des plafonds des crédits, au gel des lettres de crédits en passant par un blocage des transferts à l’étranger. « Dans l’urgence, les banques ont pris des mesures extrêmes qui ont eu pour effet d’accroître la panique sur le marché, témoigne un commerçant sous couvert d’anonymat. Non seulement les importateurs n’étaient plus en mesure de payer leurs fournisseurs à l’étranger, dans certains cas même les exportateurs qui avaient des comptes en dollars n’avaient plus accès à leur comptes ». Le gel des comptes créditeurs afin de couvrir les lignes des crédits a également provoqué une explosion des chèques retournés.
Lundi, le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, a sommé les banques de desserrer l’étau sur les entreprises, en les accusant d’avoir été trop « conservatrices » dans la gestion de leurs liquidités. Pour répondre aux besoins les plus pressants, il les a appelés à rapatrier leurs liquidités déposées auprès des banques internationales, et à se réunir avec l’Association des commerçants et celle des industriels pour assouplir les mesures imposées. Pour sa part, la BDL s’est engagée à fournir des liquidités en devises aux banques, mais à des conditions drastiques - un taux de 20% et une interdiction de les sortir du Liban - qui ne présagent pas d’un retour à la normal. Alors que les banques étaient encore fermées ce mercredi, au motif d’une grève ouverte des employés, la plupart des acteurs interrogés semblent loin d’être rassurés.
« Les annonces du gouverneur ne changent rien fondamentalement, réagit un importateur de biens de consommation courante, sous couvert d’anonymat. Il y aura peut-être un assouplissement des restrictions sur les transferts à l’étranger, mais cela se fera toujours au cas par cas. A part pour les importateurs de produits de base (l’essence, la farine et les médicaments) qui bénéficient de la circulaire de la BDL publiée avant le mouvement de contestation, les entreprises dont les recettes sont en livres ne pourront probablement pas les convertir à la banque au taux officiel, et devront toujours aller chez les changeurs ». Lui, comme beaucoup d’autres entreprises, s’approvisionnent en partie, depuis plusieurs semaines déjà,sur le marché parallèle où la livre libanaise s'échange avec une décote de l’ordre de 10 à 20 % à son pic le plus élevé (1 840 livres libanaises le dollar).
Conséquence : les prix grimpent. «Depuis l’instauration des premières mesures de contrôle de change, le Liban a importé de nombreux produits à un taux de change supérieur à l’officiel. Cela a eu un impact sur les prix, qui ont été revus à la hausse, mais pas encore dans des proportions catastrophiques», estime l’économiste Albert Dagher, responsable du département d’économie de l’Université libanaise.
Pour sa part, le président de l’Association des commerçants de Beyrouth, Nicolas Chammas, s’attend à ce que les entreprises continuent à « jongler avec la rareté du dollars en se fournissant auprès des changeurs à court terme », mais il espère que la formation d’un gouvernement capable de restaurer la confiance et de mobiliser des fonds réduise l’écart entre les taux de change officiel et officieux. « Un écart de 15% comme c’est le cas actuellement entrainera une érosion des marges commerciales et des faillites en cascade ou une inflation a deux chiffres » prévient-il.
De son coté, le représentant des industriels Fadi Gemayel espère un traitement de faveur pour les producteurs locaux, qui sont soumis aux mêmes restrictions bancaires, alors qu’ils ont eux aussi besoin d’importer. « Les matières premières importées représentent entre 10 et 40% de la production libanaise. Cela représente en gros 3 milliards de dollars par an», affirme-t-il en soulignant que les pouvoirs publics ont intérêt à soutenir l’industrie pour réduire, à terme, les sorties de devises. En attendant, un important industriel libanais dit limiter pour le moment ses ventes à ses seuls clients en mesure de qui payer cash « en dollars ou en livres libanaises mais, dans ce cas, au taux du marché parallèle ».
De fait, de nombreuses entreprises travaillent désormais avec une trésorerie en cash, à flux tendu et à court terme. « Le gel des facilités de crédits nous oblige à limiter nos stocks afin d’aligner nos achats sur nos rentrées financières en cash. Si la situation ne s’améliore pas rapidement, on va de facto assister à la forte diminution des volumes de vente », pronostique un autre industriel.
La Banque mondiale a déjà prévenu il y a quelque jours que le PIB allait se contracter de 1 % cette année, alors qu’elle tablait encore début octobre sur une baisse 0,2 %.