Le directeur exécutif du Lebanese American University Medical Center – Rizk Hospital (LAUMC-RH), Sami Rizk, tire la sonnette d’alarme : une pénurie de certains produits et le non-remplacement de matériels dans les hôpitaux du pays mettent en péril la santé de la population.
Quelles sont les implications de la crise monétaire et bancaire actuelle sur le secteur de la santé ?
À travers la circulaire 530, la Banque du Liban a dans un premier temps garanti l’octroi de devises au taux officiel aux importateurs de médicaments. Cela représente 1,4 milliard de dollars par an. Le problème, c’est que cette circulaire n’inclut pas les importations de matériels médicaux, qui s’élèvent à environ 500 millions de dollars par an. Après négociation, la BDL a finalement accepté de garantir 50 % des besoins en devises de ces importateurs au taux officiel. Mais cette décision les oblige d’ores et déjà à des arbitrages délicats.
Que faut-il importer en priorité ?
En chirurgie orthopédique, par exemple, une vis ou une plaque de 2 millimètres ne peut pas remplacer celle de 3 millimètres. On m’a d’ailleurs rapporté un terrible exemple dans un hôpital du Grand Beyrouth : faute de plaques de 10 mm disponibles pour souder une fracture du poignet, un chirurgien a dû tailler 2 mm dans l’os du patient pour faire rentrer une plaque de 12 mm à la place.
Lire aussi : Pharmaceutique : la bataille des génériques libanais
Est-ce vraiment cela que nous voulons ?
À la pénurie de devises s’ajoutent les restrictions liées aux lignes de crédit… En effet, même si nos fournisseurs peuvent en théorie plus facilement s’approvisionner en devises, les difficultés rencontrées pour ouvrir de nouvelles lignes de crédit les positionnent au même rang que n’importe quel autre importateur. Un exemple parmi d’autres : à la LAUMC-RH, nous avons acheté il y a quelques années un litotripteur, un appareil qui permet d’éliminer les calculs rénaux ou biliaires. Début décembre, l’une de ses pièces est tombée en panne. D’habitude, cela prend une dizaine de jours pour la remplacer. Là, notre fournisseur nous a annoncé un délai d’attente de deux mois et demi… Pour nous, c’est un vrai manque à gagner : nous ne pouvons pas faire fructifier notre investissement – cet équipement nous avait coûté plus de 500 000 dollars – et nous ne sommes plus en mesure d’assurer un service normal à nos malades.
Tous les hôpitaux sont-ils traités à la même enseigne ?
Les petites et moyennes structures sont davantage touchées par les risques de pénuries que les quatre hôpitaux universitaires. Ensemble, l’Hôtel-Dieu de France, l’hôpital Saint-Georges, le American University Beirut Medical Center et le Lebanese American University Medical Center représentent environ un quart de l’activité du secteur. Nos fournisseurs ne veulent pas a priori nous “mécontenter” d’autant que nous avons une mécanique de paiement relativement sécurisée. Derrière nous, ce sont en effet de grandes universités qui peuvent intervenir si nous n’avons pas les liquidités nécessaires ponctuellement. Mais nous serons impactés inévitablement à notre tour : un fournisseur, qui dispose de dix pièces à vendre en janvier, en gardera peut-être huit pour les hôpitaux universitaires. Mais le mois suivant, lorsqu’il ne pourra en importer que six, quel compromis fera-t-il ? Et lorsqu’il ne parviendra plus à faire rentrer que trois ? En parallèle, le secteur souffre aussi de l’accumulation des impayés de l’État.
Lire aussi : Santé : prescriptions sous influence
Comment en est-on arrivé là ?
L’État doit au secteur hospitalier privé quelque 2 000 milliards de livres libanaises arrêtés au 30 septembre 2019, soit 1,3 milliard de dollars au taux officiel. Chaque jour en plus qui passe, 3 milliards de livres libanaises supplémentaires, soit 2 millions de dollars, s’ajoutent à ce montant. Cette dette correspond aux impayés du ministère de la Santé et recouvre les frais hospitaliers des différentes forces militaires du pays (dont l’armée libanaise), ainsi que la mutuelle des fonctionnaires de l’État, exception faite de la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS). Ces impayés sont anciens : les plus vieux remontent à 2011. Cela n’a donc rien à voir avec la révolution du 17 octobre 2019. C’est davantage le résultat d’une mauvaise gestion publique des secteurs de la santé et hospitalier. Pour vous donner un ordre d’idées, ces patients, dont les factures ne sont pas honorées, représentent au moins 50% des dossiers traités dans les hôpitaux privés.
Est-ce que les tiers payants accumulent aussi des retards ?
Le ministère de la Santé reste notre principal débiteur. La CNSS s’acquitte, elle, chaque mois d’environ 70 à 75% des factures hospitalières des patients couverts par ses services. Le reste étant payé au fur et à mesure de l’année. Depuis mi-2019 toutefois, les assurances privées, qui prennent en charge l’assurance maladie de 10 à 15% de la population, ont commencé à leur tour à accumuler des retards de paiement. Leurs propres clients ne les payant pas à temps, ces tiers payants ne peuvent plus eux-mêmes s’acquitter de leurs créances vis-à-vis du secteur hospitalier. Et lorsqu’ils le font, il demande à payer en livres libanaises. Ce phénomène est inquiétant, car une partie des dollars dont nous disposions jusque-là pour assurer nos importations provenaient des contrats signés avec les assurances privées.
Quels risques le secteur hospitalier encourt-il avec la crise que traverse le pays ?
C’est la qualité des prestations et des soins délivrés au Liban qui sont en jeu. On peut décaler de quelques mois des travaux d’agrandissement ou l’acquisition de matériels nouveaux… Mais impossible de retarder le traitement d’un cancer ! Ainsi dernièrement, beaucoup d’hôpitaux périphériques ont envoyé des patients avec un protocole précis vers les centres universitaires pour qu’eux se chargent du traitement. Ces patients nous ont été envoyés faute de produits oncologiques disponibles pour les soigner. Ce qui contribue à submerger nos services.
Assistez-vous à une augmentation des cas traités aux urgences, voire à une aggravation des pathologies ?
Oui, on voit arriver chez nous de plus en plus de cas de traumatologies graves. Il s’agit souvent de patients couverts par le ministère de la Santé ou par d’autres couvertures publiques. L’hôpital sachant qu’il ne sera pas payé choisit de “renvoyer la patate chaude” à l’un de ses confrères… C’est un phénomène très grave : en tant que professionnel de la santé, nous avons normalement le devoir de soigner tout le monde. Au LAUMC-RH, c’est la base de notre mission et de notre éthique, et cela devrait être celles de l’ensemble de la profession.
Quelle serait une première réponse à vos demandes ?
Jusqu’à présent, ni les banques ni la BDL ne nous ont véritablement aidés à faire du secteur de la santé une priorité. Or, l’excellence du système de santé libanais doit être protégé. Nous continuons de réclamer l’intégration du matériel médical parmi les importations couvertes par la circulaire 530. On dénonce souvent le fait que des malades meurent encore aux portes des hôpitaux. Ce qui est intolérable. Mais si rien n’est fait, les patients risquent de mourir dans les hôpitaux, même une fois admis, faute de matériel médical approprié.
Des produits médicaux sont-ils particulièrement touchés par les pénuries ?
J’ai appris que le Liban avait manqué début décembre de filtres à dialyses. C’est d’ailleurs pourquoi certains centres ont été obligés de passer de trois à deux séances par semaine pour leurs patients. Ce n’est pas très grave médicalement, mais c’est moins bien en termes de confort pour les malades. Nous avons également manqué de sachets plastiques pour le sang.