Longtemps éclipsées par les clivages communautaires, les revendications socio-économiques sont au cœur du mouvement de contestation qui secoue le Liban depuis le 17 octobre. Mais ces revendications ne s’appuient pas sur les syndicats traditionnels, qui ont joué un rôle important dans l’histoire des luttes sociales au Liban, avant d’être cooptés et neutralisés par le pouvoir.
Protection sociale, emplois, redistribution des richesses… Depuis le 17 octobre, les Libanais réclament des droits socio-économiques auxquels ils ont longtemps renoncé, mais leurs revendications ne sont portées par aucune structure. L’historique des luttes sociales montre que cela n’a pas toujours été le cas : avant la guerre, le Liban a connu de nombreuses mobilisations autour de demandes d’ordre socio-économique menées par un mouvement syndical fort, remarquablement absent aujourd’hui.
Depuis ses débuts – le Liban se dote de son premier syndicat en 1914 – et jusqu’à l’immédiate période d’après-guerre, le mouvement syndical se caractérisait par sa forte capacité de mobilisation, qui lui a permis d’obtenir des avancées notables, par l’intermédiaire notamment de la Confédération générale des travailleurs libanais (CGTL) créée en 1958.
« En 1965, 22,3 % des travailleurs étaient syndiqués. C’est un taux important, d’autant plus si l’on compare à aujourd’hui, où seulement 5 à 7 % des travailleurs sont membres de syndicats », explique Léa Bou Khater, chercheuse au Consultation and Research Institute et maître de conférences à l'Université américaine de Beyrouth (AUB) et l'Université libano-américaine (LAU).
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L’importance du secteur industriel, quasiment réduit à néant dans le Liban d’après-guerre, a constitué l’un des moteurs des mobilisations de l’époque. « Il existait alors des zones industrielles denses, qui s’étendaient dans des régions aussi bien chrétiennes que musulmanes », raconte Ahmad Dirani, qui dirige l’Observatoire libanais des droits des travailleurs. Une transversalité de la condition ouvrière qui a permis la formulation des demandes horizontales, comme le salaire minimum, les allocations familiales ou les congés payés.
De fait, la grève la plus importante de l’époque a lieu à l’usine de Gandour en 1972, une des plus grandes du pays. Le mouvement, qui a fait deux morts chez les grévistes, a été mené par quelque 1 200 travailleurs, demandant, entre autres, l’application du relèvement salarial décrété par l’État.
Le mouvement des travailleurs est ainsi à l’origine de plusieurs avancées en matière de droits sociaux et économiques. « C’est la pression populaire des années 70 qui a permis d’appliquer les piliers de la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS), dont le décret avait été promulgué en 1963 sous le mandat de Fouad Chéhab (1958-1964) », ajoute Ahmad Dirani.
Autre réalisation notable, la réforme en 1975 de l’article 50 du code du travail, « qui permettait aux employeurs de licencier sans motif et avec un préavis très bref du code du travail. Sa nouvelle version assure une meilleure protection des travailleurs, en introduisant par exemple le concept de licenciement abusif. Cet acquis reflète la capacité des syndicats d’avant-guerre d’être porteur de changements socio-économiques », estime Sari Madi, chargé de cours à l’Université de Montréal.
Durant la guerre, le mouvement syndical est resté actif. « Ses principales demandes tournent autour de la fin du conflit confessionnel et de questions socio-économiques, comme la défense de la livre », explique Bassel Salloukh, professeur à la LAU. La CGTL réussit à organiser plusieurs mobilisations dans les années 80 et négocie avec le pouvoir une augmentation des salaires. En 1987, la CGTL lance une grève générale de cinq jours sur tout le territoire, qui sera marquée par le rassemblement symbolique fort devant le musée de plusieurs centaines de milliers de Libanais des quartiers ouest et est.
L’importance de l’action collective s’explique néanmoins aussi par l’influence des partis de gauche, dans le contexte géopolitique marqué par la guerre froide. « La prédominance du Parti communiste libanais au sein de la CGTL ainsi que d’autres partis de gauche, comme l’Organisation de l’action communiste dont la priorité était la défense des intérêts des travailleurs, explique dans une certaine mesure l’activité de la CGTL et sa capacité de mobilisation », explique Léa Bou Khater dans un article paru dans Confluences Méditerranée.
Ces syndicats de gauche s’opposent alors à de nombreux syndicats affiliés à la droite et qui représentent, de fait, les intérêts de la classe dirigeante. « De nombreux syndicats étaient financés pour contenir les syndicats communistes. Plus que d’une réelle lutte des classes et d’une rupture des relations traditionnelles permettant l’émergence d’une conscience de classe, ces mobilisations ont servi parfois d’intermédiaires entre des intérêts géopolitiques opposés », nuance ainsi la chercheuse.
Si le mouvement syndical s’inscrivait dans un clivage politique opposant gauche et droite, cette dynamique a totalement disparu après la guerre.
L’après-guerre et la neutralisation de l’action collective
La période immédiate d’après-guerre est marquée par plusieurs mobilisations syndicales. En 1992, la CGTL est à la tête de la “révolution des pneus”, un soulèvement populaire en réaction à la dévaluation de la livre qui fait chuter le cabinet d’Omar Karamé.
Mais très rapidement, alors que les politiques de reconstruction néolibérales accroissent les disparités, les protestations sociales se font extrêmement rares. En cause, le système confessionnel instauré par les accords de Taëf. « C’est un système fort qui s’appuie sur des institutions clientélistes, utilisées par l’élite confessionnelle pour fidéliser leurs communautés respectives. Il s’appuie aussi sur une idéologie forte, qui fait du lien communautaire la source essentielle de l’identité libanaise », analyse Bassel Salloukh.
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Un système qui neutralise toute possibilité d’action collective au nom de causes transversales. « L’insécurité sociale est alors considérée comme allant de soi et les problèmes sociaux ne sont plus étiquetés collectivement, mais s’expriment dorénavant en termes communautaires », explique Myriam Catusse, chargée de recherche au CNRS, à l’Iremam (Aix-Marseille).
Ainsi, au cours des années 90, plutôt qu’autour de causes sociales et économiques, c’est surtout au nom des droits civiques et politiques que l’action collective s’organise. Elle est portée par des “associations de plaidoyers” étudiées par le chercheur Karam Karam dans “Le mouvement civil au Liban”, qui centrent leurs revendications autour de thématiques comme les droits de l’homme, l’égalité entre hommes et femmes, et l’environnement.
Des syndicats sabotés
La force du système confessionnel d’après-guerre a été de neutraliser les structures syndicales, retirant ainsi aux salariés tout moyen efficace d’organisation et de diffusion des demandes socio-économiques.
Cette volonté de sabotage n’est pas nouvelle, mais elle devient systématique dans l’après-guerre. Elle s’appuie, d’une part, sur des procédés d’intimidation, orchestrés avec le soutien du régime syrien. « Au début des années 90, une réunion rassemblant tous les représentants syndicaux libanais a été organisée à Damas. Leur message était clair : aucune opposition de la part du mouvement des travailleurs ne sera tolérée », se souvient Ghassan Slaiby, proche des milieux syndicaux de l’époque. Afin de neutraliser toutes les forces dissidentes, le gouvernement prend en 1993 la décision emblématique d’interdire les manifestations publiques.
Autre technique utilisée par le pouvoir : le noyautage des syndicats. Au Liban, il est en effet possible de créer une multitude de syndicats pour une seule et même profession, à condition d’avoir l’autorisation du ministère du Travail – un contrôle du mouvement syndical par l’État qui est d’ailleurs contraire aux normes internationales de l’Organisation internationale du travail. Chaque syndicat obtient alors deux délégués au sein du conseil exécutif de la CGTL, indépendamment de son nombre d’adhérents.
« L’élite confessionnelle a ainsi créé une multitude de syndicats factices, des coquilles vides sans réels adhérents et dont les positions-clés étaient attribuées à des leaders confessionnels afin de prendre contrôle du conseil exécutif de l’intérieur », explique Nizar Hariri, professeur à l’Université Saint-Joseph.
Une technique qui s’est avérée efficace. En 1997, Élias Abu Rizq, considéré comme proche d'Émile Lahoud et par suite opposant aux politiques néolibérales de Rafic Hariri, est destitué de la présidence de la CGTL au cours d’« une sorte de coup organisé par le gouvernement pour mettre en place leur candidat, Ghanim al-Zughbi, proche du parti Amal », explique Léa Bou Khater.
« S’il était encore actif au début des années 90, le mouvement syndical perd totalement son indépendance après 1997 et devient un instrument aux mains de l’élite confessionnelle », conclut Bassel Salloukh. Une cooptation qui explique l’absence totale de représentativité de la CGTL aujourd’hui. Selon Ghassan Slaiby, « 54 % des structures syndicales sont confessionnelles et 84 % ont été créées après la guerre ».
Après 2005, le départ des Syriens aurait pu laisser davantage d’espace aux manifestations sociales. Cependant, la division entre le 8 et le 14 Mars monopolise l’action collective et le caractère partisan des revendications se fait le plus souvent au détriment de demandes socio-économiques transversales.
À partir des années 2010, dans un contexte de baisse des flux de capitaux, qui permettaient « d’étouffer l’urgence du changement économique et social », selon Léa Bou Khater, et d’assèchement de la machine clientéliste, les demandes socio-économiques effectuent un timide retour.
Ainsi en 2012, les employés de Spinneys lancent un mouvement de grève pour demander l’application d’une nouvelle grille salariale. En 2012, presque à la même période, les journaliers d’Électricité du Liban (EDL), menacés de mise à pied, entrent en grève pendant presque 100 jours consécutifs. En 2014, ils occupent pendant quatre mois le siège d’EDL. Mais la mobilisation la plus importante est celle du Comité de coordination des syndicats (CCS), créé en 2012 en dehors de la CGTL, qui a réuni plus de 200 000 fonctionnaires, enseignants du privé et du public en faveur d’une hausse des salaires et une nouvelle grille salariale.
« Ces luttes sociales, organisées en dehors des cadres syndicaux traditionnels, demeurent certes conjoncturelles et sectorialisées. Elles étaient cependant témoins d’une mise en tension des relations de pouvoir clientélistes et confessionnelles qui régulaient ces espaces de travail », explique Michèle Scala, chercheuse associée à l’Institut français du Proche-Orient et doctorante à l’Iremam.
L’avenir du mouvement
Depuis le 17 octobre 2019, on assiste, dans le sillage des printemps arabes, à « l’émergence d’un type nouveau de contestation sociale, sans leader ni structure », comme le souligne Léa Bou Khater.
Mais pour le professeur Bassel Salloukh, « la réussite du mouvement dépendra en partie de sa capacité à créer ses propres structures. Les exemples de la Tunisie et du Soudan ont montré l’importance des syndicats dans la transition de l’autoritarisme vers la démocratie ».
Deux possibilités s’offrent alors pour lui. « Créer de nouveaux syndicats et ligues indépendants ou constituer une opposition au sein de structures déjà existantes, envisage Ghassan Sleibi. Il ne s’agit pas de se doter de chefs, mais de s’organiser en réseau. C’est ce qui a manqué au soulèvement jusqu’à présent. La contestation dans la rue peut se tarir, mais le soulèvement, en tant que mouvement social, devra se doter de mécanismes pour se traduire au sein des institutions. »
Un processus qui semble se mettre en place, comme le montre dernièrement l’organisation de travailleurs au sein d’un “regroupement de professionnels” (voir encadré). L’élection de Melhem Khalaf, candidat indépendant et élu bâtonnier de l’ordre des avocats de Beyrouth, traditionnellement dominé par les partis confessionnels, témoigne également d’un soubresaut au sein des institutions existantes.« Le mouvement de contestation doit créer ses propres plates-formes », Rima Majed, chercheuse à l’AUB et membre de l’Association des professionnels Qu’est-ce que l’Association des professionnels ? Dès la première semaine du mouvement, de nombreux professionnels ont émis la volonté de s’organiser et se constituer en groupes d’intérêts. L’impulsion est venue de la rue, par des réunions sur la place, initiées tout d’abord par des enseignants de différentes universités, avant d’être rejoints par d’autres professions. C’est ainsi que l’Association des professionnels a été créée. Jusqu’à présent, l’association est composée de plusieurs groupes d’indépendants : enseignants du supérieur et du secondaire, ingénieurs, professionnels du secteur médical, du monde de l’art et de la culture, journalistes et écrivains. On compte environ une douzaine de membres par groupe. C’est un processus en cours et l’organisation est encore informelle. Pourquoi ne pas avoir rejoint les syndicats traditionnels ? Les syndicats officiels ont totalement été infiltrés par les partis confessionnels au pouvoir. La CGTL n’a d’ailleurs pris aucune position officielle par rapport au mouvement. L’Association des professionnels vise une réappropriation de ces structures syndicales. Elle a pour but d’offrir aux travailleurs un espace alternatif où ils peuvent défendre des intérêts communs, définis sur une base sociale et professionnelle, et non plus confessionnelle. Pourquoi faut-il mettre en place des structures de représentation du mouvement de contestation ? Il est impossible de représenter le mouvement dans toute sa diversité : on ne peut pas parler au nom de toute la rue. Ne pas avoir de chef a été une force au début du mouvement, mais sur la durée, cela risque de se transformer en faiblesse. Sans qu’il soit nécessaire de désigner des noms précis, le mouvement a besoin de s’organiser en groupes de pression, à même de représenter des catégories spécifiques de la population, afin de pouvoir proposer un agenda social. C’est une urgence au vu de la crise que nous traversons. C’est aussi ce que nous apprennent les expériences du Soudan et de la Tunisie, où le changement social et politique a été porté par des organisations syndicales fortes (l’Association des professionnels soudanais et l’Union générale tunisienne du travail). Dans le cas du Liban, la difficulté réside dans le fait que nous n’avons pas de structures préexistantes sur lesquelles nous appuyer. Le mouvement de contestation doit créer ses propres plates-formes, définir leurs visions et mécanismes de fonctionnement. C’est ce que l’Association des professionnels est en train de faire, mais cela demande du temps. |